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Un Américain bien tranquille

Un Américain bien tranquille

Auteur : Graham Greene

Éditeur : Robert Laffont

Année : 1955

La personnalité de Graham Greene fascine au moins autant que ses romans, les critiques cherchent souvent à déceler dans la construction de ses personnages des balises autobiographiques ou la preuve d’une éventuelle mythomanie. Il avait fini par s’en amuser, et jouait de cette part d’ambiguïté.
Dans cette optique, quelle est la part de Greene dans le personnage de Fowler, correspondant de guerre blasé, observateur « neutre » de ce que les Français ont vécu comme la guerre d’Indochine? En ouvrant le roman, cette idée nous trotte dans la tête… Et puis bien vite, la question apparaît dénuée d’intérêt, le déroulement des caractères dans cette situation l’emporte sur la réflexion analytique.

C’est par le truchement de Thomas Fowler que Greene narre son histoire. L’astuce est habile, car le cynisme affiché du personnage, son désabusement exprimé à la première personne sont persuasifs.
Fowler attend un dénommé Pyle qui ne viendra jamais. Évidemment, Pyle est retrouvé mort et nous n’apprendrons le comment et le pourquoi qu’à la fin de l’intrigue, ma fois très bien ficelée. Alden Pyle est l’exacte antithèse de Fowler : le jeune homme arrive des USA, convaincu d’avoir une vision juste des choses; il s’implique entre les forces en présence, tire des ficelles dynamitées sans mesurer la portée de ses certitudes. Il agit dans le domaine sentimental avec les mêmes principes aveugles. Ainsi, quand il tombe amoureux de Phuong, la jeune maîtresse de Fowler, il endosse d’abord le rôle du preux chevalier loyal pour disputer au vieux routard désabusé la possession de la belle. À travers le témoignage de Fowler, qui se voit obligé de s’interroger sur la véritable nature des sentiments qui le lient à Phuong, nous réalisons que l’amour de Pyle est tout aussi trompeur et inadapté. Envisager de déraciner Phuong en l’épousant aux USA est aussi utopiste que la fausse promesse de mariage que Fowler a consenti pour apaiser les revendications de la famille de Phuong.
La vie privée des personnages ressemble donc aux méandres du conflit : on s’observe, on se jauge, on se défit, malgré l’amitié et le respect que créent les situations dangereuses. L’ambiguïté des relations humaines éclate dans la rivalité amoureuse de Fowler et Pyle, alors que les deux hommes partagent néanmoins d’étranges et redoutables expériences sur le terrain des combats. Greene ponctue leurs échanges de réflexions douces-amères qui soulignent l’extrême complexité des personnages :
« Le temps prend sa revanche, mais les revanches sentent bien souvent l’aigre : ne ferions-nous pas mieux, les uns et les autres, de renoncer à comprendre, d’accepter le fait qu’aucun être humain n’en comprendra jamais un autre, la femme son mari, l’amant sa maîtresse, les parents leurs enfants ? Mais peut-être est-ce pour cela que les hommes ont inventé Dieu… Un être capable de comprendre. Si j’avais le désir de comprendre ou d’être compris, peut-être arriverai-je à me monter le coup jusqu’à croire en lui, mais je suis reporter ; Dieu n’existe que pour les éditorialistes. »
Par cette pirouette, (Fowler s’est vu proposé de rentrer en Angleterre pour être promu à la fonction), Greene souligne la défaite ultime des hommes : personne n’est vraiment apte à délivrer le monde de ses démons, et le retranchement railleur, cynique , désabusé du narrateur apparaît comme une défense contre l’inévitable faillite de chacun.
En ce sens, un Américain bien tranquille est un roman noir.
D’autant plus sombre que le décor qui sert d’écrin à cette relation trouble est aussi brouillé que le pays, déchiré par la guerre de décolonisation que mènent les rebelles marxistes au Nord. Cette guerre a déjà des allures de guérilla urbaine autant que d’enlisement dans un paysage tropical hostile. À maintes reprises, Greene excelle à montrer les Occidentaux désarmés au sens propre comme dans l’acception morale du terme par l’obstacle de la civilisation, la barrière des langues, les rites et les us qui régissent une société ancestrale imperméable aux lois européennes. Par touches insidieuses, l’auteur induit la défaite française et l’erreur stratégique des Américains représentés par Pyle, dont la supposée troisième force ne pourra que contribuer à corrompre les clans en présence.
« On sortait des rizières de la zone française pour entrer dans les rizières des Hoa Haos, et de là dans celles des caodaïstes qui étaient généralement en guerre avec les Hoa Haos : la seule chose qui changeait était le drapeau hissé sur les tours de guet. ( …) Les automobiles qui filaient près d’eux si vite appartenaient à un autre monde. »

En fait, revenir aux romans de Graham Greene revient à remonter dans le passé, pour s’apercevoir que l’Histoire est un perpétuel recommencement, que ce conflit-là n’était que le début d’une longue page de défaites et de désillusions auxquelles l’Occident s’est frotté au cours du XXème siècle. La décolonisation de l’Indochine au début des années 1950 a servi de préambule aux « événements » d’Algérie comme au conflit américano-vietnamien vingt ans plus tard. La lectrice née en ces années-là ne peut que retourner mentalement aux souvenirs confus et imprécis de tension quand les adultes s’isolaient pour lire les journaux ou écouter les nouvelles à la radio, nous jugeant trop jeunes pour comprendre..
Mais l’Histoire a donné raison à Graham Greene, qui publia son roman en 1955, bien avant l’engagement des troupes américaines dans le bourbier vietnamien :
« Eux non plus ne croient à rien. Vous et vos semblables, vous essayez de faire une guerre avec l’aide de gens qui ne s’y intéressent pas du tout.
— Ils ne veulent pas du communisme.
— Ils veulent une ration de riz suffisante, dis-je. Ils ne veulent pas recevoir de coups de fusil. Ils veulent que chaque jour soit à peu près semblable aux précédents. Ils ne veulent pas que nos peaux blanches se mêlent de leur apprendre ce qu’ils veulent.
— Si l’Indochine est perdue…
— Je connais le disque : le Siam sera perdu, l’Indonésie sera perdue. Qu’est-ce-que signifie : perdu ? Si je croyais à vote Dieu et à la vie future, je parierais ma harpe céleste contre votre couronne dorée que dans cinq cents ans New York et Londres n’existeront peut-être plus, mais qu’ici, dans ces champs, ces gens feront pousser le riz, coiffés de leurs chapeaux coniques ; ils porteront leurs produits au marché sur de longs balanciers. Les petits garçons chevaucheront les buffles. J’aime les buffles, ils n’aiment pas notre odeur, l’odeur des Européens. Et n’oubliez pas que, du point de vue du buffle, vous êtes aussi u Européen.
— Ils seront forcés de croire ce qu’on leur dira, ils n’auront pas la liberté de penser librement.
— La pensée est un luxe. Croyez-vous que le paysan s’installe pour penser à Dieu et à la démocratie quand il rentre le soir dans sa hutte de pisé ? »

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