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La petite fille de Monsieur Linh

La petite fille de Monsieur Linh

Auteur : Philippe Claudel

Éditeur : Stock

Année : 2005

Monsieur Linh, rescapé de l’enfer, fuit son pays ravagé par la guerre. Il a tout perdu, sa famille comme ses biens, dans le bombardement de son village. Comme des milliers de ses concitoyens, il embarque sur un bateau qui l’emmène loin, très loin. À ses pieds, une maigre valise et dans ses bras, Monsieur Linh serre tendrement sa petite fille, l’enfant de son fils qu’il ne pouvait laisser derrière lui.
Commence alors un étrange voyage et une installation précaire dans un foyer où les douleurs du déracinement deviennent aiguës.
Heureusement, un jour, Monsieur Linh entreprend de sortir sa petite fille, si sage, pour lui redonner des couleurs. Il s’assied sur un banc au milieu d’un trottoir de la vaste ville où il n’a aucun repère. À ses côtés s’assied un gros homme qui engage la conversation. Monsieur Linh ne comprend pas un traître mot de cette conversation, mais les deux hommes communiquent par le fil de leur solitude respective. Peu à peu, de jour en jour, les deux hommes nouent un lien véritable, que les mots sont incapables de traduire.
Philippe Claudel joue ici une partition étrange pour un écrivain : les mots n’ont plus de signification intrinsèque, et il se sert à merveille des contresens induits pour montrer que le véritable langage est celui du cœur :
« Il (Monsieur Bark) se tait, jette un œil à l’enfant sur les genoux du viel homme, puis il regarde le vieil homme engoncé dans ses couches de vêtements, et revient ensuite au visage de l’enfant :
— “ Une belle petite poupée que vous avez-là. Comment s’appelle-t-elle ? “ Il joint le geste à la parole, montrant l’enfant du doigt et relevant le menton d’un air interrogatif. Monsieur Linh comprend.
— “Sang Diû , dit-il.
—“Sans Dieu…, reprend l’homme, drôle de prénom. Moi, c’est Bark, et vous ?“ et il lui tend la main.
— “Tao Laï“, dit Monsieur Linh, selon la formule de politesse qu’on utilise dans la langue du pays natal pour dire bonjour à quelqu’un. Et il serre dans ses deux mains la main de son voisin. Une main de géant, aux doigts énormes, calleux, blessés, striés de crevasses.
—“ Eh bien , bonjour Monsieur Tao Laï“ dit l’homme en lui souriant.
— Tao Laï » répète une fois encore le vieil homme tandis que tous deux se serrent longuement la main. » ( pages 25-26)

À partir de ces quiproquos, on comprend bien que Monsieur Linh a perdu toute maîtrise de son destin. L’amitié partagée de Monsieur Bark ne peut rien contre l’Administration. L’homme sans racines est encore ballotté, privé de son libre-arbitre. Seule la présence et les soins qu’il dispense à sa petite fille, toujours si sage lui permettent de tenir et d’échafauder un plan pour retrouver son ami. Cette détresse nous est rendue sensible par l’art de Philippe Claudel, qui transmet les sentiments avec une distanciation pudique. Le récit est organisé sous l’angle des pensées de Monsieur Linh, le lecteur est au fait des ressentis du personnage, mais Monsieur Linh subit et accepte à tout le moins l’énorme barrière du langage. Il comprend qu’il est moqué ou traité comme un objet, mais il affiche une résignation désespérée. Il s’agit bien en effet de la désespérance des déracinés qui nous mène au bout du chemin de Monsieur Linh.
Un livre fort, pudique et profond sur un sujet tellement humain. Par sa capacité à dire tant avec des mots qui semblent juste effleurer la surface Philippe Claudel me séduit. Il apporte un regard inattendu et provocateur sur le sort de ceux qui n’ont pas la parole et les garde-fou psychologiques dressés pour contrer cette solitude particulière.

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