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D'autres vies que la mienne

D'autres vies que la mienne

Auteur : Emmanuel Carrère

Éditeur : folio P.O.L

Année : 2009

Honnêtement, je ne peux pas dire que je n’étais pas prévenue.
Le récit que nous a livré Emmanuel Carrère est lourd, prégnant, dérangeant même. Les deux premiers soirs, après avoir constaté combien mon sommeil s’en trouvait perturbé, l’idée m’a traversée de ne plus le lire le soir, voire de l’abandonner. Et puis non, se détourner de ces trois cents pages de témoignages serait lâche et indigne. À tout prendre, il est naturel d’être déstabilisé, comme ça l’est d’être ouvert aux partages des réflexions que ce texte suscite .
Soyons encore plus claire : en découvrant les sujets abordés dans cet ouvrage, vous pourriez vous insurger contre les déferlements de malheurs annoncés et vous récriez que vous n’adhérerez ni au voyeurisme ni au pathos. C’était, je l’avoue, ma réaction première. Emmanuel Carrère n’est pas de ces esprits brillants et légers qui animent les soirées germanopratines. Néanmoins, sa démarche s’appuie sur une nécessité et une démonstration qui ont leur intérêt, après que le lecteur a fait provision de mouchoirs en papier.
« J’ai été, et je suis encore scénariste, un de mes métiers consiste à construire des situations dramatiques et une des règles de ce métier c’est qu’il ne faut pas avoir peur de l’outrance et du mélo. Je pense tout de même que je me serais interdit, dans une fiction, un tire-larmes aussi éhonté que le montage parallèle des petites filles dansant et chantant à la fête de l’école avec l’agonie de leur mère à l’hôpital. »
En quelques mois, de Noël 2004 à Juin 2005, l’auteur a été le témoin proche de deux tragédies : la première au Sri Lanka lors du tsunami gigantesque qui a ruiné les territoires bordant l’océan indien, la seconde concerne la lente agonie de sa belle-sœur. Curieusement deux décès impliquant des Juliette : la première adorable petite fille jouant sur une plage au mauvais moment, la seconde victime d’un cancer récidivant. Dans les deux cas, deux disparitions beaucoup trop précoces.
Relater plus avant ces deux situations n’a aucun intérêt, ce sont les mots de l’auteur et la rigueur implacable de son récit qui en portent la force et le sens. Emmanuel Carrère ne cache pas les réticences qu’il a surmontées pour enquêter auprès des proches, mari, parents, amis et même le collègue de la jeune femme. Il s’accroche à la nécessité du témoignage offert aux trois fillettes qui n’auront pas beaucoup de souvenirs de leur mère. Il décortique par le menu les confidences de Patrice, le mari, sur l’amour qu’il a partagé, et ce faisant, il confère à la jeune femme une incarnation, une présence qui s’ancre plus fortement que ne le présuppose le ton journalistique du récit.
Parallèlement au versant vie privée, l’écrivain ouvre une autre voie qui complète le portrait . À l’initiative du collègue de la défunte, l’auteur consigne l’amitié particulière née de leur rencontre : deux personnes affrontant des handicaps similaires, endossant des responsabilités semblables, ne pouvaient que ressentir l’autre comme un miroir et un étai. Emmanuel Carrère ménage une longue part de son ouvrage au reportage sur les liens des deux juges et leur conception de cette profession au cœur de la société. Il s’en dégage une véracité sur la nature humaine, la complexité incroyable des tissus relationnels, et l’aperçu de sentiments qu’il n’est certainement pas donné de vivre à la majorité d’entre nous. Quoiqu’il en soit, il est impossible d’oublier que l’auteur engage d’abord son appréhension de la chose, puisqu’il confesse avoir soumis son manuscrit aux intéressés.
Tel que je l’ai lu, ce récit dense et rigoureux reste un témoignage minutieux et honnête sans doute. Interdit d’accès aux dépressifs et aux personnes fragiles, même si, en fin de compte, le retour sur les forces de résilience des parents endeuillés au Sri Lanka nous convient à méditer sur la puissance de l’esprit qui structure chacun de nous.

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