Quand la lumière décline
Auteur : Eugen Ruge
Éditeur : Les Escales
Année : Août 2012
Quand la lumière décline
Eugen Ruge
Les Escales août 2012
ISBN :978-2-36569-012-6
Titre original : In Zeiten des abnehmenden Lichts
Traduction Pierre Deshusses
Récompensé dès sa parution en 2011 par le Deutscher Buchpreis, Quand la lumière décline représente une des rares intrusion de la littérature allemande dans notre bibliosphère. Né en Oural en 1954 mais élevé en RDA, Eugen Ruge fuit dès 1988 vers l’ouest. Mathématicien de formation, il écrit néanmoins plusieurs pièces de théâtre qui lui valent une bonne renommée dans l’Allemagne réunifiée.
Imprégné de son histoire personnelle, c’est cette Allemagne de l’Est qui sert justement d’ancrage à l’étrange puzzle que constituent les points de vue différents des membres de la famille Umnitzer. À vrai dire, un arbre généalogique figure en exergue du roman, ce schéma m’est apparu fort utile, au début, tout simplement parce que Eugen Ruge a éclaté son récit à la fois dans sa chronologie et dans les perspectives narratives : à tour de rôle mais sans lien apparent, chaque membre de ces quatre générations vit des moments clés de leur histoire, entre 1952 et 2001.
La première génération concernée est formée de Wilhelm Powileit et son épouse Charlotte. Powileit est un communiste dans la ligne stalinienne, dont le rôle durant ses années d’activités reste flou. Comme sa femme Charlotte, il reste malgré le passage du temps et des épreuves un « pur et dur » de la première heure. Charlotte apparaît comme une femme de caractère. De son premier mari, Umnitzer, nous ne saurons rien, sinon qu’elle en a eu deux fils, et qu’ils ont vécu en URSS. Charlotte nourrit une sourde révolte, et les chapitres la concernant montre assez son besoin de reconnaissance, exutoire contre un passé qu’elle ne veut pas condamner, qu’elle préfère oublier… Pourtant ses fils Kurt et Werner ont subi les camps de rééducation. Si Werner y est mort, le drame reste feutré, comme effacé de la conscience collective et individuelle, jusqu’au seuil de la mort.
La seconde génération dispose d’un recul évident, même s’il n’est pas question de remise en cause définitive du socialisme. Kurt a survécu au camp, il a même rencontré dans un petit village perdu dans les steppes où il achève sa rééducation politique Irina, paysanne inculte qu’il épouse. Après quelques années d’une vie normalisée à Moscou, le couple emménage en RDA. Kurt a longuement été séparé de sa mère, leurs rapports oscillent entre fusion et rébellion. Devenu historien, Kurt pose sur le système socialiste un regard analytique. Irina quant à elle lutte pour s’adapter à cette famille qui la marginalise.
La troisième génération, Alexander ou Sacha, leur fils unique, hérite du délabrement des certitudes dans lesquelles ses aînés ont évolué. Alexandre est le personnage qui, en dépit de toutes chronologie, ouvre et ferme le récit, en 2001. Son cancer est emblématique des doutes qui rongent sa génération. En 1989, un mois avant la chute du mur, il est passé à l’ouest, trahissant profondément ses parents et grands-parents…
On s’aperçoit alors que cet événement devient le nœud de toutes les perspectives déployées à travers les différents points de vue. L’anniversaire des quatre-vingt-dix ans de Wilhelm est l’événement phare du récit, narré tour à tour par chacun des participants, y compris la vieille Nadejda Ivanovna, mère d’Irina.
Un dernier personnage, non dénué d’intérêt, incarne la quatrième génération. Markus, fils de Sacha- Alexander et de Méli, est le prototype de l’adolescent perdu… Lui n’a plus aucun repère, aucune certitude pour étayer sa construction personnelle : le divorce de ses parents, le remariage de sa mère, l’éloignement physique et intellectuel de son père sont autant de marqueurs non-éducatifs qui le livrent désemparé aux tentations suicidaires… Il représente la strate démunie de certitude de notre société actuelle.
Car finalement, le charme réel de ce roman pas si facile, c’est aussi de mettre en évidence la difficulté à être un Homme debout quand le champ des certitudes s’est effondré. Chaque génération se débat avec ses démons et jette vers la précédente un regard critique.
Ce roman aurait pu ressembler à une saga, avec le déroulé de générations d’une famille. Mais Ruge a choisi une construction en puzzle anachronique qui trouble avant que n’apparaisse en filigrane justement l’idée que chacun d’eux existe et se bat essentiellement pour imposer son individualité contre un collectivisme étouffant et castrant, malgré le confort des certitudes imposées.
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