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La tempête des Gazelles ( Histoire d'île II)

La tempête des Gazelles ( Histoire d'île II)

Auteur : Yachar Kemal

Éditeur : Gallimard

Année : 2010

Il s’agit ici du second tome d’une série appelée « Histoire d’île ». Si j’ai désiré prolonger la découverte* de cet auteur Turc né en 1923, c’est que son écriture, par son style autant que par ses thèmes, constitue un lien viscéral entre les êtres de chair et de sang qui chantent et pleurent l’Histoire par les histoires des personnages de papier.
Après « Regarde donc l’Euphrate charrier le sang, » il était difficile d’en rester à la réconciliation inattendue entre Vassilis, pêcheur turc d’origine grecque et Poyraz Musa, personnage aussi mystérieux que solitaire, originaire quant à lui de l’immense plateau anatolien, tous deux dépossédés de leurs racines par la tourmente de la guerre et la folie des lois internationales. L’histoire de l’île Fourmi devient l’emblème d’une arche de Noé où se retrouvent peu à peu des hommes et des familles contraintes à l’errance.

Au cours du premier ouvrage, Yachar Kemal avait dressé le portrait d’hommes déboussolés par les combats inhumains qui ont ravagé la vie de millions d’hommes au cours des batailles sur le front des Dardanelles ou du Caucase. Avec un talent inouï, il évoquait la rémanence de la folie meurtrière en entretenant une confusion temporelle au sein même des différentes étapes de son récit.

Ce second volet est davantage centré sur les conséquences du traité de Lausanne pour les populations de la région. C’est un fait dont nous, lecteurs occidentaux, n’avons pas réellement pris conscience. Ce fameux accord international signé le 24 juillet 1923, fonde effectivement la première République Turque. Il en délimite les frontières, mais il entérine également le premier déplacement officiel de population : près d’un million et demi d’habitants du nouveau territoire, d’origine grecque depuis parfois des siècles, voire depuis l’Antiquité, sont contraints d’abandonner leurs terres, demeures et métiers pour réintégrer la Grèce, tandis que les Grecs « restituent » environ trois cents milles personnes établies dans les îles. Ce chassé-croisé constitue un précédent inouï de déplacements de population, avec l’aval de la SDN à peine constituée. Il recèle la source de conflits encore vifs qui opposent toujours les populations arménienne, turque, kurde, grecque, crétoise ou chypriote, sans nommer évidemment toutes les peuplades nomades ou sédentaires dont les civilisations ont de tous temps coexisté dans l’immense mosaïque que formait l’Empire Ottoman. La force de Kemal est de ne pas défendre de positions politiques : ni nostalgie d’une puissance engloutie dans les démêlés du premier conflit mondial, ni glorification de la première république Turque. Au contraire, au fur et à mesure des récits entrecroisés, l’auteur souligne la distanciation infranchissable qui s’établit entre le pouvoir et la destinée des êtres. Là réside me semble-t-il le principal intérêt de ce genre d’ouvrage.

Sur l’île Fourmi arrivent donc successivement des familles hagardes, femmes, enfants, vieillards à demi morts de faim, de fatigue, de désespoir surtout. Les îliens déjà installés procurent les premiers soins, ils nourrissent, vêtent, occupent ces fantômes afin de leur redonner dignité et goût de survivre à leurs malheurs. Sur le ton des longues logorrhées qui lui sont propres, Yachar Kemal dévoilent peu à peu ou tout à trac les histoires de chacun de ces représentants d’une humanité en déroute. Chaque fois, il est question de misère, d’errance, de malversations, d’abandon forcé… Kemal force rarement le trait, il développe peu de scènes abruptes de violence complaisantes, il réserve sa verve et son goût de l’allégorie pour exalter la solidarité, la fraternité, la richesse intense du partage et de l’entraide. Les maisons abandonnées sont redistribuées, les relations avec les autorités du bourg côtier montrent le caractère improvisé des mesures de rapatriements. La vie se réorganise progressivement et une nouvelle microsociété s’agglutine autour d’un chef improvisé, Poyraz Musa dont le charisme et les qualités de meneur sont définitivement établis.
Kemal s’amuse alors en dotant son mystérieux héros de deux épicentres antagonistes : en lien avec le premier tome, le rappel de son passé tumultueux se manifeste par une menace confuse et impalpable : énigmatiques espions ou tueurs velléitaires instillent une menace troublante dans le petit paradis insulaire. Mais le trait qui fragilise réellement ce personnage héroïque se révèle d’une tout autre nature : l’arrivée sur l’île de Musa Kazim, antérieurement riche éleveur de chevaux crétois, et de ses deux filles Zehra et Necibe. Le cœur de Poyraz s’enflamme, mais l’homme est plus valeureux au combat qu’à la conquête du cœur de sa bien-aimée. Yachar Kemal gère les menées sentimentales de son personnage avec un amusement de joueur, ce qui allège heureusement la charge allégorique de l’ensemble du récit.

Car là se tient l’ambivalence de cette saga. Le ton lyrique qu’utilise fréquemment l’auteur finit par « sucrer » un peu trop la menée du récit. Entendons nous bien : il faut entrer dans les ouvrages de l’écrivain sans à priori, l’esprit ouvert et la mémoire en alerte. Ce que montre Yachar Kemal, ce qu’il démontre et développe appartient au patrimoine des Hommes de Bonne Volonté, quelles que soient leurs origines et leurs appartenances. Il faut lire Yachar Kemal comme on voyage ; au lecteur occidental d’accepter l’exubérance et la luxuriance des personnages et des situations, les circonvolutions du récit, le mélange équivoque des temps dans la narration, au final tout ce qui apparaît parfois grandiloquent à notre rigueur cartésienne. En fin de compte, la lassitude due à l’abondance d’effets peut être largement compensée par la délivrance d’un message humaniste de grande ampleur.

Vous ai-je assez alléché ? que diriez-vous d’une petite dégustation de quelques lignes, consacrée à la rencontre d’Uso, le joueur de flûte Kurde dont le portrait évoque d’autres légendes sur l’hypnotique pouvoir de la musique.…
« Uso se leva et revint peu après avec son instrument. Il s’assit en tailleur sur l’herbe qui garnissait le sol de la petite place sous les platanes. Sa femme Hacé s’assit près de lui. Retirant d’un geste lent et caressant sa flûte de son étui, Uso la frotta plusieurs fois de haut en bas, la porta à ses lèvres et souffla dedans avant de commencer à jouer. Le son de la flûte exprimait la joie et, à mesure qu’Uso jouait, cette joie allait crescendo. En peu de temps, elle s’établit dans le cœur des auditeurs et s’empara de tout leur être.Les enfants ne tenaient plus en place. Ils coururent jusqu’au rivage, grimpèrent aux arbres, dansèrent en rondes improvisées sans faire de bruit. Puis ils regagnèrent leurs places et prêtèrent une oreille attentive au son de la flûte qui s’élevait, solitaire, dans un silence de cathédrale. La mer elle-même s’était tue et les feuilles des arbres avaient cessé de bruire. Le son de la flûte s’était insinué dans la terre, la pierre, l’eau, les arbres, de sorte que toutes les créatures de l’île, insectes, oiseaux, papillons, étaient ivres de joie. » ( extrait page 423. Traduction d’ Alfred Depeyrat.)
Au son magique des mots de Kemal, n’entend-t-on pas là l’héritier du chant de l’Aède antique, sous les murs de Troie et sur les rivages de l’Odyssée ?



* C’est à Sibylline et l’équipe de http://www.lecture-ecriture.com/ que je dois cette rencontre, en mai juin dernier. Vous pouvez donc retrouver sur ce site de nombreuses œuvres de Yachar Kemal, et découvrir par la même occasion la richesse du fonds des commentaires de lecteurs déposés par une foule de lecteurs…



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