15/03/2015
Meursault, contre-enquête
Parfaitement intrigant, ce titre de l’ouvrage de Kamel Daoud, un énorme clin d’œil à la littérature française du vingtième siècle et à l’un de nos écrivains emblématiques, de sorte que j’étais impatiente d’entrer en connivence. Ce roman audacieux s’offre le luxe de confronter deux regards a priori opposés sinon antagonistes, en réinsérant dans une histoire vieille de soixante-dix ans un personnage déterminant. Prendre la parole au nom d’une victime, fût-elle virtuelle, m’est apparu comme une source de réflexion et de courage. Parce qu’il faut quand même un certain culot pour greffer son premier roman sur l’un des ouvrages les plus connus de la littérature. D’emblée, Kamel Daoud embarque son lecteur dans un jeu de miroirs où le lecteur comprend qu’il va perdre ses repères : Où se situe la réalité quand les victimes fictionnelles ont le pouvoir de changer le cours de l’histoire?
Dès l’incipit, le lien est établi avec l’œuvre de référence, rien de moins que l’Étranger d’Albert Camus:
— Aujourd’hui, M’ma est encore vivante.
À moins de ne pas l’avoir jamais lu, qui pourrait ne pas reconnaître la phrase initiale du roman de Camus : Aujourd’hui maman est morte.
Kamel Daoud, écrivain contemporain algérien, place donc la barre très haute, en développant son intrigue comme une réponse parallèle à la confession du Meursault de l’écrivain français. Construit en brefs chapitres, le récit se situe dans un petit bar à l’avenir incertain puisqu’il est l’un des derniers à servir du vin, ce que Haroun, le narrateur, souligne avec malice, comme une annonce préalable des transgressions à venir. Il y poursuit chaque soir une confession adressée à un universitaire en quête de matière pour sa thèse. L’écrivain oranais connaît son Albert Camus sur le bout des doigts, et s’amuse à émailler son texte de références multiples qui ne se cantonnent pas au seul roman visé. Au fur et à mesure que prend forme le récit, Daoud ouvre des perspectives qui débordent du cadre de la simple réponse à un mythe disparu depuis longtemps.
L’idée forte du départ consiste à donner une existence concrète à la victime que Meursault cite avec condescendance comme l’Arabe, personnage négligeable dont la mort gratuite ne sert qu’à accentuer la vacuité morale du meurtrier, son incapacité à ressentir les émotions et la valeur morales de ses actes. L’auteur répond à l’anonymat incongru qu’il relève : C’est important de donner un nom à un mort, autant qu’à un nouveau-né. ( Page 32) Avec une implacabilité toute camusienne, Daoud expose progressivement une thématique bien plus large. Le roman initial, écrit en 1942, s’inscrit dans une Algérie coloniale où son monde est propre, ciselé de clarté matinale, précis, net, tracé à coups d’arômes et d’horizons. La seule ombre est celle des «Arabes », objets flous et incongrus, venus « d’autrefois » comme des fantômes avec, pour toute langue, un son de flûte. (Page 12). Mais au fil du discours émergent des considérations sur les ressauts de l’Histoire algérienne, de la guerre de Libération et ses attentes déçues à sa situation actuelle déchirée entre tentation radicaliste et laisser-faire fataliste. Et l’on comprend peu à peu que, porte-parole de son frère Moussa, la victime emblématique et pesante, Haroun raconte le sort et le destin de l’Algérie, coupable à son tour d’aveuglement et de morts absurdes: sous l’influence de M’ma, Haroun a tué une nuit un rôdeur qui s’est avéré être un colon désarmé en fuite. Par malheur, le meurtre a lieu le lendemain de la Proclamation d’Indépendance, il perd la légitimité qu’il aurait eue la veille !
Je ne te raconte pas cette histoire pour être absous « a posteriori » ou me débarrasser d’une quelconque mauvaise conscience. Que non ! À l’époque où j’ai tué, Dieu, dans ce pays, n’était pas aussi vivant et aussi pesant qu’aujourd’hui et de toute façon, je ne crains pas l’enfer. J’éprouve juste une sorte de lassitude, l’envie de dormir souvent et, parfois, un immense vertige. ( Page 97)
Ainsi Kamel Daoud renvoie dos-à-dos les protagonistes des deux romans, chaque victime recèle sa part de culpabilité. Haroun, qui se qualifie lui-même de vieil homme, transparaît comme une métaphore du destin de son pays: atteint dans l’enfance par la brutale disparition de son aîné, il se reconnaît bien davantage jouet des manipulations maternelles. Le besoin de vengeance de M’ma nourrit une folie qui pèse sur Haroun et le prive de son libre arbitre. À ce jeu de dupe, comment être certain que Moussa, dont le corps n’ a jamais pu être pleuré, est bien le mort de Meursault ? M’ma s’est-elle emparée de ce crime avoué pour donner du sens à sa solitude, aux abandons successifs de ces hommes ?
Telles des poupées gigognes, les thèmes du livre se libèrent au fil des conversations successives qu’ Haroun livre à son visiteur. Le style fluide du discours oral ne prive pas le journaliste écrivain de livrer de belles envolées poétiques : Le lendemain du meurtre, tout était intact. C’était le même été brûlant avec l’étourdissante stridulation des insectes et le soleil dur et droit planté dans le ventre de la terre. (Page 97)
Le succès de ce roman, dont le format est calqué sur celui de son modèle, ultime œillade d’un petit frère de plume à son devancier est déjà gagné. J’ai lu sur divers sites les remarques étonnantes qu’a livré l’auteur sur son rapport à la langue française, qu’il qualifie de bien vacant laissé derrière eux comme leurs maisons, par les colons en partance. Force est de constater combien ce passé pèse encore sur la conscience culturelle du pays, comme une chaise désertée par un absent dans une maison de famille, autour de laquelle chacun tourne sans pouvoir décider de se l’approprier. Et pourtant, Kamel Daoud vient de faire la preuve retentissante qu’il a sa place dans la maison littérature francophone.
Pour suivre, ce site très riche et documenté que certains d’entre vous pratiquez peut-être déjà.
http://www.contreligne.eu/2014/06/kamel-daoud-meursault-c...
Meursault, contre-enquête
Kamel Daoud
Actes Sud Mai 2014
ISBN :978-2-330-03372-9
19:23 Publié dans Livre, Sources | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : kamel daoud, littéraure francophone, littérature algérienne, référence camus, meursault contre -enquête, l'étranger droit de suite | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer
Commentaires
J'étais assez interessé par ce livre là, votre article me donne l'envie de le lire!
Écrit par : Alezandro | 15/03/2015
Tant, mieux, j'espère que vous ne serez pas déçu, mais je pense que le livre recèle encore d'autres trésors…Bonne lecture, je m'en vais de ce pas savourer un mesclun dominical assaisonné d'un soupçon de rêves à ma façon! Merci pour votre passage.
Écrit par : Ode | 15/03/2015
J'aime mieux ce que K. Daoud écrit que ce qu'il dit. Comme il vient de recevoir le Prix Goncourt du 1er roman, le journaliste a évoqué le fait qu'il aurait pu avoir le Prix Goncourt tout court. La réponse de Daoud laissait paraitre qu'il considère cela comme totalement injuste. Ce qui n'est ni très élégant, ni très juste à mon sens. J'espère qu'il ne va pas se prendre la grosse tête ;-)
Écrit par : Sibylline | 09/05/2015
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