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31/03/2016

Fragments - 4

Fragment rose

Une pincée de piment

écriture, nouvelles, fragments, suite, couleurs des sentiments, vide-poche, Acl

 

Ah mon Ange! Dire que nous allons fêter nos soixante-dix ans de vie commune… Que du bonheur ! Te raconter quel homme il était ? Je ne sais même pas comment sont les autres tu sais. Je n’ai aimé que lui. Et… Je suis bien certaine qu’il me l’a rendu au centuple.

Nous nous sommes connus, voyons voir… Je crois que c’était au bal de la Saint Vincent. Il y a si longtemps. Nous étions timides en ce temps-là, mais on savait se faire comprendre sans recourir à tous vos engins modernes. Il suffisait d’observer. Nous les jeunes filles, depuis nos chaises, entourées par la parentèle qui devait nous chaperonner. Les jeunes gens, eux, se tenaient le plus souvent autour de la salle de bal, et je te prie de croire qu’ils faisaient marcher autant leurs gambettes que leurs mirettes. Il fallait se repérer discrètement… Nous les suivions du regard,   parfois en utilisant ces petits miroirs de poche qui se glissent dans le sac. Et dès que celui qui nous plaisait s’approchait, la tactique consistait à pencher la tête comme ça, tu vois ? Aïe mon cou ! Oh je ne serais même plus bonne pour draguer!

À la première danse, j’ai su tout de suite que je serais bien dans ses bras. Il sentait bon le propre, et il savait me guider adroitement, sans forcer la pression de ses mains, le pas léger. C’était une polka, donc le rythme nous empêchait de parler, mais nous avons engagé la conversation pendant qu’il me raccompagnait à notre table. Imagine le fou rire qui nous a pris en découvrant que nous portions le même prénom ! Ange et Angèle… À croire que nous étions prédestinés !

 

Quand il m’a fait sa demande, au printemps suivant, nous étions en promenade au bord de la rivière. Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous étions assis dans l’herbe. Il a profité d’un bref éloignement de ma petite sœur Adèle, qui s’était levée pour cueillir quelques fleurs des champs. Nous avions pour ainsi dire quelques minutes d’intimité.

— Angèle, il m’a dit, que dirais-tu si nous … Si je demandais ta main ?

Émue, j’ai baissé les yeux avant de répondre. J’avais le cœur battant, la bouche sèche, et mes yeux sont tombés sur… Un trèfle à quatre feuilles !

Alors, j’ai ri. Je l’ai cueilli et je lui ai répondu :

— Je crois que ça va nous porter chance !

Et les années ont passé si vite. Bien sûr, nous avons eu notre part de problèmes, les temps n’étaient pas si faciles. Mais je ne me souviens guère de moments où ça n’allait pas entre nous. Nous étions en plein accord sur l’essentiel, l’éducation des enfants, les économies à tenir, les dépenses nécessaires, les efforts … Et surtout les plaisirs. J’ai mon caractère, Ange me laissait faire comme je voulais. De mon côté, je respirais quand il partait à la pêche ou aux interminables parties de pétanque. Ça nous reposait et je n’avais pas de scrupules à lui faire changer les ampoules et à lui demander tous les petits bricolages de la maison. Peux-tu croire, en ton jeune âge, que l’équilibre des couples repose ainsi sur le respect de la complémentarité ?

Je lui faisais quand même les poches, pour faire la lessive. Lui, ça l’amusait que je connaisse ses secrets ! Je sortais de son pantalon des bricoles de rien, de la monnaie ou des porte-clefs invraisemblables,  soit-disant offerts par des clients. C’était un jeu, je faisais semblant d’être jalouse. C’était un test. Il en devenait tout miel, tout sucre… Et ça se terminait bien agréablement ! Pour éviter la routine conjugale, même si tu sais que tu pousses un peu loin le bouchon, n’hésite jamais à pimenter le quotidien.

 

 

 

 

 

 

 

 

30/03/2016

Fragments - 3

Fragment noir

Vie  cachée

écriture, nouvelle, saynète, fragments, couleurs des sentiments, Acl

 

Les morts sont tranquilles, ils ne me gênent pas. Pas de questions inutiles, pas de rébellion ni de hurlements. Dès qu’ils sont couchés à la morgue, les morts sont calmes. C’est le chaos d’avant qui est pénible, ce qui les a conduit ici. Il n’y a sans doute pas deux morts qui se ressemblent, deux façons identiques de quitter la vie, d’expirer en un dernier souffle la teneur de ce qu’on était… Un homme, une femme, faible, fort, actif ou malade, enfant confiant ou vieillard usé.

Mais tous ceux qui arrivent-là, devant moi, ont gagné la Paix.

Ce qui me pèse, c’est de les laisser seuls pour aller annoncer aux vivants qu’ils ont perdu la leur. Je vais faire irruption dans leur vie, les surprendre au milieu d’un repas, d’une réunion de travail, d’un jogging ou des courses de la semaine pour jeter au panier tout ce qui représente leur vie. D’un mot, je vais exploser leur équilibre quotidien, je vais leur donner envie de se livrer à leurs pires corvées plutôt que de m’écouter, je vais leur apparaître comme le messager du Malheur…

Avant d’accomplir cette tâche destructrice, je m’accorde un rituel. Prendre un moment et contempler les objets qui ont entouré ce corps au moment où il a sombré dans l’Inanimé. M’imprégner des derniers témoins usuels pour toucher ce qui faisait sa particularité, l’émotion d’un mot tendre écrit par une petite fille, une photo ancienne aux bords cornés, messages d’amour cachés au fond d’un portefeuille, miroir refermé pudiquement sur la détresse de celui qui s’en va. Trier ces morceaux de vie, mettre de côté le futile et retenir la délicatesse d’un trésor choisi pour emporter avec soi, comme un escargot dans sa coquille, les traces de nos liens et de nos attaches. Car nul être vivant n’est jamais tout à fait seul. Ces fragments nous livrent sa vie cachée. Même le Doudou d’un bébé pourrait raconter les peurs et les besoins d’une existence débutante. Une lampe de poche, si minuscule soit-elle, bannit les ténèbres de l’Inconnu. Une manille témoigne peut-être d’une vie sportive, mais elle représente surtout ce maillon qui nous rattache au concret, qui sauve parfois de la chute fatale. Oui, les objets racontent les vivants avant leur mort … Et l’attention que je leur porte est peut-être le premier rempart contre l’oubli.

 

 

 

29/03/2016

Fragments - 2

Fragment gris

Une chance à saisir

 
écriture, fragments, couleurs des sentiments

 

— Eh bien oui, je pars ! Et non, je n’avais pas l’intention de t’en parler. Oui j’ai retiré toutes mes économies. Il est à moi cet argent, que je sache ! Et je n’ai pas à te dire où je vais… Rends-moi mon billet de train. Sinon, de toute façon, je pars à pied !

— Arrête tes cris et tes larmes, je la connais par cœur ta comédie ! Ça fait si longtemps que tu la joues. Tu devrais apprendre à tirer d’autres ficelles ! Si tu crois que je vais me laisser émouvoir parce que tu exhibes encore ta Ventoline, comme si j’étais  responsable de ton asthme… Moi aussi, figure-toi, je me lasse. Toujours les mêmes scènes, les mêmes menaces, les mêmes refrains et les mêmes promesses que tu ne tiendras pas.

Tiens cette fois, c’est moi qui te mets au défi. Pars, puisque tu en as envie, pars et emporte  tout ce que tu veux…

— Non, je ne veux pas de tes photos, tu arrives même à faire mentir les souvenirs! Je ne veux pas non plus tes lettres, tu peux envoyer au diable ces mots inventés quand je croyais t’aimer. Je veux t’oublier et effacer ces années passées ensemble qui n’ont servi à rien. Tu as tout abîmé, je préfère repartir de zéro, sans souvenirs ni regrets. Garde tout, jette en vrac  ce que tu voudras, fais-en l’usage qu’il te plaira… Ah si,  tout de même, le trèfle à quatre feuilles,  je le conserve,  je veux au moins avoir une chance de ne jamais te revoir !

 

 

 

 

 

 

28/03/2016

Fragments - 1

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Vide-poche en couleurs

 

Fragment bleu 

Insouciant comme  un adieu à l'enfance 

— Paul, tu viens m’aider ? Je ne sais pas ce qu’il te faut, moi. Qu’est-ce que je te prépare ? Tu as une idée au moins de ce que tu veux emporter? Tu ne peux pas partir comme ça les poches vides…

— Mais si Mm’an, y’a pas de problème ! J’ai besoin de rien, je t’assure. C’est pas la peine de se charger. On peut toujours se débrouiller sur place.

— Enfin, Paul, il te faut bien quelques médicaments ! De l’aspirine, des pansements, du désinfectant… Et tiens, ta Ventoline, si tu refaisais une crise comme il y a trois ans !

— Mais il y a trois ans ! Et grâce à toi,  nous avions passé trois semaines de camping dans un brouillard épais à côté d’un parking pour camions déglingués qui puaient… Il n’y a strictement aucune raison pour qu’une situation  pareille se reproduise. Demain, je serai en montagne, à l’air pur, en train de compter les marmottes qui se réveillent ! Ta Ventoline d’ailleurs, je te conseille de la rendre au pharmacien, elle doit être périmée depuis un moment.

—   Et pour l’argent, Paul, qu’est-ce qu’on fait ? Tu as des espèces sur toi ?

—   C’est réglé tout ça, pas de souci ! Tout est prévu au refuge, je te l’ai dit cent fois.

— Et tes frais de voyage, ton billet, ton appareil photo ? Tu as de quoi m’écrire au moins ?

— Maman, j’ai vingt-huit ans, je suis majeur, vacciné, je ne vais pas t’écrire tous les jours comme à l’époque des colonies de vacances ! Tiens, je vais te dire ce que j’emporte : une lampe de poche, un jeu de manilles déjà mis de côté, quelques slips et chaussettes de rechange en plus des vêtements que je porterai et voilà ! Comme Rimbaud,  je m’en irai les poings dans mes poches crevées … et mon unique culotte avec un large trou… Ah ah.

Alors, sois sympa, garde la valise avec l’album photos complet de mon enfance, le dossier médical où sont notés mes vaccins et la date de ma première dent, les outils inutiles comme des ampoules de rechange et autres porte-clefs pour fermer une maison où je n’habite pas !

À mon retour, je sais que tu auras veillé sur ces précieux viatiques. Mais fais-moi grâce d’une chose, ma petite Maman, une seule chose mais j’y tiens : jette mes vieux doudous rapiécés. Si, un jour, j’ai un enfant, je ne veux pas encombrer ses bronches avec la poussière de vieux souvenirs !

20/03/2016

Le livre interdit

C’est un récit bien particulier qui nous est livré ici. Une sorte de double testament, amical et littéraire, puisque le livre interdit représente le dernier ouvrage de Georges Walter, décédé avant de le voir édité. Et l’on apprend de Mathieu Walter*, son fils, que c’était en fait un ouvrage commandé par Pierre Drachline, éditeur au Cherche Midi, décédé également avant la sortie du livre. Une étrange malédiction, le Livre interdit ?

Pierre Drachline avait donc confié à Georges Walter la mission de raconter l’histoire d’un livre que Kessel n’a jamais écrit. L’auteur prolixe des Cavaliers, du Lion, de l’Équipage n’a jamais pu se résoudre à écrire le « roman » de sa mère, Raïssa. Et pourtant, Kessel savait ce qu’il devait à cette femme forte, il possédait même la matière viscérale permettant de lui donner la parole, en l’occurrence le journal d’exil tenu au fil du long périple familial de Russie vers la France en passant par la route de l’Argentine, où est né Joseph. Années difficiles, combats impossibles, surmontés à force de volonté et de désir d’y croire.

Et justement, Georges Walter, se définissant lui aussi comme une sorte d’exilé hongrois, détient, non le journal de Kessel, mais la mémoire des conversations tenues entre  les deux amis. Il nous raconte ainsi l’histoire de cette amitié exceptionnelle, une fraternité à certains égards, qui unissait ces deux hommes venus d’ailleurs, aux expériences d’enfance émigrée si ressemblantes. Georges, le plus jeune, a été reconnu comme l’alter ego par Jef. Au seuil de sa propre disparition, l’écrivain journaliste relate à touches mesurées le lien unique et intime, reposant sur le sentiment d’être double, double par l’origine similaire, double par la nécessité d’écriture, double par le goût de l’ailleurs et des autres. Cette amitié à la fois nourrie de reconnaissance et d’autonomie qui permet les défis intellectuels, les joutes oratoires, les soirées très arrosées et l’inépuisable soutien amical face aux désordres intimes.

Georges Walter dessine à petits pas le cheminement des amis de Jef, qui voudrait le voir enfin solder sa dette à Raïssa, régler une bonne fois les non-dits d’une mère au destin accompli. Mais bien plus que la bataille perdue de l’écrivain confronté à sa première page désespérément blanche, résonne aussi le combat de l’homme pour sauver sa femme Michèle de ses propres démons. Les pages consacrées à cette bataille contre l’alcool nous montrent un homme capable d’amour à la miséricorde sans fin, sans jugement, jusqu’à ce silence définitif quand tombe le grand homme.

Les phrases de George Walter sonnent juste et nous donnent furieusement envie de retourner vers les ouvrages de Joseph Kessel, mais aussi vers ceux de son frère en écriture, conteur délicat et ami fidèle.

 

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Le livre interdit

Georges Walter

Éditions du Cherche Midi (Janvier 2016)

ISBN :978-2-7491-4793-2

 

* Interview à Libération en date du 29 janvier 2016 :

http://next.liberation.fr/livres/2016/01/29/le-vieux-lion...

 

07/03/2016

Brooklyn

Entre l’Irlande des années 50 et Brooklyn, où elle est pratiquement exilée, Eilis Lacey va devoir trouver sa place et le sens de sa vie. Quelle est la part du libre-arbitre pour une jeune fille d’origine très modeste, élevée par sa mère et sa sœur aînée, Rose ?

Le roman dresse d’abord le tableau sociétal d’une famille ordinaire, dans une petite ville du Sud-est de la République d’Irlande. Colm Tòibìn évoque sa ville natale,  l’emprise des traditions et du conformisme, les conventions sociales, les difficultés d’une société où le niveau de vie est laminé par la menace du chômage. Évitant tout pathos, l’auteur dresse l’état des lieux tel qu’il est ressenti par son héroïne, une toute jeune fille, admirative de l’aisance acquise par sa sœur aînée. Rose travaille et dispose d’un salaire suffisant pour aider leur mère devenue veuve très tôt. Rose incarne le futur, elle est moderne, autonome, même si en fait nous allons découvrir qu’elle se sacrifie à sa mère. Aussi presse-t-elle Eilis, comme tout le monde, de quitter la petite ville pour rejoindre Brooklyn et sa communauté irlandaise sous la tutelle morale du Père Flood pour s’offrir au moins un avenir.

Ce roman raconte la déchirure du départ, le courage d’affronter l’inconnu et la nostalgie tenace des racines coupées. Bien que situé dans les années 50, le sujet reste d’une actualité brûlante si l’on songe aux millions de personnes jetées sur les routes d’Europe en quête d’un meilleur ailleurs.

Par de très brèves allusions, l’exil économique forcé des frères Lacey en Grande-Bretagne, le poids des conventions sociales qui gèrent même les relations amoureuses, l’autorité naturellement admise de l’Église en la personne bienveillante du père Flood, Colm Tòibìn montre avec justesse combien nos choix sont entravés. Mais il offre à Eilis la force de rebondir grâce à l’autonomie de jugement que son déracinement douloureux lui apporte. Tel est le prix de l’affranchissement, et le dépassement des préjugés inhérents à chaque groupe social. L’arrivée à Brooklyn est difficile, la micro-société recréée dans la pension tenue par la veuve Kehoe semble bien rebutante avec son lot de jeunes femmes obligées au vivre ensemble sous la férule artificielle de la maîtresse des lieux. Moins naïve qu’elle apparaît aux yeux de ses co-pensionnaires, Eilis gagne progressivement sa place dans ce nouveau monde. Les tuteurs moraux que représentent le Père Flood et la veuve Kehoe sont esquissés avec subtilité, ce sont eux qui permettent en fin de compte à la jeune femme de se tracer une ligne de conduite. Jusqu’à ce qu’un drame la rappelle au pays.

Cette dernière partie du roman est poignante. À peine sortie du deuil de l’Exil, Eilis est confrontée à une autre perte, nouveau deuil qui la ramène en Irlande.   Elle y découvre à quel point sa mère, incarnation de l’ancien monde,  est pesante. Entre réconfort des retrouvailles avec ses amis, où elle bénéficie d’un regard valorisant, et culpabilité de trahir l’attente de ceux qui l’ont accueillie là-bas, que va choisir Eilis ? Ce retour à Enniscorthy   représente un nœud drastique. Eilis est tentée par le retour, déchirée par la responsabilité de la parole donnée. Jusqu’aux dernières pages, il est difficile de connaître le sort que se réserve la jeune femme. Ce sera pour elle comme pour chacun de nous, l’obligation de s’imposer un choix, si douloureux et contraignant soit-il. L’occasion pour Colm Tòibìn, qui se fonde sur sa propre expérience, de démontrer combien chaque étape franchie recèle en même temps l’impossibilité de retour en arrière.

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Brooklyn

Colm Tòibìn

Robert Laffont 2011

Et pour éd 10/18 : 201 ISBN :978-2-264-05648-1