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Une gourmandise

Une gourmandise

Auteur : Muriel Barbery

Éditeur : folio

Année : 2002

Comme beaucoup d’entre nous, je procède à rebours de la chronologie pour explorer l’œuvre de certains auteurs. Il suffit en effet d’une rencontre avec un livre, et cette découverte déclenche la curiosité, le désir, l’attente…

C’est ainsi que dans notre modeste club de lectrices, nous avions toutes trois si bien apprécié L’élégance du Hérisson, de Muriel Barbery, que nous nous étions promis d’ explorer plus avant l’œuvre de l’écrivaine révélée par ce succès. Voilà qui est fait. Grâce à Audrey j’ai lu ce mois-ci Une gourmandise .

Le premier roman de Muriel Barbery a rencontré un joli succès et il le mérite. Paru en 2000, soit 6 ans avant le phénoménal succès de L’élégance…, il est déjà construit sur le principe du narrateur à la première personne, enrichi par l’opposition ou la complémentarité de plusieurs voix. Toutefois, l’ensemble de la narration s’organise autour de la pensée du personnage central, et les interventions périphériques participent au renforcement des impressions transmises au lecteur.

Une Gourmandise s’ouvre ainsi sur un premier chapitre intitulé la saveur, sous-titré Rue de Grenelle, la chambre. Toutes les brèves sections seront ainsi présentées, incluant parfois le nom du narrateur concerné, quand il ne s’agit pas d’un locuteur récurent.Ces précisions ne sont pas anodines et permettent de condenser en quelques mots les informations circonstanciées du récit. De ce fait, l’ouvrage semble hésiter entre grande nouvelle et roman, les descriptions et informations digressives étant ainsi resserrées brièvement.

Le fil narratif de l’ouvrage est somme toute ténu :
Un célèbre critique gastronomique vit ses dernières heures, isolé dans la chambre de son luxueux appartement, rue de Grenelle, ( tien tiens, déjà). À l’encontre des préoccupations que l’on prête à tout agonisant, projeter son passage dans l’autre monde ou protéger les siens, l’esprit de notre narrateur, vaticine à la recherche…du souvenir évanescent d’une certaine saveur. D’une manière tout à fait originale, l’homme revisite sa vie, non pour en préparer un jugement de valeur, mais pour en retrouver la source qui a construit sa force et sa gloire, sa motivation essentielle, sa carrière de despotique critique gastronomique.
Les quelques chapitres réservés aux voix extérieures tendent à fonder l’isolement du personnage et son repli égocentrique sur la recherche de la sensation fondatrice.

Il est possible de considérer aussi ce roman comme un portrait monochrome, éclairé de quelques témoignages peu amènes comme de rares chandelles autour d’un buffet pantagruélique. Car nous en arrivons à l’autre sujet du roman, la description et la transmission par les mots de la richesse infinie des saveurs … La cuisine dans tous ses états, ses mets et les atmosphères, les affectivités qui en découlent… Les souvenirs ne s’accrochent pas à l’évocation de liens affectifs, ce sont les réminiscences gustatives et odorantes qui génèrent les détails et la mémoire des êtres qui accompagnent les effluves évoquées. Ce qui constitue la force et la condamnation implicites de cet homme, qui n’a su aimer que l’instant éphémère où la saveur d’une substance pénètre la chair et la conscience de l’individu, le plaisir gustatif devient orgasme. Il ne peut donc durer… Voilà pourquoi il lui faut achever sa course permanente et inutile aux saveurs en retrouvant la primeur de l’originelle…
La jouissance de Muriel Barbery est évidente. Elle s’est régalée de somptueuses descriptions de mets, d’évocation culinaire réaliste, et joue d’un univers lexical ciselé avec élégance et jubilation. Le lecteur ne peut y rester insensible, évidemment. En cette période de festoiements ininterrompus, quel accompagnement festif de votre digestion à travers le filtre d’une Gourmandise dévastatrice…
Parmi les amuse-bouche tentateurs, je vous propose un petit plateau de hors- d’oeuvre, pioché page 153 de l’édition folio :
« On ne parviendra jamais à m’ôter de l’esprit que les crudités à la mayonnaise ont quelque chose de fondamentalement sexuel. La dureté du légume s’insinue dans l’onctuosité de la crème ; il n’y a pas, comme dans bien des préparations, de chimie par laquelle chacun des deux aliments perd un peu de sa nature pour épouser celle de l’autre et, comme le pain et le beurre, devenir dans l’osmose une nouvelle et merveilleuse substance. Là, la mayonnaise et les légumes restent pérennes, identiques à eux-mêmes mais, comme dans l’acte charnel, éperdus d’être ensemble. La viande, quant à elle, y récolte tout de même un gain supplémentaire ; c’est que les tissus sont friables, qu’ils s’écartèlent sous la dent et se remplissent du condiment, de telle sorte que ce que l’on mastique ainsi, sans fausse pudeur, c’est un cœur de fermeté aspergé de velouté. À cela s’ajoute la délicatesse d’une saveur étale, car la mayonnaise ne comporte aucun mordant, aucun piment et comme l’eau, étonne la bouche de sa neutralité affable ; puis les nuances exquises de la ronde légumière : piquant insolent du radis et du chou-fleur, sucré aqueux de la tomate, acidité discrète du brocoli, largesse en bouche de la carotte, anis croquant du céleri… »
Même si je ne suis pas tout à fait d’accord sur la neutralité du goût de la mayonnaise, car moi, je l’aime assez moutardée, ce qui lui donne une profondeur d’accords successifs sous le palais, peu importe, songez donc à cette osmose la prochaine fois que l’on vous servira le plat de crudités, où le rôti froid mayonnaise du dimanche soir ( grâces soient rendues à la cuisinière familiale qui mérite un peu de repos au soir du sacro-saint repas dominical !!!)
Si par curiosité vous portez vos regards sur le site suivant : muriel.barbery.net
vous découvrirez la culture nippone du couple Barbery qui convie les internautes à profiter de l’esthétisme de leurs photos de voyage, comme une prolongation de conversation. L’attrait du japon rapporté par la Renée de l’élégance du hérisson n’est donc pas un hasard mais une appropriation du personnage qui pompe la substantifique moëlle de son auteure. Ce même attrait préexiste dans Une gourmandise où nous bénéficions encore d’une leçon de découpage rituel des poissons crus. Vous aurez ainsi maintes fois l’occasion de convoquer vos propres sensations au détour des vaticinations du personnage, au fil d’évocations anachroniques. Le plus déroutant dans ce portrait reste la distance incroyable que cet homme sensuel a établi avec ses proches, mot étrangement mal employé. Car autour de lui, règne la haine et la désolation. Victime de son addiction aux saveurs, cet homme a oublié d’aimer et paradoxe extrême, ce critique censé avoir passer sa vie à communiquer ses appréciations, se révèle incapable de partage avec les siens. C’est un homme solitaire qui se meurt, un misanthrope qui retrouve in extremis le fil conducteur de son existence :
« La question ce n’est pas de manger, ce n’est pas de vivre, c’est de savoir pourquoi… » Ce qui nous laisse à nous un étrange goût de non satiété.

http://muriel.barbery.net

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