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Rien ne s'oppose à la nuit

Rien ne s'oppose à la nuit

Auteur : Delphine de Vigan

Éditeur : Jean Claude Lattès

Année : 17 août 2011

Il est des livres qui vous prennent par la main dès la première ligne, et l’on sait définitivement qu’ils ne vous lâcheront jamais. Le récit de Delphine de Vigan appartient à cette catégorie, même et surtout s’il contient des passages poignants, difficiles à lire parce qu’ils reflètent trop bien la douleur qui a présidé à leur élaboration.
J’avais beaucoup admiré l’écriture de l’auteure en découvrant No et moi, roman social qui a connu un réel succès public. Un récit en apparence léger mais en réalité profond et complexe. Naturellement je m’étais promis de m’intéresser à cette écrivaine douée. Quand est sorti Rien ne s’oppose à la nuit peu après, je me suis réjouie et j’ai conservé cette nouveauté pour un moment où je pourrais à loisir m’en repaître. Mais le livre achevé depuis près de trois semaines, je tarde à y revenir comme s’il s’agissait d’exhumer mes propres douleurs, mes désillusions intimes. Ne vous y trompez pas, le récit de l’auteur reste son histoire, ou plutôt celle de sa mère, déroulée de la petite enfance jusqu’à la découverte de son corps, quelques jours après son décès solitaire. Entre-temps, avec une délicatesse et une pudeur étonnantes si l’on considère le sujet, Delphine de Vigan a retracé le parcours d’une famille insolite et ordinaire à la fois, une famille où le bonheur devrait aller de soi, et dont on s’étonne qu’elle soit le théâtre de tant de coups du sort…
« Pendant des années, j’avais eu honte de ma mère devant les autres, et j’avais eu honte d’avoir honte. Pendant des années, j’avais tenté de fabriquer mes propres gestes, ma propre démarche, de m’éloigner du spectre qu’elle représentait à mes yeux… » confesse Delphine de Vigan quand elle parvient à la dernière partie du long parcours en hôpital psychiatrique de sa mère. Et pourtant, ce sont des mots d’amour qui lui viennent quand elle entame ce récit pour extirper des mythes familiaux la personne singulière qu’a été sa mère.
« Je ne sais plus quand est venue l’idée d’écrire sur ma mère, autour d’elle, ou à partir d’elle, je sais combien j’ai refusé cette idée, je l’ai tenue à distance, le plus longtemps possible (…) J’ai chassé les phrases qui me venaient au petit matin ou au détour d’un souvenir, autant de début de romans sous toutes les formes possibles dont je ne voulais pas entendre le premier mot, j’ai établi la liste des obstacles qui ne manqueraient pas de se présenter à moi et des risques non mesurables que j’encourais à entreprendre un tel chantier.
Ma mère constituait un champ trop vaste, trop sombre, trop désespéré… »
Ce décès volontaire et organisé clôt en effet la vie d’une femme bipolaire, une fée de lumière habitée par un ogre ravageur qui la détruit de l’intérieur, l’isolant sous les camisoles chimiques, la soustrayant à la tendresse et à l’amour avec une ténacité qui n’a d’égale que sa volonté de le combattre. Pour tenter de mettre à jour cette lutte et comprendre les mille détours de sa raison, pour renouer avec sa mère un lien capital, Delphine de Vigan reprend le cours de sa vie, depuis la petite enfance de Lucile, seconde fille d’une fratrie de 9 enfants, dont Liane la mère représente l’élément vital et fantaisiste, tandis que Georges le père, figure tutélaire du patriarche, faisant régner alternativement séduction et terreur, finit par apparaître plus sclérosant qu’épanouissant.
Le premier drame éclate avec la mort d’Antonin lors du tragique été de ses six ans. Delphine de Vigan revient longuement sur cette première disparition, constatant « désormais la mort d’Antonin ne serait plus qu’une onde souterraine, sismique, qui continuerait d’agir sans aucun bruit. » Car cet accident n’est que le prélude d’une suite de morts précoces, que Georges et Liane s’appliquent tous deux à rendre lisses, normales, inscrites dans le cours des choses. Cette réaction éclaire l’écrivain sur la genèse du mal-être de sa mère : « aujourd’hui je sais aussi qu’elle (ma famille) illustre comme tant d’autres familles, le pouvoir de destruction du verbe, et celui du silence. » La magnifique petite fille qu’était Lucile s’enfermait déjà dans le silence, marquée par une blessure indicible et secrète, ses tentatives de révoltes adolescentes muselées, son destin de femme scellé par les secrets et les tabous. Peu à peu, alors qu’elle essaie de se construire une vie personnelle, les failles se creusent dans le silence assourdissant d’un bonheur apparent. Jusqu’au jour où ses excentricités deviennent trop graves pour son entourage.
Dans le cours de la narration principale, la genèse d’une vie depuis ses grands-parents jusqu’à ses propres enfantements, l’écrivaine glisse ses réflexions sur ce travail d’écriture, la douleur aiguisée par les recherches, le questionnement respectueux des témoins, les membres de sa famille qui vont être touchés par les mots qu’elle posera sur le papier. La relation imbriquée de ses réflexions, loin d’entraver le récit, souligne la délicatesse de l’auteur et son humanité. Elle souligne également la fragilité de l’auteur impliqué dans l’acte d’écriture
« À mesure que j’avance, je perçois l’impact de l’écriture (et des recherches qu’elle impose), je ne peux ignorer le facteur majeur de perturbation que celle-ci représente pour moi. L’écriture me met à nu, détruit une à une mes barrières de protection, défait en silence mon périmètre de sécurité. Fallait-il que je me sente heureuse et forte et assurée pour me lancer dans pareille aventure, que j’aie le sentiment d’avoir de la marge, pour mettre ainsi à l’épreuve, comme si besoin en était, ma capacité de résistance.
À mesure que j’avance, il me tarde de revenir au présent, d’en être plus loin, de remettre les choses à leur place, dans les dossiers, dans les cartons, de redescendre ce qui doit l’être à la cave. »
De l’histoire particulière de Lucile, nous vérifions une fois de plus combien la littérature sert nos consciences et l’appréhension de notre condition. Delphine de Vigan confirme son immense talent d’exploratrice de l’âme humaine. Sans appartenir à son cercle intime, une petite voix me suggère qu’elle a satisfait ce souhait exprimé par sa sœur : « Tu le termineras sur une note positive, ton roman, parce que tu comprends, on vient tous de là. »




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