Quelques-uns des cent regrets
Auteur : Philippe Claudel
Éditeur : Stock (2007)
Année : 2000 (Balland)
« Je revenais vers des lieux engourdis, des paysages qui me parlaient au cœur avec l’accent traînant des peines jamais guéries. J’étais un adulte ordinaire, ni plus mauvais, ni meilleur qu’un autre. Je savais derrière moi le meilleur des ans. »
Au cinquième paragraphe de l’ouvrage, le lecteur a déjà saisi la substance du récit et l’épure vers laquelle tend l’écriture de Philippe Claudel. La poésie des mots organise la nostalgie annoncée dans le titre du roman. J’ai tout de suite aimé ces phrases qui dessinent un paysage englouti sous une pluie aussi drue que les regrets du narrateur :
« Le soir lançait sur la haute colline des éclats compliqués. Des pans entiers de vergers rabougris sombraient dans des puits noirs, sous les torrents de pluie, tandis qu’un peu plus loin de vieilles vignes abandonnées entrelaçaient leurs ceps à des rangées de ronces. »
— Bon, voilà un livre à fuir comme la peste, allez-vous rétorquer, et en ce dimanche humide et brumeux de Novembre, je m’en vais quérir lecture autrement revigorante!
N’en faites rien, surtout si comme moi, vous abordez aux pages de Philippe Claudel avec un œil tout neuf, sans préjugés ; acceptez de bon cœur cette visite au pays mosellan de son enfance. Il vous promet un voyage vers l’intime, une exploration de la relation à nos origines, un retour interrogatif sur les secrets qui nous protègent.
Le narrateur revient donc pour régler les obsèques de sa mère dans la petite ville où il a été élevé. Il sait qu’il arrive trop tard pour revoir la seule figure familiale de son enfance, et déjà le remords de sa trop longue absence pèse tant sur sa conscience qu’il s’efforce de conserver ses marges salutaires :
« Il a bien fallu que je me décide. Jusque-là, je n’avais pas vraiment osé lever mes yeux sur la ville où j’avais grandi. Je craignais trop de succomber à un repentir facile, une sorte de nausée de nostalgie, aux effets connus et ravageurs mais qui, somme toute, n’ont que peu de parenté avec la sincérité des affections profondes. » ( Page 51)
Cependant ces quelques jours qui précèdent l’enterrement l’obligent à mettre sa vie d’adulte entre parenthèses. La crue de la rivière concrétise l’isolement du narrateur dans cette communauté qui lui est devenue étrangère. Sa rencontre incontournable avec le curé l’oblige à affronter les regrets qu’il aurait voulu fuir :
« Je n’ai jamais aimé les silences des curés, ni les regards qu’ils plantent dans les nôtres. Ce sont des spécialistes du silence : ils attendent que l’autre se trahisse, succombe à leur profondeur en avançant le premier mot qui dévidera la pelote entière. » ( Page 44)
De fait, ce sont les paroles de ce curé qui vont permettre à l’homme de renouer un lien ténu avec son histoire, son histoire tissée de haine familiale incomprise, une histoire qu’il n’avait jusqu’alors pas eu la maturité de saisir.
« Les gens veulent toujours savoir de quoi sont morts les morts, mais l’important n’est pas là… La vraie question, c’est pourquoi ils sont morts, et celle-là, on ne se la pose jamais… Vous êtes-vous demandé, vous, pourquoi votre mère est morte ? Je suis sûr que non ! Et pourtant, tout est là (…) Vous savez, on ne meurt pas sans raison, le jour et l’heure non plus ne tiennent pas au hasard, pas plus que le choix de la maladie ou de l’accident ; demandez-vous pourquoi votre mère est morte, et vous aurez fait un bon bout de chemin vers elle… » ( Page 45)
Le cheminement n’est pas si simple, mais Philippe Claudel connaît l’art de dresser un paysage humain assez pittoresque autour du personnage central : l’hôtelier et sa singulière épouse, le responsable des pompes funèbres et ses petites filles-fées, le chauffeur routier, et les souvenirs lancinants d’un grand-père interdit confèrent à l’intrigue des respirations et des silences qui agrémentent le déroulement des jours gris. Jamais l’auteur ne mettra des mots crus sur le secret de ses origines et de l’histoire maternelle, mais la tragédie s’inscrit en filigrane, en dentelle aussi fine que l’a été la personnalité effacée de cette victime non reconnue. Les regrets du narrateur n’en seront que plus aigus, dès lors qu’il comprend combien il s’est trompé, comment sa vision égocentrique d’adolescent a trahi la générosité du mensonge maternel.
Au lecteur de se retourner sur sa propre histoire et de vérifier s’il n’a pas lui aussi pêché par innocence contre ses ascendants. Mais là, chacun son histoire et ses regrets rémissibles…
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