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10/10/2015

Chien de printemps

Entrer dans l’univers de Patrick Modiano, c’est ouvrir une quête,   une recherche d’identité jamais facile à cerner, jamais évidente, jamais achevée. Cette fois, c’est le témoignage du narrateur, jeune homme admiratif de l’œuvre d’un photographe professionnel  qui a pris un cliché du couple qu’il formait alors un après-midi dans un café. De la vie du narrateur, nous ne saurons guère plus, si ce n’est son ambition naissante de devenir écrivain.

Comme souvent chez Modiano, c’est une photo retrouvée trente ans plus tard qui suscite le besoin de reconstituer le puzzle d’une vie. Photographe renommé, Francis Jansen a quitté Paris comme on fuit, au printemps 1964.  Quelques temps plus tôt, il avait fait la connaissance du narrateur qui s’était proposé de dresser un catalogue des photographies entassées négligemment  dans trois valises déposées dans un coin de son  atelier.

Amitié soudaine ou filiation en filigrane ? Modiano aime laisser planer un doute sur ces hommes solitaires, tentés par l’aspiration du néant.  À l’aide de souvenirs arrachés d’un passé déjà lointain — trente ans c’est la mémoire à long terme— le narrateur tente de reconstituer cet itinéraire particulier à un période charnière pour les deux hommes. Qu’est-ce qui a réellement pu pousser Jansen à s’effacer de la société où son travail était reconnu et ses conquêtes féminines faciles ?  Qu’est-ce qui fait surgir dans la conscience du narrateur un parallèle entre la vie de cet aîné à  peine connu et sa propre pérennité ?

Puzzle remonté pièce à pièce, des souvenirs  ressurgissent, circonstances et incidents, personnalités rencontrées gravitant autour du personnage, essayant de retenir celui qui est déjà un fantôme en voie d’effacement. Si Jansen fuit, ce n’est pas seulement à cause des imbroglios liés à ses histoires sentimentales.  D’ailleurs, quand il fuit sa maîtresse Nicole à cause du mari belliqueux, le photographe  n’a pas la part glorieuse. Mais justement, ce décalage nécessaire permet de mieux saisir à quel point Jansen n’est déjà plus impliqué dans sa propre existence.

Ce soir-là, il semblait brusquement intrigué par ma démarche. Je lui avais répondu que ces photos avaient un intérêt documentaire puisqu’elles témoignaient de gens et de choses disparus. Il avait haussé les épaules.

— Je ne supporte plus de les voir…

Il avait pris un ton grave que je ne lui connaissais pas :

— Vous comprenez, mon petit, c’est comme si chacune de ces photos  était pour moi un remords… Il vaut mieux faire table rase… » (Page 24)

Modiano écrit comme les impressionnistes peignaient. De touches en touches, indéfinies et floues, il fait apparaître le vivant, l’émotion, la vibration des êtres qui doutent. Un photographe fixant les tragédies du monde sur ses pellicules, un écrivain tentant de mettre en mots les destins des hommes, des créateurs que la réalité dévore parce qu’eux seuls ont pris le temps d’en  voir les incohérences. 

Ce roman de Patrick Modiano n’est certes pas l’un des plus connus, mais il m’est apparu comme l’un des plus touchants, peut-être parce qu’on ne peut s’empêcher d’y transposer à chaque page la silhouette  désormais célèbre de l’auteur à l’imperméable.

 

Quelques extraits significatifs:

Page 117 : «  J’allais disparaître dans ce jardin, parmi la foule du lundi de Pâques. Les efforts que j’avais fournis depuis  trente ans pour exercer un métier, donner une cohérence à ma vie, (…) Toute cette tension se relâchait brusquement. C’était fini.  Je n’étais plus rien. Tout à l’heure, je me glisserais hors de ce jardin en direction d’une station de métro, puis d’une gare ou d’un port. À la fermeture des grilles, il ne resterait de moi que l’imperméable que je portais, roulé en boule, sur un banc. » ( Pages 117-118)

Dernière phrase du roman : « Il m’a dit qu’au bout d’un certain nombre d’années nous acceptons une vérité que nous pressentions mais que nous nous cachions à nous-même par insouciance ou lâcheté : un frère, un double est mort à notre place à une date et dans un lieu inconnus et son ombre finit par se confondre avec nous. »Page 121

 

 

Patrick Modiano, chien de printemps, roman français, littérature contemporaine, quête d'identité

 

Chien de printemps

Patrick Modiano

Points poche (le Seuil 1993)

ISBN : 978-2-02-025260-7