Dix mille guitares
Auteur : Catherine Clément
Éditeur : Le Seuil
Année : février 2010
Littérature et Histoire font-elles bon ménage ?
Question récurrente, tant il n’apparaît pas évident que l’érudition nourrisse l’inspiration.
Cependant, à écouter Catherine Clément présenter son roman en février dernier, je m’étais prise de sympathie pour son phrasé spontané et direct, cette forme d’élocution sans afféterie, manière élégante de ne pas vanter son savoir… Le contraire des femmes savantes…
C’est ainsi que dix mille guitares est venu se ranger dans ma PAL d’été.
En file d’attente, bizarrement, le roman m’est apparu moins tentant. Était-ce dû à l’austérité de la couverture du Seuil ? Allons donc…
Le manque d’écho sur ce livre pourtant médiatiquement bien soutenu à sa sortie… Il faut dire que la dame a de l’entregent et des relations dans les cercles culturels, ça aide à vendre.
Enfin, par scrupule et méthode, je me suis résolue à ouvrir le livre de presque cinq cents pages. Et de fait, j’ai découvert sans effort un roman agréable et vagabond, qui présentait toutes les caractéristiques d’une balade fantaisiste dans un musée à cieux ouverts. En dessinant un nouveau tableau d’une Europe monarchique et familiale entre 1550 et 1689, Catherine Clément nous convie à revoir nos classiques et réviser nos certitudes figées par l’Histoire programmée dans nos écoles.
Voilà un premier atout.
Le second attrait du roman réside sans doute dans le point de vue adopté. Comme Alain Mabankou à l’époque des Mémoires du porc-épic, Catherine Clément confie le fil directeur de son récit à un rhinocéros, originaire d’un royaume des Indes nouvellement conquises, offert au souverain du Portugal en cette fin de XVIe siècle. À partir de cet artifice, le discours se délie et ouvre l’accès à un ton fantaisiste et ironique. Le point de vue d’un animal doté d’un organe sexuel impressionnant libère une insolence sans vulgarité, un zeste de trivialité qui donne encore du piquant aux pages de Rabelais, sans recourir à l’érotisme cru et avide dont nous sommes un tantinet saturé.
Ceci posé, me direz-vous, quel est le sujet du roman ?
En dehors des tribulations existentielles du Bada, le rhinocéros promis à l’ornementation des cours européennes, l’auteur nous intéresse tout d’abord au sort du jeune et fougueux roi du Portugal, Sébastien, neveu de Philippe II d’Espagne, petit-fils de Charles-Quint. Sébastien est présenté comme un Souverain décalé, rêvant de croisade à une époque où ces guerres sont devenues tellement obsolètes qu’il ne trouve plus de soutien chez ses parents très catholiques. Il y perdra son règne terrestre, mais le mystère de sa disparition permet à Catherine Clément d’imaginer pour lui un destin épuré et magnifié par d’autres accomplissement que le pouvoir. Le royaume Lusitanien récupéré par Philippe II, le Bada abandonné est transféré à Madrid, où il fait montre d’un si vilain caractère que…
Rien n’arrête cependant le discours d’un Bada réincarnation bavarde d’un Brahmane Bengalais. De sorte qu’à la suite des mémoires du Bada, nous pénétrons la cour de Rodolphe de Habsbourg, cousin de Sébastien, éphémère empereur Du Saint Empire Germanique, puis roi de Bohême, obsédé par les découvertes scientifiques plus que par l’exercice du pouvoir. De Vienne à Prague puis jusqu’à Stockholm, l’auteure nous entraîne dans l’Europe du XVII e siècle et les remous de l’élaboration des monarchies éclairées. Le portrait de Christine reine de Suède et ses rapports avec Descartes éclairent une période historique tourmentée. Sur fond de guerre de trente ans, Catherine Clément s’attache à démontrer combien les souverains sont déchirés entre leurs devoirs et statuts de despotes et leurs aspirations intellectuelles et spirituelles.
Si les anecdotes égaient le propos, il me semble que ce genre de roman n’appartient pas à la tradition romanesque telle que nous l’entendons habituellement. Point d’intrigue tendue ici, de suspens haletant qui pousse le lecteur à rogner ses nuits … Ce roman attaché à un contexte historique bien particulier semble davantage destiné à dresser un tableau des idées qui ont forgé une époque, et plus que cela, l’évolution incessante des sociétés, même si le propos se concentre sur quelques centres d’intérêt particulier : l’opposition entre les royaumes hyper catholiques d’Espagne et du Portugal face à l’ennemi viscéral qui se développe sur la rive opposée de la Méditerranée. Entre ses certitudes de Preux Chevalier et l’hospitalité charismatique du cheikh Abdallah, Sébastien tranche par défaut. Confronté à l’angoisse des troubles mentaux de son fils unique, Rodolphe roi despote éclairé s’en remet aux soins du Maharal, Grand Rabbin de Prague, pourtant représentant une tradition honnie. Christine de Suède abdique par fidélité envers les idéaux qu’elle revendique.
Au cours de cette balade atypique, le lecteur peut s’interroger sur la part du véridique, de l’avéré et celle de la fiction ? Catherine Clément s’en est expliquée clairement je crois. Dix mille guitares reste un ouvrage amusant et amusé qui ne prétend ni à la fresque historique ni à l’émotion romanesque. Mais il véhicule une petite musique humaniste pour nous rappeler que tous les Grands de ce monde ne sont après tout que des humains comme les autres, habillés de faiblesses et de remords, en quête de raison de vivre.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Catherine_Clément
http://www.catherine-clement.com/
Après une carrière riche, dont la création d’une bonne dizaine de livres,Catherine Clément, érudite très ouverte aux philosophies orientales, est actuellement responsable de l'Université populaire du musée du Quai Branly.
Note : 6/10
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