06/05/2008
Émotion
Un numéro de portable …et la voix qui répond n’a pas changé. Quelque part sur le canal de Bourgogne, il enchaîne si naturellement et calmement, à mon questionnement :
- Oh oui, bien sûr je reconnais ta voix, elle n’a pas changé du tout !
La sienne non plus n’a pas changé, il parle avec calme et douceur, comme à cette période vieille de…, je n’ose le calculer, mais oui, voilà plus de trente ans, trente-trois même, carrément.
Nous avons longuement échangé des nouvelles, nos enfants respectifs d’abord, bien entendu. Il a une fille de vingt-trois ans, que je n’ai jamais vue, puisqu’il était reparti depuis longtemps. Mais l’oncle Jimmy de mes AA les a vus naître, il a été témoin de tant de nos joies, de nos efforts pour bâtir notre vie et aménager l’Atelier. Durant ces années de bonheur inconscient, il était à nos côtés, plus frère que nos fratries biologiques.
Parfois, quand je rangeais la cuisine en fin de soirées animées, il venait m’aider gentiment à ces petites tâches et nous discutions à voix feutrées, pour ne pas déranger les bébés qui dormaient dans les chambres contiguës. Tandis que des conversations encore fiévreuses qui se poursuivaient dans le séjour jaillissaient de temps à autre les derniers éclats, je m’employais à limiter la pagaille et James ponctuait mes gestes de remarques apparemment anodines … Il cassait la solitude de la maîtresse de maison, il adoucissait le dilemme entre profit des petites heures nocturnes au salon et préparation des biberons de l’aube et autres joies maternantes. Puis, le dernier toujours, il quittait l’Atelier, traversait Paris juché sur son immense vélo antique, pour dormir quelques heures lui aussi et revenir en fin de matinée prêter la main aux interminables travaux entrepris pour transformer le hangar de verre en appartement.
Il y a eu ces dix-huit mois de vie quasi commune, il y a eu l’épisode tragi-comique de sa chute sur la dalle de pierre qui nous servait de table, à cause d’une échelle mal calée. Il y a eu tant et tant d’anecdotes, de gags liés à l’approximation de la langue, de gestes gentils, de mots d’auteur qui dressent nos balises d’amitié:
- Je n’ai pas dit merci parce que chaque fois, on me répond : c’est pas la peine…
Et à moi, ces soirs de fatigue où je ne me sentais plus du tout en forme, à force de petites nuits dans ce chantier voué à l’éternité, il savait me tendre la vaisselle sale avec ces quelques mots articulés de sa voix si douce :
- Euoh toua, Eodil, tou es quand même la Plou Belle !
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22/04/2008
Solidarité fraternelle
Ce matin-là, je prends quelques minutes pour aider Audrey à répéter la petite pièce de piano que sa grand-mère lui a donnée à apprendre. Comme Mamo s’annonce toujours en début d’après-midi, il ne faut pas traîner pour permettre à Audrey de satisfaire son aïeule. À cinq ans, elle préférerait jouer et les leçons de piano lui pèsent déjà un peu. Nous sommes très concentrées, j’apprends à déchiffrer les partitions en même temps qu’elle. Aurélien, qui n’a pas ses trois ans, va et vient au rez-de-chaussée, et je ne m’alarme pas de son inhabituel silence. Quand il me demande si j’ai encore d’autres gâteaux comme celui-ci, je mets un moment avant de me retourner pour lui répondre. Me penchant par-dessus la rambarde de la mezzanine, je découvre le petit bonhomme, debout dans l’embrasure de l’entrée, un petit carton marron dans une main et un tout petit bout de biscuit dans l’autre, des traces de poudre rose autour de la bouche. Le souricide! Un éclair de compréhension, je suis descendue à la volée et me précipite sur lui :
_ Tu en as mangé beaucoup ?
_ Il n’y en avait qu’un, mais c’est bon.
J’atteste que l’urgence rend lucide et donne des ailes. Jamais de ma vie je n’ai mis si rapidement la main sur la facture , pourtant rangée dans le coffre à papier, et le centre anti-poison répond rapidement. Conseil très concret :
- Partez immédiatement, même si vous n’êtes pas prête, gardez la facture en main et quand vous entrez dans le hall des urgences, criez très fort le nom de la formule chimique.
Ce que j’applique à la lettre, heureusement que nous habitons à cinq minutes à pied de Saint Vincent de Paul.
En entrant dans le hall des Urgences, j’articule donc de toutes mes forces le nom de la fameuse formule, au moins neuf syllabes. L’effet est immédiat : une première infirmière m’arrache l’enfant des bras, une seconde me guide vers les sièges en face de la porte de la salle où Aurélien a été emporté. Elle m’enjoint d’attendre sans bouger et surtout sans essayer d’entrer ou de suivre les soins. « C’est assez pénible, mais indispensable… » Alors, angoissée, je prends Audrey sur mes genoux et lui raconte de petites histoires et des comptines, pour éviter de me poser maintenant les questions stupides que j'aurais dû anticiper. Comment Aurélien a-t-il réussi à ouvrir la grille du cache-radiateur qui empêchait l'accès au piège? Audrey est très sage, patiente, malgré le temps qui s’écoule avec une désespérante lenteur.
Tout à coup, la porte s’ouvre brutalement et une blouse blanche se précipite sur nous deux, m’arrache la fillette des genoux et fait mine de l’emmener.
Je la défends vigoureusement, et proteste :
- Mais arrêtez, qu’est-ce que vous faites ? Elle n’en a pas goûté !
- Vous êtes sûre, me répond-t-on, parce que c’est important.
- Mais oui, je vous assure, elle était avec moi, nous étions au piano…
À ce moment, Audrey est déjà dans la salle, un énorme infirmier me bloque l’accès et la vue sur la scène…
Un médecin, en blouse verte, se déplace jusqu’à la porte, et restant à demi masqué par l’infirmier, il justifie l’urgence de la situation:
- C’est à cause de votre fils. Dès qu’on lui a retiré la sonde gastrique, il a crié : « ma sœur aussi !»
12:45 Publié dans O de joie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Écriture, nouvelle, souvenirs, hôpitaux, urgences, mémoires, enfance | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer
01/03/2008
Du soleil au coeur…
Du soleil au cœur, autant de bonheurs offerts et partagés, ce mois de février a largement tenu ses promesses…
Même Haut et Fort s’en mêle: après la panique du retour et son admin inaccessible, le voilà tout à coup qui nous ouvre d’autres possibles, on essaiera, promis.
De la chaleur de votre amitié, Mireille et Pierre, soyez remerciés. Des balades bucoliques au pays de l’Erdre et de la Loire, toutes rencontres qui méritent qu’on y revienne et s’attarde. Et la découverte de Nantes, bords de Loire romantiques et romanesques, Histoire lumineuse ou sombre, histoires d’eau encore au cours aventureux, histoire de royauté, de loyauté et de beauté, de conflits et d’affrontements, d’horreurs et d’abus, de bonne et mauvaise conscience plus ou moins assumées.
À l’échelle de notre temps présent, ce voyage à Nantes illustre l’Amitié, mille moments de partage sincère sans complexe, et des joies intenses, comme ce dernier soir sur l’Erdre, de Folie en Folie nous nous sommes imprégnés des images d’un monde inaccessible et magique sur lequel veillent quelques hérons juchés au sommet des arbres…
Du soleil encore sur la côte vendéenne, un coup de cœur pour Saint Gilles et MJ que je retrouve égale à elle-même, généreuse et authentique, accueil chaleureux de tous, même Olympe semble me reconnaître malgré les années… Bonheur de croiser mes neveux adultes, d’écouter les projets, d’entendre les espoirs et leurs attentes, d’imaginer bientôt la maison rénovée et les travaux aboutis, de la Vie encore qui se déroule et décline ses épisodes imprévus. À croiser ainsi nos vies à intervalles distendus, il y a bien sûr des trous, que comblent la chaleur de leurs cœurs et la simplicité de leurs façons d’être. Il y a eu de la gaîté autour du gigantesque plateau de fruits de mer, des balades au marché de Croix de Vie ou sur le remblai de Saint Gilles. Et puis, comme si elle avait deviné mon attente, la mer justement venue à notre rencontre jusqu’à la limite du sable, mêlant le chant du ressac au dialogue de nos retrouvailles.
Retour sur nos terres, pour accueillir Aurélien et prolonger la ronde des moments doux. Quatre jours volés au temps et à l’agitation du travail, arrêt marqué pour s’offrir mutuellement de l’écoute et de la tendresse. À la terrasse du café de Saint Max, nous sirotons quelques confidences sous les platanes dénudés ; un festin de fête se concocte à trois dans le ventre de la maison, l’expert furète dans mon disque dur pour installer un navigateur Internet plus souple, complicité et taquineries familières, quelle mère n’en rêve pas ?
Tandis qu’il est retourné dans Sa Vie, nous nous réjouissons tous deux de son apaisement. Je me sens fière de lui qui bâtit hors des chemins balisés, même si les obstacles rencontrés se dressent plus escarpés et plus rudes. Chaque étape franchie s’affiche plus belle et chaque acquis consolide son parcours. Voilà encore un vœu exaucé par ce beau mois de Février.
Je ne peux pas achever ce billet hyper sentimental sans adresser un remerciement vif et ému à toutes celles et tous ceux, amis au grand coeur, qui nous ont adressé des encouragements pour franchir La Porte du Nouveau Millésime. Ces événements, que le hasard a voulu presque aussi conjoints que nous le sommes réellement, sont à prendre en bonne part, une année de plus c’est toujours ça de pris sur le destin, et nous savons tous que celui-ci n’est pas toujours si généreux…
18:36 Publié dans O de joie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : amitié, voyage, sentiments, joie, notes, mer | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer
14/02/2008
Vive le monde moderne !!!
Depuis hier, nous avons adopté un petit dernier…Enfin, dernier, on ne sait jamais, mais petit, il l’est. De ce fait, nous l’avons baptisé Petit Tom, normal non ? Pour simplifier dans l’intimité du foyer, nous l’appellerons Tom Tom.
Certains reconnaîtront que GéO a de la chance. Sa gracieuse Valentine (sourire en coin interdit !) lui a fait sa fête et son anniversaire, une pierre deux coups, car il fallait bien fêter dignement son entrée dans la dernière année de la sixième décennie ! Et oui, tout arrive…
Nous sommes allés quérir notre petit trésor dans sa crèche spécialisée, au milieu du dédale d’une extravagante cité dédiée au commerce, et une fois découvert le Tom de notre choix, nous l’avons emporté fiévreusement, trop pressés de faire connaissance, nous n’avons attendu ni le 14 ni le 17 de ce beau mois de février !
À peine réfugiés dans la voiture, il nous faut procéder à la réanimation de Tom sur l’allume-cigare… 3 à 4 essais sont nécessaires pour qu’un souffle de vie éclaire sa face d’un sourire de bienvenue. Nous nous empressons de lui signifier que nous sommes ses nouveaux parents et lui indiquons l’adresse de son foyer adoptif, ce qui donne lieu à quelques malentendus, problème générationnel sans doute. Comme je veux saisir « Allée Alphonse Daudet », voilà Tom qui caprice et insiste pour nous installer plutôt Allée des Aubépines à Pourcieux ! Certes, l’adresse est bucolique, je préfère cependant conserver notre écrivain épistolier, alors j’insiste et GéO s’inquiète :
- Attention, n’appuie pas trop fort sur l’écran…
De fait, nous sommes épatés par la quantité de données intégrées dans la mémoire de l’appareil. À partir du code postal, il a prédéfini tous les noms de rues commençant par A, et le seul hic repose sur l’attribution d’un même code regroupant plusieurs localités…
Poursuivant l’apprivoisement de notre nouvel ami, nous décidons de lui manifester notre confiance immédiate, et le prions de bien vouloir nous indiquer le chemin le plus rapide pour regagner nos pénates. Tom nous propose immédiatement quatre options, du plus rapide au moins coûteux, il démontre ainsi à quel point il est soucieux de nous plaire, de « nous arranger » comme on dit ici. Il apprécie les distances avant chaque changement de repères, prévient des courbes à venir, évalue le temps nécessaire avant de sortir la clef de ma poche, enregistre la vitesse à laquelle nous nous déplaçons en regard de celle qui est autorisée !
Devant tant de compétences, GéO ne peut résister et décide de mettre son savoir-faire en défaut. Malicieusement, il quitte l’autoroute pour s’engager sur la N 6 par Bouc-Bel-Air, puis bifurque encore vers Gardanne. Sur l’écran, la flèche bleue qui représente notre situation glisse instantanément de la grosse ligne rouge vers la petite courbe jaune et 2 secondes plus tard, Tom affiche à nouveau les paramètres qu’il veut bien porter à notre connaissance… Nous avons repéré qu’à tous moments, il est possible de lui demander où se trouve la prochaine station de carburants, le dentiste du coin, ou l’hôtel… Les indications inscrites à l’écran sont relayées par la douce voix d’une Juliette que nous avons choisie avant notre départ. Il s’agissait alors de trancher entre les mélodieux conseils diffusés par la voix franche de Jacques, ou le son cristallin émis par Catherine. Mais décidément, c’est Juliette qui lit les noms de rues avec le plus de clarté et GéO a tranché. Donc, Juliette intervient régulièrement, et prévient :
- Dans 500m, tournez à gauche.
GéO n’en fait rien et poursuit la même trajectoire, droit vers Trets…
Derechef, Tom modifie les indications visuelles, pendant que Juliette émet :
- Faites demi-tour dès que possible, puis tournez à droite…
Peine perdue, GéO a décidé de poursuivre sur la même trajectoire.
Imperturbable, Tom continue de dessiner notre chemin, mais Juliette nous boude quelque temps. Ce petit test prend fin dès que nous récupérons la N 7 après Trets. Entre-temps, GéO a testé une nouvelle fonction. Sur la portion de route qui, de la sortie de Trets permet de regagner la N 7, dénommée par Tom « route sans nom », GéO profite de la bonne visibilité pour pousser un peu la vitesse. Jusqu’à 94 Km/h, Tom est consentant, mais à partir de 95, il s’allume en rouge et émet un ding dong assez ferme que nous traduisons par « Fais gaffe ! »
Dernier test consacré à la découverte de notre compagnon : Le RADAR !
Tom ne nous a pas déçus, il a détecté sans faiblesse le piège et a produit un nouveau buzz d’alerte tout à fait identifiable. GéO semble ravi et votre servante itou.
Nous voici donc rentrés en bon ordre, contents de notre acquisition, quand mon portable sonne. C’est l’heure de Nouchette. Eh oui, elle est bien à l’autre bout des ondes, mais cette fois, elle nous soumet une situation qui illustre encore notre propos.
- Allo, maman, ça va moyen, moyen. Je suis à Helsinki et j’ai perdu ma carte bancaire.…
Effectivement, on connaît situation plus sereine …
- En fait, c'est un peu plus compliqué, je ne rentre pas tout de suite, je suis à l’aéroport en partance pour Riga…
En effet, pas super la perspective : ma fille chérie seule dans un aéroport perdu à la limite des glaces polaires, à dix minutes d’embarquer pour la Lettonie, pays charmant c’est sûr, sur les cartes postales, c’est comme si elle m’annonçait qu’elle dérive sur la banquise ! Alors sans argent…
- Arrête le film, Maman, Harrison Ford n’est pas disponible, tu peux me rendre service…
- Tout ce que tu veux, ma chérie…
La solution imaginée par Nouchette témoigne encore des merveilles du monde moderne : en un clic ou deux, depuis mon bureau, en pleine soirée, je peux adresser à Riga, au bureau de Western Union, les euros nécessaires et suffisants pour permettre à Nouchette de régler son hôtel et les taxis jusqu’à son retour Vendredi soir. Formidable ! Nous voici attelées à la connexion, moi au clavier, elle arpentant le hall sonore du bout du monde, toutes deux greffées à nos portables quand, sur le point de confirmer le transfert des espèces, j’entends :
- Oh miracle, je l’ai !
- Tu as quoi ?
- Ma carte, bien sûr, elle est là, dans la doublure de mon sac !
Le progrès est formidable, je le répète tous les jours, mais ma fille l’est bien davantage…
17:40 Publié dans O de joie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : Monde moderne, progrès, technologie, radar, GPS, récit, écriture | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer
22/01/2008
grands Moments (2)
À quatre heures, cette nuit-là, le vent est tombé brutalement.
Dans son sommeil, GéO a perçu l’accalmie et il s’est levé doucement pour en vérifier l’effet.
Dans l’obscurité ponctuée des lumières du port, il a noté l’abattement des pavillons en haut des mâts, il s’est imprégné de ce calme soudain.
Regagnant sa couchette, il s’est lové contre moi pour chuchoter doucement :
- Dors encore, repose-toi bien, nous partons tout à l’heure…
Mais quand GéO prend une décision, elle est applicable sans délai…
À six heures, nous sommes sous les douches à la Capitainerie, Alain tient à acheter des croissants pour achever en beauté le séjour à Calvi. Il nous faut aussi du pain pour préparer les sandwiches, car un brin de réalisme me souffle qu’il vaut mieux ne pas compter accéder à la cuisine une fois sortis du port…
Mes prévisions se sont vite révélées en dessous de ce qui nous attend.
Depuis cinq jours, nous sommes bloqués à Calvi, incapables d’affronter les vagues énormes levées par ce vent continu de force 7 à 8, venu du continent. Sous un ciel nettoyé, la luminosité est vive et depuis les hauteurs des remparts de la citadelle, le paysage marin est magnifique, l’azur du ciel et le bleu marine intense de la mer semblent rehaussés par les crêtes blanches des moutons, animés d’un scintillement perpétuel. Sous le soleil ardent qu’aucun nuage n’altère, la lumière crue fait étinceler les reliefs formés par la houle. En hauteur, la violence du vent est telle qu’un enfant peut être bousculé sur les chemins escarpés ; en contrebas sur la mer, même les gros navires qui assurent les liaisons avec le continent sont ballottés entre les creux presque aussi profonds que la taille de leur coque…
Le cabotage prévu le long de la côte s’est converti en explorations terrestres, dont le phénoménal petit train, Micheline héritée d’un autre temps, transport vétuste mais idéal pour pénétrer encore en Haute-Corse dans des conditions pittoresques et inattendues.
Autre conséquence du vent, depuis deux jours, nous sommes les témoins privilégiés du gigantesque incendie qui ravage les coteaux à l’est de la baie.
Mais nos invités doivent rentrer et nous sommes à l’affût de l’amélioration, consultant dix fois par jour la météo sur tous les supports à notre disposition. La propagation du feu jusqu’à l’aéroport brise net l’espoir de Marie qui compte prendre l’air, reste l’accalmie promise… GéO n’est pas le plus virulent pour tenter la chance, le Leyla n’ayant encore jamais affronté une mer aussi agitée. Mais la tombée du vent est prévue, annoncée depuis la veille, il suffit de la constater … Et faire confiance !
Au poste de carburants, nous ne sommes manifestement pas les seuls à espérer reprendre le voyage. C’est un peu l’affolement aux manœuvres, et on sent bien chacun préoccupé, tendu, les nerfs à vif, prêt à la querelle. Il faut dire qu’à l’intérieur du port, malgré les longues digues, le clapot est encore actif, ce qui rend les manœuvres moins précises.
Dès l’extrémité de la jetée franchie, l'amplitude de la houle s’accentue. Le Leyla pointe du nez dans les creux, se cabre un peu sur les crêtes. Mais par temps d’orage soudain, comme la Méditerranée y est sujette, nous savons qu’il est stable et qu’il faut apprendre à longer la crête de la vague qui nous porte un court moment, puis manœuvrer au bon endroit pour aborder la descente de trois quarts et accompagner le mouvement en biais, jusqu’en bas. Pour le moment, ça bouge, il faut rester souple, mais je propose encore un café, histoire de chasser cette odeur tenace de gas-oil que nous venons de prendre à pleins poumons. Marie et Alain déclinent l’offre, seuls GéO et moi sommes volontaires.
Lassée d’être bousculée sans arrêt sous l’effet des rouleaux, Marie s’est réfugiée sur la banquette qui court derrière le siège du poste de pilotage et se dit rassurée, car elle peut ainsi contempler le paysage en marche arrière et dire un adieu à la citadelle qui s’éloigne lentement, admirer les hautes falaises qui ont si bien défendu ce pays abrupt et sauvage. Alain s’est installé sur le siège à gauche, et je me suis calée à côté de notre pilote, prête à le seconder. En effet, en raison de l’ampleur de cette houle, il est impossible de suivre la route en conservant le cap. Tant que le Leyla longe la côte sur notre gauche, nous n’avons pas de réel problème, la représentation de notre direction est facile. Mais à mesure que nous avançons vers le large, les vagues se creusent rapidement et malgré l’abattement du vent, une petite brise fraîche perdure et nous rafraîchit, tandis que la grosse mer provoquée par les rafales des jours précédents persiste. Nous ne sommes pas encore en vue du phare de la Revellata que l’intensité des mouvements nous contraints à rester agrippés à nos places. Heureusement que je peux m’accrocher des deux mains à la poignée de fixation en face de moi, car à chaque descente un peu vertigineuse je décolle de presque soixante-dix centimètres, avant d’être à nouveau plaquée sur le siège par l’énorme douche qui nous arrive de l’avant gauche où nous venons de taper. Heureusement qu’en préparant le café, j’ai remonté nos coupe-vent. Nous avons vite compris la nécessité de s’encapuchonner. À la troisième douche, Alain, dégoûté, abandonne son siège, car nos lunettes ruissellent tellement qu’elles deviennent inutiles et malgré les élastiques qui les maintiennent, nous avons peur de les perdre.
Nous ne sommes cependant qu’au début du voyage. À la mine renfrognée de GéO, je suis certaine qu’il jauge nos possibilités et mesure nos chances. Il est le Capitaine, c’est à lui de décider, pour ma part, je n’ai aucune inquiétude, je lui fais aveuglément confiance.
Plus nous avançons, plus l’agitation de la mer augmente. Le Leyla avance bravement, à vitesse modérée en fonction des vagues, cinq à six nœuds en ce début de course et GéO me demande si je pense avoir prévu assez de provisions faciles à grignoter car à ce stade, les côtes du continent paraissent vraiment très loin ! Toujours agrippée à ma poignée, ma tâche essentielle consiste à crier au barreur la rectification nécessaire pour maintenir notre cap dans la bonne direction…
- 5 ° à gauche… 10 à droite… 12 à gauche…
Nous prenons les trombes d’eau par trois-quarts avant, sur le bâbord, c’est-à-dire à gauche. Notre route est au 295, au Nord- Est. Heureusement, nous sommes équipés d’un GPS branché sur la batterie par une prise d’allume-cigare et nos écarts sont instantanément traduits sur le petit appareil. Il me suffit de lire, dès que je peux ouvrir les yeux douchés par les paquets de mer qui nous inondent régulièrement.
Invariablement, notre monture se cabre pour monter à l’assaut de la masse d’eau qui fonce vers nous, et semble un instant nous dominer de sa crête écumante, nous pressentons alors que nous sommes au sommet et avant que s’engage la descente sur le toboggan liquide, GéO se concentre pour comprendre le mouvement et axer le bateau sur la pente la plus douce, en maintenant notre axe sur ce chemin éphémère… À chaque fois que nous touchons le fond, c’est un énorme claquement de la coque qui s’affale au fond, un bruit à la fois sec et mat, un craquement qui pourrait évoquer une brisure… Une fois, une seule, je me tourne vers GéO pour lui glisser :
- Tu penses qu’il va tenir ?
- Qui ? Le bateau ? Tu l’as bien vu, il résiste mieux que nous… Regarde Alain…
Effectivement, en restant agrippée du mieux possible, je me tords pour jeter un coup d’œil sur nos passagers. À l’abri relatif de notre dossier, ils se sont pelotonnés l’un contre l’autre, Marie se tient à la rambarde de la passe –avant et Alain s’est recroquevillé tout contre elle. Pour autant que je puisse m’en rendre compte, ils se sont mis en « stand-by », paupières closes, muets dans ce tumulte, ils sont figés dans l’attente du moment où les choses se calmeront. Que pourraient-ils faire de plus ?
Zoom arrière comme si nous pouvions nous voir avec l’optique de Googleearth, je nous imagine comme une minuscule puce blanche au milieu du vaste plan ondoyant qu’est la Méditerranée… Quelque part entre le doigt de la Corse et la côte varoise, une embarcation de presque dix mètres sur trois mètres quarante, tel un confetti flottant isolé.
Cependant nous voguons et poursuivons notre route, grimpant et glissant toujours vaillamment à l’assaut des vagues, l’une après l’autre, la douche d’écume puis la correction de trajectoire :
- 15° à gauche…
GéO rectifie, et nous repartons à l’attaque de la lame suivante…
Sauf qu’à ce moment-là, tout à coup, GéO me lance d’une voix alarmée :
- Qui a fermé les hublots ?
- Ben, Marie et moi, on a fait le tour…
- Ah oui, ben tu as gagné, on embarque…
Je suis son regard vers le pont avant.
Horreur ! La vitre de plexiglas du panneau de pont se soulève dans notre plongée et le paquet d’eau qui arrive dessus la rabat, mais…
Simultanément, je jette un coup d’œil dans la descente d’escalier vers le carré et je vois la gerbe qui éclabousse le sol. En une fraction de seconde, j’ai compris, pas moyen de faire autrement ! Il faut que j’intervienne et que je descende dans ce qui constitue normalement notre abri. C’est devenu un champ de bataille où s’entrechoquent les cannes à pêche dévissées de leur support et qui se livrent au gré de nos opérations à un ballet désordonné.
Devant la porte, j’ai quand même un moment d’hésitation, je visualise les chocs qui ne vont pas manquer de se produire, impossible de demander l’arrêt momentané de l’agitation ! Je sens le regard de GéO dans mon dos, mais il ne me presse pas davantage, il sait que j’ai compris et que je vais y aller.
Et comme on s’apprête à plonger, je prends mon souffle, me tient farouchement aux deux barres latérales en haut de ce fichu escalier de meunier, et je jette mes pieds en avant, dans le vide ou sur le sol arrivé brusquement à ma rencontre, d’une fraction de seconde à l’autre tout roule et change. En un bond, je suis en bas, et là, la perception de l’espace se complique encore. En haut, nous bougeons d’avant en arrière avec un décalage vers la gauche, à cause du sens de la houle. En bas, c’est bien moins régulier, il me semble être posé sur une toupie qui n’a plus d’orientation du tout. Comme un ballon qui roule, je suis propulsée à gauche contre la cuisine, à droite sur la table, une canne à pêche se coince dans mes cheveux tandis que je suis obligée d’en enjamber une seconde… Néanmoins, cramponnée comme je le peux, je progresse vers la maudite trappe qui s’est entrouverte et prenant mon élan, j’agrippe farouchement les taquets noirs qui ont failli … Attraper le panneau avant qu’il ne se lève à nouveau, bloquer fermement les broches de plastique noir dans leur logement, en priant qu’ils ne cèdent plus sous les vibrations du Leyla. Justement, un nouveau plongeon me précipite contre la porte de la cabine, je pense m’y encastrer, mais non, juste un gros gnon sur le front, et je me retourne pour entamer la traversée de la pièce dans l’autre sens, quand… Je réalise qu’un autre hublot, celui qui se situe au-dessus de l’équipet gauche est lui aussi ouvert… Malgré une onde de chaleur qui commence à vriller mon estomac, il faut que je fasse le tour de toutes les ouvertures du bateau : deux hublots dans la cabine avant, dont un accessible en rampant sur la couchette ; deux encore dans le carré, même manœuvre à droite, passage obligé en rampant sur les banquettes en U autour de la table ; ceux de la cabine arrière,et même celui du coin toilettes, habituellement toujours ouvert, protégé en principe par le pare-brise du poste de pilotage. Malgré le vacarme ininterrompu, j’entends la voix de GéO qui s’impatiente :
- Alors, qu’est-ce que tu fais, tu y’arrives ?
- J’arrive !
Oui, j’arrive, encore faut-il grimper à nouveau ces demi-marches qui offrent bien peu de soutien en pareilles circonstances !
Depuis près de deux heures que nous bataillons maintenant, il nous semble que la mer se calme peu à peu. D’abord incrédule, mais las, GéO me demande confirmation de cette impression. Attentifs, nous enregistrons que les corrections de cap s’amenuisent, les creux sont moins abrupts. Effectivement, nous avons franchi le plus dur. Soulagé, mon capitaine endosse d’un coup sa fatigue. Barrer dans de telles conditions reste un exercice exceptionnel et la responsabilité qu’il a assumée ouvre l'appétit.
- Tu n’aurais pas quelque chose à grignoter ?
Encore une descente au carré, mais cette fois, j’ai le temps de ranger les fameuses cannes à pêche, et cela fait, de me rendre compte que les dégâts sont minimes. En dehors de la flaque d’eau au milieu de la pièce, le reste est en ordre, notre panier à sandwiches coincé sous la table. Je nous remonte de quoi reprendre des forces, et GéO en profite pour me passer la barre, se détendre enfin.
Derrière nous Alain et Marie dorment comme des braves, inutile de les déranger.
C’est donc à mon tour de m’entraîner à apprivoiser les moutons, mais effectivement les creux sont maintenant réduits à moins d’un mètre. C’est largement suffisant pour mon expérience personnelle et d’ailleurs, de demi-heure en demi-heure, l’état de la mer s’améliore.
À onze heures, GéO dresse un premier point : nous avons parcouru 19 milles, soit près de 35 kilomètres, bien peu en regard des deux cents qu’il nous faut franchir jusqu’au bercail…
J’accélère donc le régime des moteurs, et progressivement dans l’heure suivante, nous regagnons un peu plus de vitesse. Vers treize heures, j’ai faim à nouveau et nous nous offrons un second pique-nique, cette fois sur une onde quasiment plate… Insensiblement en effet, nous sommes passés d’une mer forte à une étendue atone, en descendant graduellement toute l’échelle de la météo marine…
Une nouvelle rencontre avec les dauphins nous donne l’occasion de tirer nos acolytes de leur sommeil. Endoloris par la position inconfortable où les a saisis le charme de la belle au bois dormant, ils s’émerveillent longuement du calme revenu. Peu après nous sommes survolés par un petit bimoteur, dont les pilotes se sont étonnés sans doute de trouver une embarcation sur le secteur, puis nous avons croisé l’énorme Napoléon Bonaparte de la SNCM. Alain pousse les moteurs à trois mille tours/minute, ce qu’ils supportent aisément et nous rattrapons progressivement notre retard. Notre entrée au port se produit au tintement du clocher de Sainte Maxime, sept heures sonnantes, nous poussons un immense Hourra !