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Ce que le jour doit à la nuit

Ce que le jour doit à la nuit

Auteur : Yasmina KHADRA

Éditeur : Juillard

Année : août 2008

Voici donc le dernier opus de Yasmina Khadra, achevé en cette semaine de plébiscite du Président Bouteflika, aux remugles douteux sous manipulations anti-constitutionnelles.

Ce roman-ci, de l’avis même de son auteur, tient une place à part dans son oeuvre, et la tonalité d’ensemble de l’ouvrage se démarque effectivement de la prose poétique qui tisse notamment les pages des ouvrages précédents : les hirondelles de Kaboul ou les sirènes de Bagdad.
Il est différent, mais largement aussi vivant et attachant, peut-être plus viscéral encore parce que cette fois, Khadra a choisi d’évoquer son univers, sa terre natale et l’intrigue qu’il y développe balaie les pages les plus intenses de l’Histoire du xxème siècle. Des années 30, où commence à naître le sentiment de frustration nationaliste dans le Maghreb sous domination coloniale, jusqu’au départ tragique des colons dans les années 60, Khadra nous propose de suivre les multiples désillusions, les inhibitions et les déchirements de Younès, fils d’Issa, paysan malchanceux. Dès le premier chapitre, admirable, nous pénétrons dans un univers terrible, où la jalousie, la haine instinctive, la misère se font chaque jour plus profondes et mènent l’homme fier vers sa déchéance, sa famille, vers l’horreur. En soit, cette première partie du roman serait déjà un sujet à part entière.

Toutefois, du fond de Jenane Jato, le bidonville d’Oran où la famille se délite, Khadra extirpe son personnage central, le jeune Younès. Le premier renoncement d’Issa, son père, est de le confier à contrecœur à son frère, Mahi, que le sort a mieux loti, puisqu’il est pharmacien dans le quartier européen. L’oncle de Younès se désespère néanmoins, car s’il a réussi à s’intégrer dans la société et épouser une française, Germaine, le couple n’a pas d’enfant… Chacun sa misère, Issa troque sa fierté de père pour permettre à Younes d’échapper au destin tragique qui l’attend. Younès s’adapte facilement et devient Jonas, et l’on sent bien, sans que Khadra s’y attarde, le poids que revêt ce nouveau nom de baptême. Jonas fréquente les écoles européennes, se lie avec la petite voisine... En contre point, nous percevons la marche inéluctable d’événements qui vont bouleverser l’harmonie de cette part de la société. Mahi et Germaine fuient Oran après l’arrestation arbitraire du pharmacien, coupable de prêter une oreille attentive et hospitalière aux porteurs d’idées nationalistes. Réfugiés à Rio Salado, petite bourgade abritée des turbulences intellectuelles et sociales, la famille reconstruit son nid, malgré l’ébranlement qui mine l’équilibre mental de Mahi. Jonas intègre un groupe d’adolescents français, il devient leur ami et leur égal.
Le poids des événements se précise quand Jonas assiste aux excès de son ami André, sans parvenir à prendre parti. C’est là que se noue l’irrésolution du glissement identitaire que ses parents adoptifs lui ont imposé. Sa révolte introvertie devant l’acharnement de son ami André contre son souffre-douleur Jelloul, et ce malaise grandit car Jelloul saura tirer sur cette ficelle pour amener Jonas à assumer l’implication du Younès qui existe toujours au fond de l’homme poli par l’éducation européenne. Dès lors, les tergiversations ne feront qu’enfoncer Jonas dans son dilemme, et l’amener à refuser les chances de sa vie. Jonas-Younès se condamne tout seul à son propre drame, ni colon, ni partisan déclaré du FNL, un peu dans un camp, tenté par l’autre bord sans oser l’assumer…Il perd ses amis et se perd…
Des années plus tard, l’histoire s’achève sur ce constat de gâchis.

Il y a là matière à Tragédie, mais Khadra sait rendre son écriture tellement plus charnelle, plus vivante. En tant que lecteur, on voudrait tant que Jonas parvienne à gueuler son dégoût et sa haine des barbaries, qu’il rejette une promesse extorquée de mauvaise foi pour accepter le Bonheur, mais, comme Younès, on est obligé d’accepter le poids des conformismes et cette lénification entraînée par le repli hors de soi. … Jonas- Younès est confronté au problème identitaire qu’il ne peut trancher pour lui-même, ce qui le conduit à subir et accumuler des regrets, moins par lâcheté que pour assumer malgré lui l’humanisme exacerbé de son oncle … Exactement à l’opposé du combat tragique et sans espoir de son père à l’ouverture du roman, Jonas, vaincu d’avance, abandonne toutes ses chances de maîtriser son destin. Ses retrouvailles avec les amis d’antan, dans l’épilogue, ne masquent pas la faille indélébile que l’Histoire a creusée.
C’est donc un être sensible, blessé qui narre le long cheminement de cette destinée.
Et ce ton doux-amer est celui d’un homme doué d’empathie et d’amour, mais incapable de s’opposer aux fureurs du temps. Toutefois, malgré ce constat nostalgique, Yasmina Khadra cultive l’amour de la vie autant que des mots, et il nous offre ainsi des pages ô combien riches et enthousiasmantes.
Petit florilège d’extraits brefs afin d’aiguiser votre appétit :

« Mon père était heureux.
Je ne l’en croyais pas capable.
Par moments, sa mine délivrée de ses angoisses me troublait.
Accroupi sur un amas de pierraille, les bras autour des genoux, il regardait la brise enlacer la sveltesse des chaumes, se coucher dessus, y fourrager avec fébrilité. Les champs de blé ondoyaient comme la crinière de milliers de chevaux galopant à travers la plaine. C’était une vision identique à celle qu’offre la mer quand la houle l’engrosse. Et mon père souriait. Je ne me souviens pas de l’avoir vu sourire ; il n’était pas dans ses habitudes de laisser transparaître sa satisfaction — en avait-il eu vraiment ?… Forgé par les épreuves, le regard sans cesse aux abois, sa vie n’était qu’une interminable enfilade de déconvenues ; il se méfiait comme d’une teigne des volte-face d’un lendemain déloyal et insaisissable.
(…)

Au lever du jour, mon père continua d’asperger les volutes de fumée qu’exhalaient les touffes calcinées. Il ne restait plus rien des champs et pourtant, il s’entêtait à ne pas le reconnaître. Par dépit.
Ce n’était pas juste.
À trois jours du début des moissons.
À deux doigts du salut.
À un souffle de la rédemption.
Tard dans la matinée, mon père finit par se rendre à l’évidence. Son seau au bout du bras, il osa enfin lever les yeux sur l’étendue du désastre. Longtemps, il chavira sur ses mollets flageolants, les yeux ensanglantés, la figure décomposée ; ensuite, il tomba à genoux, se coucha à plat ventre et se livra, sous nos yeux incrédules, à ce qu’un homme est censé ne jamais faire en public — il pleura…toutes les larmes de son corps. »

Loin de moi l’envie de jouer au prof, je ne vous livre après tout qu’une fiche de lecture. Mais l’art de Khadra est tellement accompli ici que je ne peux retenir mon admiration pour le procédé lyrique lissant la description du bonheur en germe, savouré par anticipation voluptueuse : image délicate du champ où la moisson promise est comparée à une mer engrossée, choix du terme contenant la promesse de vie, construite en contrepoint de la sourde inquiétude que cette perspective heureuse nourrit malgré lui.
Arrive alors le malheur. La lutte âpre et aveugle contre l’évidence, et puis le constat, traduit par une succession de phrases brèves, comme les respirations hachées qui permettent de reprendre souffle après la course folle contre le feu, la destruction ultime, la mort définitive du rêve. C’est fort, n’est-ce pas ?


Nous voici rendu maintenant à la moitié du récit. La seconde guerre mondiale est passée aussi par l’Algérie, les Américains ont débarqué, apportant avec eux tellement de renouveau, idées et objets séduisants, images d’un mode de vie enviable… Jonas suit ses amis dans la découverte de cette liberté soudaine qui les attire à Oran. Après les années de tranquillité organisée en vase clos à Rio Salado, la grande ville est s’offre aux jeunes hommes dans la liesse : ( extraits pages 150-151)
« D’un coup, Rio Salado nous parut négligeable. Oran venait de prendre possession de notre âme. Son charivari vibrait dans nos veines, son culot nous ragaillardissait. Nous étions comme ivres, littéralement emballés par la vitalité des avenues aux boutiques rutilantes et aux bars grouillants de monde. Les calèches, les voitures, les tramways qui caracolaient dans tous les sens nous donnaient le tournis, et les filles aux foulées envoûtantes, effrontées sans être frivoles, voltigeaient autour de nous, semblables à des houris.
Pas question de rentrer à Rio, le soir (…) À nous la place d’Armes avec son théâtre style rococo et sa mairie flanquée de deux lions en bronze hiératiques et colossaux ; la promenade de l’Étang ; la place de la Bastille ; le passage Clauzel où se donnaient rendez-vous les amours naissantes ; les kiosques glaciers où l’on servait les plus rafraîchissantes citronnades de la terre ; les cinémas fastueux et les grands magasins Darmon… Oran ne manquait de rien, ni de charmes ni d’audace. Elle s’éclatait comme autant de feux d’artifice, faisant d’une boutade une clameur et d’une bonne cuite une liesse. Généreuse et spontanée, il n’était pas question, pour elle, de se découvrir une joie sans songer à la partager. Oran avait horreur de ce qui ne l’amusait pas (…)

La personnification de la ville, que la libération enjolive tout à coup, relève d’un savoir faire classique où Yasmina Khadra ne peut renier ses grandioses aînés du XIXème siècle : Je ne peux écarter la réminiscence des pages de Balzac ou de Hugo, même de Zola dont le lyrisme coutumier excellait à faire vibrer les descriptions. Et quand tout à coup résonnent dans la littérature de ce début de XXIème siècle des échos de nos trésors littéraires, n’est-ce pas un signe vital pour notre culture ? Là-dessus, merci Monsieur Khadra pour la qualité de votre langue.
Complétons cet art du portrait des cités par l’incantation de Jonas à Marseille, page 377 :
« L’avion se penche sur le côté en effectuant une embardée, et surgissant du néant, le terre de France m’apparaît soudain. Mon cœur tressaute dans ma poitrine, une main invisible presse ma gorge. L’émotion est telle que je sens mes doigts traverser le revêtement de l’accoudoir… Bientôt les montagnes rocheuses me renvoient les reflets du jour. Sentinelles éternelles et inflexibles, elles veillent sur le rivage, nullement impressionnées par la mer démontée ruant dans les brancards à leur pied. Puis, au bout du virage, Marseille !… Semblable à une vestale se dorant au soleil. Répandue sur ses collines, éclatante de lumière, le nombril dégagé et la hanche offerte aux quatre vents, elle feint de somnoler, faussement inattentive aux rumeurs des vagues et à celles qui lui parviennent de l’arrière-pays. Marseille, la ville-légende, la terre des titans convalescents, le point de chute des dieux sans Olympe, la croisée providentielle des horizons perdus, multiple parce qu’inépuisable de générosité ; Marseille, mon dernier champ de bataille où je dus rendre les armes, vaincu par mon inaptitude à relever les défis, à mériter mon bonheur. (…) »

Revenons justement à notre intrigue et l’expression du désenchantement. La petite Émilie entr’ aperçue par Jonas à son arrivée à Rio Salado a grandi, elle est revenue au village et séduit malgré elle l’ensemble du groupe d’amis. Bien qu’elle n’ait d’yeux que pour Jonas qui lui avait offert une rose à leur première rencontre, des années plus tôt, celui-ci se sent lié par une promesse aussi ridicule que perverse… Par dépit, Émilie sort donc tour à tour avec Fabrice, puis Jean- Christophe.… Elle ne voudrait s’attacher à aucun d’eux et retenir simplement l’attention de Jonas afin de réveiller son amour en sommeil… Mais à l’âge d’entrer dans le monde adulte, ces flirts exacerbent les tensions entre les amis, provoquant malaises et embrouilles, que les événements politiques ne feront qu’exacerber. ( Pages 242-243)
« Je n’ai pas aimé cet été-là. Ce fut l’été des malentendus, des chagrins secrets et du désistement ; un été caniculaire qui faisait froid dans le dos tant il mentait aux uns et aux autres. Notre bande continua de retourner sur la plage, mais le cœur était ailleurs et le regard aussi. Je ne sais pourquoi j’appellerai plus tard cet été la morte-saison. Peut-être à cause du titre que Fabrice donna à son premier roman qui commençait ainsi : quand l’Amour vous fait un enfant dans le dos, il est la preuve que vous ne le méritez pas ; la noblesse consisterait à lui rendre sa liberté— ce n’est qu’à ce prix que l’on aime vraiment. «
Le malheur de Jonas est de s’approprier les mots de son ami, et de renoncer à l’idée même qu’il a le droit, voire le devoir, de vivre son amour comme sa destinée. Ce qu’il se remémore, à l’heure de clore sa vie, par l ’évocation persistante du message humaniste légué par son oncle : (pages 376-377)
« La voix de mon oncle couvre le vrombissement des moteurs : Si tu veux faire de ta vie un maillon d’éternité et rester lucide jusque dans le cœur du délire, aime… Aime de toutes tes forces, comme si tu ne savais rien faire d’autre, aime à rendre jaloux les princes et les dieux… Car c’est en l’amour que toute laideur se trouve une beauté. Ce furent les dernières paroles de mon oncle. Il m’avait dit ça sur son lit de mort à Rio Salado. Aujourd’hui encore, plus d’un demi-siècle après, sa voix de moribond résonne en moi telle une prophétie : Celui qui passe à côté de la plus belle histoire de sa vie n’aura que l’âge de ses regrets et tous les soupirs du monde ne sauraient bercer son âme… »

S’il est vrai que ce récit demeure imprégné d’une nostalgie inguérissable, la foi de Khadra en l’humanité et sa capacité à surmonter nos tragiques incompréhensions transparaît dans ses paroles. Les personnages s’offrent tour à tour dans l’intégrité de leurs sentiments, jusqu’à l’ultime réconciliation, qui laisse couler enfin la lumière du jour sur les nuits des deuils.

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