Les Chutes
Auteur : Joyce Carol Oates
Éditeur : Points ( le seuil)
Année : 2005
Presque intimidant, le renom de cette romancière… Joyce Carol Oates a conquis l’aura d’un mythe des Lettres Américaines depuis lurette et sa production est foisonnante. C’est dire qu’avant même d’en lire la première ligne, j’attendais beaucoup de ce roman, Les Chutes, paru en 2004 aux USA, et reconnu d’emblée comme son meilleur ouvrage. En France le prix Femina a salué en 2005 sa parution en français, grâce à la traduction de Claude Seban.
Le roman est dense cependant, et le ton donné dès le début sonne comme morbide. Ami lecteur ne détourne pas les yeux pour autant de l’ouvrage, car l’art de l’écrivaine transforme ce sinistre présage en une matière vivante et tourbillonnante, qui happe l’attention et les sensations jusqu’au bout de ce vertigineux récit.
Avec un savoir faire étourdissant, Joyce Carol Oates nous convie à suivre le destin sinueux d’une femme qui se sait « damnée ».
Nous sommes dans les années cinquante d’une Amérique conventionnelle et bien pensante. Sur le point de devenir vieille fille, la timide Ariah Littrell est mariée par ses parents pasteurs au jeune révérend Erskine, l’un des leurs, jugé prometteur. Musicienne sensible mais introvertie, Ariah se serait volontiers coulée dans ce moule convenu, si son jeune époux n’avait choisi les Chutes du Niagara pour porte de sortie d’une relation qu’il ne pouvait pas assumer. Frappée de stupeur, Ariah devient la veuve blanche, à la recherche éperdue du corps de son époux. Tandis qu’un jeune avocat noceur et sans scrupules se joint aux recherches et tente d’assister la pauvre veuve sitôt épousée. Irrationnellement attiré par son contraire, Dirk Burnaby tombe amoureux de ce spectre blanc.
De ce mariage improbable, Ariah se travaille pour en accepter un temps le bonheur et sa réalisation par la naissance des enfants. Le couple s’établit malgré les appréhensions d’Ariah, qui ne se départit pas de sa prémonition de damnation. Elle attend tellement les semonces du destin qu’elle éduque ses enfants dans la défiance et le repli. Jusqu’au jour où elle se persuade que Dirk la trompe avec la femme en noir… Drapée dans son orgueil et son fatalisme, elle ne pourra jamais admettre que « cette femme en noir » que défend son mari est à son image, une victime de la société. Tandis que Dirk se lance dans la défense de la première victime des lobbies industriels à relever la tête et tenter un combat judiciaire contre la pollution et la corruption. Au lieu d’aider son mari dans ce combat qui pourrait être le sien également, Ariah le rejette et interdit à ses enfants de connaître et de reconnaître leur père, même après sa tragique disparition.
Ariah pourtant, ne pourra pas empêcher ses garçons adultes de s’émanciper de sa vision restrictive…
Les thèmes forts qu’aborde Joyce Carol Oates dans ce roman confèrent à l’ouvrage un intérêt qui dépasse le destin de cette femme entêtée et rigide. À priori, Ariah n’a rien de l’héroïne qu’on reconnaît comme une sœur, une amie. Elle peut même apparaître antipathique dans sa rigidité psychologique. Mais l’auteur a pris soin de dépeindre d’abord son personnage dans sa rébellion contre le sort, contre le rigorisme du milieu étriqué et conventionnel dans lequel elle a été élevée, et dès lors, son évolution nous touche. Nous sommes amusés et enthousiasmés de la découvrir en amoureuse sensuelle quand elle rencontre Dirk, par exemple. Puis attristés et peinés quand la suspicion referme son indulgence. L’auteur parvient à nous attacher à ce caractère revêche mais pugnace. De son affrontement à sa redoutable belle-mère Claudine et ses hypocrites belles-soeurs, autres représentantes d’une société stratifiée par les usages et les codes élitistes, nous ressentons une véritable jubilation sardonique :
« Ariah souriait dans une nappe de brouillard qui s’était introduite dans la pièce on ne sait comment. Elle flottait sur les objets, dont elle masquait les formes. Elle avait le goût de la brume humide et froide au pied des Chutes.
- Oh bonté divine ! Dirk n’arrête pas de voir des femmes, Clarisse. Il aurait du mal à faire autrement non ? Avec ses yeux ? Ariah rit, le son que pourrait émettre un poulet dont on tord le cou. « Qu’est-ce que cela a d’in…in…habituel ? » (extrait p 255)
Mais le roman ne saurait se limiter à un combat individuel d’une femme contre l’Amérique et ses faux-semblants. Dès que Dirk Burnaby accepte de rencontrer la femme en noir, un second souffle vient renforcer et ouvrir l’intrigue. L’auteur ne fait plus seulement le procès de l’une ou l’autre facette du conformisme, Joyce Carol Oates monte à l’assaut des démons de l’Amérique : politique, force des lobbies, corruption des institutions autant que des personnes. On en vient à oublier le combat d’Ariah et à rejeter ses arguties sclérosantes.
La bonne surprise vient alors de la génération suivante et l’on découvre avec un intérêt renouvelé que J C Oates n’est pas si pessimiste qu’on l’avait cru… Évidemment, les fils et la fille d’Ariah et de Dirk ne peuvent pas mener une existence sereine, malmenés dès la tendre enfance par la misanthropie de leur mère et la mystérieuse disparition d’un père dont on ne peut même pas prononcer le nom. La dernière partie du roman cependant est consacrée aux forces vives qu’ils vont parvenir à mettre en œuvre pour lutter contre la noirceur du destin, au point qu’on se demande s’il n’y a pas là quelque mystification de bon aloi.
Les intrigues solidement établies et les personnages suffisamment intrigants, voilà déjà posés les ressorts essentiels d’un Bon Roman. Mais il me semble que l’Art de Joyce Carol Oates se sublime par la manière exceptionnelle dont elle convoque la Nature pour traduire la confusion des sentiments. Les Chutes deviennent indispensables à traduire le bouillonnement dangereux des frustrations, l’attrait irrésistible de l’abîme qui happe les désespoirs et la noirceur des crimes, telle cette présentation lyrique et étourdissante dressée dans les premières pages du récit (p 19 de l’édition points) :
« À bout de souffle, au bord de l’étourdissement, le gardien courut, boitant, criant après l’inconnu qui se dirigeait sans hésitation vers la pointe sud de la petite île, Terrapin Point, à la verticale des Horseshoe Falls. L’endroit le plus dangereux de Goat Island, en même temps que le plus beau et le plus envoûtant. Là, les rapides sont pris de frénésie. Une eau bouillonnante, écumeuse, fuse à cinq mètres dans les airs. Aucune visibilité, ou presque. Un chaos de cauchemar. Les Horseshoe Falls sont une gigantesque cataracte de huit cents mètres de long, trois mille tonnes d’eau se précipitent chaque seconde dans les gorges. L’air gronde, vibre. Le sol tremble sous vos pieds. Comme si la terre même commençait à se fendre, à se désintégrer, jusqu’à son centre de fusion. Comme si le temps avait cessé d’être. Qu’il ait explosé. Comme si vous vous étiez approché de trop près du cœur furieux, battant, rayonnant, de toute existence. Là, vos veines, vos artères, la précision et la perfection minutieuses de vos nerfs se désintégreront en un instant. Votre cerveau, dans lequel vous résidez, ce réceptacle unique de votre moi, sera martelé jusqu’à être réduit à ses composants chimiques : cellules grises, molécules, atomes. Toute ombre et tout écho de souvenir abolis. »
Remarquable chef d’œuvre qui donne le vertige et dont le lecteur s’arrache à grand peine…
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