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Journal d'un corps

Journal d'un corps

Auteur : Daniel Pennac

Éditeur : Gallimard

Année : 2012 Janvieer

Curieux défi que s’est lancé Daniel Pennac en imaginant de retracer une vie d’homme à travers ce journal d’un corps. Voilà pourtant bien des décennies que nous sommes formatés à considérer nos ressentis cérébraux comme nos seules vérités. On pourrait donc penser que le fil conducteur avancé par l’écrivain sera vain, lourd, et d’un intérêt limité.
Daniel Pennac, auteur à la verve gouleyante et plutôt ironique, ne pouvait pas se piéger aussi aisément. Il s’octroie d’entrée de jeu le recul du narrateur qui relate la vie d’un autre, ce qui lui permettra au passage de mener la vie du personnage jusqu’à… L’ultime moment. Or, c’est bien la question qui pose l’intime et dernière question à chacun d’entre nous : comment cela va-t-il se passer ? N’est-ce pas là que se niche notre ultime angoisse, pauvres consciences qui savons que nous n’échapperons pas au sort commun ?

Dès la page 31, le propriétaire du corps, le « Je» de la narration précise ses intentions : « je veux écrire le journal de mon corps parce que tout le monde parle d’autre chose. » Ce n’est pas une manière gratuite de faire « original ». Il s’agit au contraire de marquer la réappropriation du corps parce qu’il est, dans cette famille, un élément nié, jugé dégoûtant, et dont il est inconvenant de parler. Cette réflexion fera écho chez de nombreux lecteurs occidentaux, où la plupart des fonctions du corps sont considérées comme un sujet de conversation indécent. Pennac jubile manifestement à contrevenir au code de bonne conduite sociale, mais ce serait superficiel d’arrêter notre lecture à ces seules réjouissances, frisent-elles les incartades scatologiques. La malice de Pennac dépasse ce stade pré pubertaire.
Le lecteur suit les efforts du narrateur pour se « faire » un corps, et pourquoi, à l’image d’un père gazé de la grande guerre, il a besoin de cette confrontation à son image d’écorché. De l’abord à l’âge d’homme, ce farceur nous convie à une partie de « jeu de l’oie du dépucelage » qui vaut son pesant d’images jubilatoires. Nul doute que tout adolescent encombré des manifestations nouvelles de ses sens y trouvera matière à se décomplexer.

Avec l’habileté de son art, Pennac ajuste les ellipses nécessaires à ce « journal » méticuleux. Le déroulement du récit nous permet de suivre le personnage du narrateur tout au long des étapes qui marquent forcément la vie d’un homme. En l’occurrence, c’est aussi une re-lecture de l’histoire de son temps qui est sous-jacente à la trajectoire de sa vie, même si la manière de l’évoquer passe toujours par l’observation de ses réactions physiques : Pennac parle au nom du corps, mais l’astuce sert aussi à noter les ressentis psychologiques:
P 116-117 : « … Ce que c’est que l’héroïsme, tout de même ! Après deux ans d’interruption, ce sont des larmes que je veux noter d’abord ici. Ce matin, j’ai effectivement versé toutes les larmes de mon corps. Il serait plus juste de dire que mon corps a versé toutes les larmes accumulées par mon esprit pendant cette invraisemblable tuerie. La quantité de soi que les larmes éliminent ! En pleurant, on se vide infiniment plus qu’en pissant, on se nettoie infiniment mieux qu’en plongeant dans le lac le plus pur, on dépose le fardeau de l’esprit sur le quai d’arrivée. Une fois l’âme liquéfiée, on peut célébrer les retrouvailles avec le corps. »

Tout en s’en défendant, Pennac souligne les relations entre les failles physiques et les crises cérébrales qui mobilisent nos organismes. Le constat n’est pas neuf, et tout lecteur y retrouvera ses propres observations : en avoir plein le dos, épistaxis de l’épuisement, dermatites du ras-le-bol… Maladies somatiques ou pas accompagnent nos hauts et nos bas. Les annotations épisodiques du récit jettent un regard à peine ironique sur nos névroses ordinaires :
« Comme l’avait prédit la psychiatre, trois mois ont passé et je me suis habitué à mon acouphène. La plupart de nos peurs physiques ont ceci de commun avec nos miasmes qu’on les oublie une fois le vent passé. (P 224)☺
Mes acouphènes, mes aigreurs, mon angoisse, mon épistaxis, mes insomnies… Mes propriétés, en somme. Que nous sommes quelques millions à partager.( P 225) »

Pennac et son narrateur en arrivent ainsi à poser un regard bienveillant mais lucide sur nos petites manies rassurantes : « Certaines maladies, par la terreur qu’elles inspirent, ont la vertu de nous faire supporter les autres. La propension à envisager le pire pour accepter le contingent est au menu de nombreuses conversations chez les gens de ma génération. (…) On craignait une maladie d’Alzheimer, par bonheur ce n’était qu’une dépression. Ouf ! L’honneur est sauf. T.S. n’en finira pas moins fada, mais il ne sera pas dit qu’Aloïs aura eu sa peau. (P 300). »
L’autodérision et cette tendre ironie permettent d’ailleurs d’appréhender l’échéance finale en anticipant le détachement qui adoucit la déchirure fatale. Ces observations clairvoyantes n’ont rien d’amer, elles s’avèrent au contraire dans la fréquentation des parents très âgés : « Si ces enfants ne doutent pas de nous revoir c’est qu’ils nous connaissent depuis toujours. Enfants, nous ne voyons pas les adultes vieillir ; c’est grandir qui nous intéressent, nous autre, et les adultes ne grandissent pas, ils sont confits dans leur maturité. Les vieillards non plus ne grandissent pas, eux, ils sont vieux de naissance, la nôtre. »(p377)
Il faut devenir très vieux soi-même pour assister au vieillissement des autres. C’est un triste privilège que de voir le temps bouleverser le corps de nos enfants et de nos petits-enfants. J’ai passé ces quarante dernières années à voir les miens changer.(P 378) »

Et c’est un homme en pleine possession de son libre-arbitre qui conclut :
« Plus de transfusion. On ne vit pas éternellement aux crochets de l’humanité. (»P 381)




Curieux défi que s’est lancé Daniel Pennac en imaginant de retracer une vie d’homme à travers ce journal d’un corps. Voilà pourtant bien des décennies que nous sommes formatés à considérer nos ressentis cérébraux comme nos seules vérités. On pourrait donc penser que le fil conducteur avancé par l’écrivain sera vain, lourd, et d’un intérêt limité.
Daniel Pennac, auteur à la verve gouleyante et plutôt ironique, ne pouvait pas se piéger aussi aisément. Il s’octroie d’entrée de jeu le recul du narrateur qui relate la vie d’un autre, ce qui lui permettra au passage de mener la vie du personnage jusqu’à… L’ultime moment. Or, c’est bien la question qui pose l’intime et dernière question à chacun d’entre nous : comment cela va-t-il se passer ? N’est-ce pas là que se niche notre ultime angoisse, pauvres consciences qui savons que nous n’échapperons pas au sort commun ?

Dès la page 31, le propriétaire du corps, le « Je» de la narration précise ses intentions : « je veux écrire le journal de mon corps parce que tout le monde parle d’autre chose. » Ce n’est pas une manière gratuite de faire « original ». Il s’agit au contraire de marquer la réappropriation du corps parce qu’il est, dans cette famille, un élément nié, jugé dégoûtant, et dont il est inconvenant de parler. Cette réflexion fera écho chez de nombreux lecteurs occidentaux, où la plupart des fonctions du corps sont considérées comme un sujet de conversation indécent. Pennac jubile manifestement à contrevenir au code de bonne conduite sociale, mais ce serait superficiel d’arrêter notre lecture à ces seules réjouissances, frisent-elles les incartades scatologiques. La malice de Pennac dépasse ce stade pré pubertaire.
Le lecteur suit les efforts du narrateur pour se « faire » un corps, et pourquoi, à l’image d’un père gazé de la grande guerre, il a besoin de cette confrontation à son image d’écorché. De l’abord à l’âge d’homme, ce farceur nous convie à une partie de « jeu de l’oie du dépucelage » qui vaut son pesant d’images jubilatoires. Nul doute que tout adolescent encombré des manifestations nouvelles de ses sens y trouvera matière à se décomplexer.

Avec l’habileté de son art, Pennac ajuste les ellipses nécessaires à ce « journal » méticuleux. Le déroulement du récit nous permet de suivre le personnage du narrateur tout au long des étapes qui marquent forcément la vie d’un homme. En l’occurrence, c’est aussi une re-lecture de l’histoire de son temps qui est sous-jacente à la trajectoire de sa vie, même si la manière de l’évoquer passe toujours par l’observation de ses réactions physiques : Pennac parle au nom du corps, mais l’astuce sert aussi à noter les ressentis psychologiques:
P 116-117 : « … Ce que c’est que l’héroïsme, tout de même ! Après deux ans d’interruption, ce sont des larmes que je veux noter d’abord ici. Ce matin, j’ai effectivement versé toutes les larmes de mon corps. Il serait plus juste de dire que mon corps a versé toutes les larmes accumulées par mon esprit pendant cette invraisemblable tuerie. La quantité de soi que les larmes éliminent ! En pleurant, on se vide infiniment plus qu’en pissant, on se nettoie infiniment mieux qu’en plongeant dans le lac le plus pur, on dépose le fardeau de l’esprit sur le quai d’arrivée. Une fois l’âme liquéfiée, on peut célébrer les retrouvailles avec le corps. »

Tout en s’en défendant, Pennac souligne les relations entre les failles physiques et les crises cérébrales qui mobilisent nos organismes. Le constat n’est pas neuf, et tout lecteur y retrouvera ses propres observations : en avoir plein le dos, épistaxis de l’épuisement, dermatites du ras-le-bol… Maladies somatiques ou pas accompagnent nos hauts et nos bas. Les annotations épisodiques du récit jettent un regard à peine ironique sur nos névroses ordinaires :
« Comme l’avait prédit la psychiatre, trois mois ont passé et je me suis habitué à mon acouphène. La plupart de nos peurs physiques ont ceci de commun avec nos miasmes qu’on les oublie une fois le vent passé. (P 224)☺
Mes acouphènes, mes aigreurs, mon angoisse, mon épistaxis, mes insomnies… Mes propriétés, en somme. Que nous sommes quelques millions à partager.( P 225) »

Pennac et son narrateur en arrivent ainsi à poser un regard bienveillant mais lucide sur nos petites manies rassurantes : « Certaines maladies, par la terreur qu’elles inspirent, ont la vertu de nous faire supporter les autres. La propension à envisager le pire pour accepter le contingent est au menu de nombreuses conversations chez les gens de ma génération. (…) On craignait une maladie d’Alzheimer, par bonheur ce n’était qu’une dépression. Ouf ! L’honneur est sauf. T.S. n’en finira pas moins fada, mais il ne sera pas dit qu’Aloïs aura eu sa peau. (P 300). »
L’autodérision et cette tendre ironie permettent d’ailleurs d’appréhender l’échéance finale en anticipant le détachement qui adoucit la déchirure fatale. Ces observations clairvoyantes n’ont rien d’amer, elles s’avèrent au contraire dans la fréquentation des parents très âgés : « Si ces enfants ne doutent pas de nous revoir c’est qu’ils nous connaissent depuis toujours. Enfants, nous ne voyons pas les adultes vieillir ; c’est grandir qui nous intéressent, nous autre, et les adultes ne grandissent pas, ils sont confits dans leur maturité. Les vieillards non plus ne grandissent pas, eux, ils sont vieux de naissance, la nôtre. »(p377)
Il faut devenir très vieux soi-même pour assister au vieillissement des autres. C’est un triste privilège que de voir le temps bouleverser le corps de nos enfants et de nos petits-enfants. J’ai passé ces quarante dernières années à voir les miens changer.(P 378) »

Et c’est un homme en pleine possession de son libre-arbitre qui conclut :
« Plus de transfusion. On ne vit pas éternellement aux crochets de l’humanité. »













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