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La mise à nu des époux Ransome

La mise à nu des époux Ransome

Auteur : Alan Bennett

Éditeur : folio ( Denoël)

Année : 2010

Mr et Mrs Ransome incarnent la quintessence de la bourgeoisie londonienne, coincée entre conformisme et snobisme primaire. Leur vie de couple est tellement réglée depuis des lustres qu’ils ne s’aperçoivent même pas qu’ils ne se parlent plus, ne se connaissent plus. L’habitude les a rendus sourds et aveugles à la dissolution de leurs relations. Jusqu’au jour où un événement extraordinaire bouleverse l’ordonnancement de cette vie robotique.
En rentrant d’une soirée à l’opéra (Ah Mozart !), les Ransome découvrent leur appartement vide. Leur mésaventure ne ressemble pas cependant à un cambriolage ordinaire, avec porte ou fenêtre fracturée, meubles éventrés, lingerie souillée abandonnée sur le sol. Leur appartement est totalement vide : plus de meubles, de rideaux, de matériel culinaire, de vêtements, pas même une feuille de papier toilette !
Le désarroi engendré par le choc donne lieu à quelques scènes absurdes, comme celle où Mr Ransome est obligé de partir à la recherche d’une cabine téléphonique pour appeler la police. Alan Bennett ne se prive pas alors de mettre en scène un échange ubuesque avec les services de secours.

De son côté, Mrs Ransome est d’abord fort ébranlée : « Il était plus d’une heure du matin lorsque Mr Ransome regagna son domicile. Mrs Ransome, qui commençait à se ressaisir, se trouvait dans la pièce qui avait été leur chambre, assise le dos au mur à l’endroit où elle se serait normalement allongée si leur lit n’avait pas disparu. Elle avait abondamment pleuré pendant l’absence de Mr Ransome, mais avait désormais séché ses larmes et décidé de prendre les choses du bon côté.
- Je te croyais mort, dit-elle à son mari.
- Mort ? Pourquoi ?
- Un malheur n’arrive jamais seul. »
Alors que son époux, avoué de profession, rationalise le désastre et reprend peu à peu le cours de sa méticuleuse existence, Mrs Ransome se doit de reconstituer le cadre de leur home. Elle s’aperçoit alors que la disparition de leur mobilier lui apparaît comme un soulagement. L’effacement de leur cadre de vie lui ouvre des horizons nouveaux : elle entreprend l’exploration de magasins où elle n’aurait jamais mis les pieds auparavant; sacrilège, elle achète un fauteuil à bascule en rotin qui lui procure la douceur d’un confort inattendu… Elle réalise qu’elle se perçoit indépendante des marqueurs de sa caste, et en tire une satisfaction grandissante. Le vide total des lieux devient l’aventure de sa vie. « …À l’occasion, elle retournait dans la boutique (du commerçant Anwar, critiqué par son époux) et s’achetait une mangue ou une papaye pour le déjeuner : modestes aventures il est vrai, mais qui n’en constituaient pas moins autant d’infractions, de timides explorations, et dont – ne le connaissant que trop - elle s’abstint de révéler l’existence à son époux. » ( Page 33)
Vient le moment où le mystère s’éclaircit néanmoins. Par quel hasard curieux notre exploratrice détient le bout du fil à dénouer, je passerai sous silence les circonstances de l’imbroglio, car Alan Bennett a concocté là un curieux tour de passe-passe. Il nous montre par là le peu d’intérêt qu’il accorde à la vraisemblance du ressort, puisque très vite ce sont les effets rencontrés lors de la réintégration dans leur univers antérieur qui suscitent notre curiosité. Fidèle à sa récente philosophie de vie, Mrs Ransome aménage le décor en synthétisant ses désirs ; elle positive, tandis que Mr Ransome « n’avait pas tiré un grand bénéfice de toute cette histoire. Visiblement imperméable aux événements, il n’avait ni évolué, ni gagné en stature, contrairement à son épouse ». Mais un jour, il est victime d’une attaque cérébrale, en fâcheuse posture « une cassette dans une main, une photo cochonne dans l’autre. L’exemplaire du Turbot gisait ouvert à côté de lui. Mr Ransome était resté conscient mais ne pouvait bouger. »( P 110).
Ce fatal accident devient le déclencheur qui permet de comprendre pourquoi les Ransome en sont arrivés à mener leur vie en parallèle : la résolution du deuil de leur petit Donald, l’enfant qu’ils n’auront pas pu voir grandir, et le repli sur les jardins secrets. L’épisode de la cassette, autre moment drolatique du partage du couple, permet de donner enfin à Maurice Ransome sa posture d’homme comme les autres. Et pour ma part, j’ai été touchée par l’attitude et la tendresse, certes maladroite et fatale, mais bien réelle avec laquelle Mrs Ransome l’accompagne dans sa dernière audition de Dame Kiri Te Kanawa. (Ah Mozart !) C’est à ce moment ultime que Mr Ransome retrouve son prénom, Maurice. Pour sa part, Mrs Ransome n’est prénommée Rosemary qu’une seule fois, au cours de l’entretien qui lui est accordée par la psychologue chargée de l’aider à surmonter le traumatisme généré par la situation : Alan Bennett suggère-t-il ainsi que seule la détresse parvient à casser la rigidité du conformisme, ce qui permet aux individus de réintégrer leur humanité.
Fidèle à lui-même, Alan Bennett pratique un humour caustique qui fait mouche. Il manie à merveille la dérision pince sans rire qui définit si bien l’esprit britannique. Il y mêle une distanciation par l’absurde qui relève à point l’ironie de la critique sociale. Ce point de vue distancié n’en est que plus décapant.

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