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19/06/2016

Réparer les vivants

Justement un des livres les plus récompensés de la rentrée 2014, Réparer les vivants est un livre aussi envoûtant que déroutant, une ode à la Vie qui renaît de la Mort. Un livre dont on se dit qu’il ne faut pas se séparer, qu’on vient de toucher là au grand Mystère. Et pourtant, rien de « religieux » dans ce récit, rien qui prête à l’ésotérisme ou aux courants philosophiques ou new age; La forme elle-même, propre à Maylis de Kerangal, adopte ce ton méticuleux, cette démarche quasi scientifique qui lui confère davantage la couleur du reportage que l’atmosphère du roman. Mais en matière de roman,  en ce qui concerne l’exploration de l’âme humaine, oui, ce livre nous entraîne tout au long de ses pages jusqu’au tréfonds des sentiments, des motivations, des émotions et des bouleversements auxquels le destin nous confronte inévitablement.  

Tel est le destin donc de Simon Limbres, qui n’a pas vingt ans, et qui aime tant la vie qu’il rencontre sa mort trop tôt. C’est un accident, bien sûr. La faute à personne comme on dit, la faute à ce sentiment de jeunesse,  se croire immortel et présumer de ses forces. Simon arrive à l’hôpital en état de mort cérébrale. Il reste quelques heures pour découvrir, accepter, transformer cette catastrophe en ressources, en renaissance, en maillon d’éternité pour ceux qui font partie des vivants.

Une vraie révolution sur vingt-quatre heures,  que nous suivons chez tous les protagonistes du drame, à commencer par Marianne et Sean, les parents de Simon. Et Juliette, sa petite amie. Mais aussi tous les membres de l’équipe soignante, que nous suivons pas à pas tout au long de cette journée dense, où la fatigue est sans cesse repoussée par l’urgence des soins, des décisions, des rencontres nécessaires. Et même pour Claire, quinquagénaire à bout de souffle,  perturbée par la perspective aussi soudaine qu’attendue d’un cœur à prendre.

Maylis de Kerangal utilise souvent le paradoxe pour parer l’évidence. Son écriture s’attache aux détails pour mieux exacerber le vital. La dureté du choc émotionnel, la beauté fascinante des vagues,  la collision des vies personnelles et professionnelles,  elle conte par le menu toutes les péripéties de cette course contre le temps, décompte fatal et prodigieux. Par ce procédé, l’émotion cueille souvent le lecteur là où il ne l’attend pas. À peine remarque-t-on les jeux de mots parsemés ici ou là : Le coordinateur Thomas Rémige, amoureux des passereaux sera l’oiseau de bon et de mauvais augure, Simon qui vit dans les limbes sa dernière journée, s’appelle Limbres…

Ce roman est aussi un hommage rendu à ces héros modernes que sont les chirurgiens et les équipes hospitalières,  une reconnaissance du travail souterrain mais essentiel de ceux qui oeuvrent loin des médias, dans l’intimité forcée des endeuillés. C’est une lumière forte portée sur nos angoisses et nos douleurs. Mais en fin de compte, c’est une ode à la vie, qui triomphe quand même. Un superbe livre, qui marque pour longtemps.

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Réparer les vivants

Maylis de Kerangal

Folio (Gallimard) avril 2014

ISBN :978-2-07-046236-0

 

13/06/2016

Je me souviens de tous vos rêves

Le dernier opus de René Frégni appartient à cette catégorie des livres- conversations qui sont autant d’invites à la résonance de nos propres émotions. Ce sont les deux derniers chapitres qui révèlent les intentions réelles qui sous-tendent les précédentes confidences :

Page 145 : «  J’aurais voulu faire un livre sur le silence, remplir ce cahier de silence, dessiner des mots de plus en plus silencieux, comme on entre dans l’eau des rêves.

Je n’ai jamais ressenti, à travers les saisons de ma vie, un tel besoin de silence. Dans ce cahier, j’ai voulu parler d’un libraire, de mon chat, de quelques hommes perdus, parler de la lumière des collines, du visage d’Isabelle, de la douceur des chemins les après-midi d’automne, de cette petite table où j’invente la tendresse, en écoutant derrière la vitre les voyages du vent. »

 Aucun éditeur n’aurait pu résumer en « quatrième de couve » de meilleure incitation à découvrir les mots de René Frégni.

 

Certains d’entre vous connaissez déjà cet écrivain méridional pour ses romans noirs, récits durs inspirés de ses propres expériences: Les chemins noirs, Où se perdent les hommes, Lettre à mes tueurs, Sous la ville rouge. Mais il ne faudrait pas ignorer le René Frégni conteur philosophe, l’homme poète qui,  comme Christian Bobin, sait s’extasier et partager la lumière d’un rayon de soleil déchirant la brume, l’argent des oliviers frémissant dans le vent, la présence charismatique d’un chat réchauffant votre solitude… Après la fiancée des corbeaux, tel est cet ouvrage au titre percutant, Je me souviens de tous vos rêves.

Parce que René Frégni est un humaniste, un écrivain puisant à la source des autres, ainsi qu’en témoigne son récit d’amitié avec Joël Gattefossé, le libraire génial de Banon qui a inventé un village-librairie… Le chapitre qui lui est consacré est des plus émouvants, et l’on se prend à refaire le monde, abolir les horribles règles comptables et les banquiers incultes qui ruinent les rêves des grands enfants.

Mais quel que soit le sujet abordé, parmi toutes ces anecdotes qui pourraient appartenir à chacun d’entre nous,  lecteurs du dimanche ou dévoreurs du soir, se niche toujours la petite remarque qui touche le cœur et l’esprit, qui nous conduit à une réflexion inattendue et aussitôt reconnue pour sa justesse. Ainsi, quand il évoque le cimetière où reposent ses parents, page 97 :

«  En faisant le tour pour remettre ces fleurs debout, j’ai vu que la mairie avait agrandi le cimetière, c’est plutôt bon signe, preuve que le village, lui, ne meurt pas. »  

Je me réjouis donc de rencontrer à nouveau demain chez ma libraire Catherine cet écrivain généreux et inventif, qui confesse aimer l’écriture comme «  un combat de chaque mot entre contrainte et liberté. Rien n’est plus érotique que l’écriture », (  page 117).

Et si «  le ciel est bien trop petit aujourd’hui pour contenir tous les nuages » (page 102), les pages de ce livre nous offrent bien plus encore en partageant avec nous les rêves d’un homme assagi que l’amour d’une mère disparue émeut encore au coeur de ses nuits :

« J’ai été réveillé par les pleurs de ma mère au fond de ma poitrine, comme elle recevait dans la sienne, jadis, la secousse des miens. (…)

 

Je ne choisis pas mes rêves, ils m’apportent ce qui me manque le plus. ( Page 149)

René Frégni, je me souviens de tous vos rêves, récit, lecture, poésie, confidences, littérature française

Je me souviens de tous vos rêves

René Frégni

Gallimard (la blanche) nrf Janvier 2016

ISBN : 978-2-07-010704-9

02/06/2016

L'amie prodigieuse

Justement reconnu comme un roman jubilatoire et fourmillant de vie, l’amie prodigieuse s’inscrit sur la liste des lectures qui laissent leur empreinte et nous enjoignent de lire la suite, qui sort justement ce printemps en France. Elena Ferrante nous entraîne dans un quartier pauvre à la périphérie de Naples, dans les années cinquante, en compagnie de deux fillettes qui tissent une amitié dense et exclusive. Lila et Léna unissent leurs talents pour découvrir et amadouer un monde difficile et pour tout dire assez sordide. Déjà lu, penserez-vous. Ça ressemble en effet aux romans dit d’initiation, qui nous content la prise de conscience des difficultés du monde,  vue à hauteur d’enfants. Bien menée, la fraîcheur du récit souligne alors les aspects sordides de la société.

L’amie prodigieuse s’appelle Lila, elle est fille du cordonnier Fernando Cerullo, qui peine dans son échoppe, pour avoir refusé de se compromettre avec les mafieux de son quartier. Lila est chétive, mais remarquablement vive d’esprit et son institutrice Madame Oliviero aimerait bien pousser son élève dans les allées du Savoir… Mais c’est Léna, Lenù en dialecte napolitain, qui bénéficiera de cette chance, bien qu’elle paraisse moins brillante, plus pusillanime parfois. Les parents de Léna, son père du moins, semble plus sensible à la fierté et à l’espoir d’offrir un sort meilleur à sa fille aînée.

Les routes des deux adolescentes doivent donc bifurquer, ce qui n’altère en rien l’admiration que la narratrice, Léna voue à son amie. Apparemment, Lila s’en sort bien, grâce à sa force de caractère qui lui permet de puiser des ressources d’enthousiasme et de passion dans sa nouvelle situation. Les deux fillettes quittent l’enfance et ses illusions. Malgré sa chance de découvrir un autre monde par la culture et la fréquentation du lycée, Léna ressent toujours le besoin de s’identifier à Lila en confrontant ses expériences à celles vécues par son amie. Elle se sent désorientée lorsque celle-ci semble se plier au sort des filles pauvres et s’engage dans la voie des fiançailles avec l’épicier Stefano, le fils de Don Achille, le petit chef camoriste qui les terrifiait dans leur enfance…

Outre les péripéties qui jalonnent le récit et dressent un tableau saisissant des conditions sociales et économiques d’une banlieue au mitan du XXe siècle, le roman d’Elena Ferrante est d’autant plus touchant que s’y joue le devenir d’une communauté à part entière. La psychologie des personnages, à commencer par celle de la narratrice, est toujours ambivalente: jalousie, rancœur, peurs ordinaires et machisme inculqué par l’éducation, habitent ses personnages autant que leurs espoirs insensés et leurs ambitions raisonnables. L’auteur n’idéalise aucun des caractères présentés et nourrit même les personnages secondaires de traits cruciaux qui leur confèrent une présence justifiée. Je pense à la bande d’adolescents, filles et garçons qui entourent naturellement les deux amies, à Rino, frère de Lila qui partage ses désirs de revanche, à la perversité du poète Sarratore…

En parallèle se situe d’ailleurs un autre débat qui n’est pas des moindres: le bouleversement qu’apporte dans ce microcosme l’accès aux études d’un petit nombre d’élus alors que d’autres n’ont pas l’opportunité de s’échapper d’un quotidien plombé par les traditions et les commérages rituels. Le malaise ressenti par Lena qui anticipe la fracture à naître avec Lila,  la rivalité souterraine qui entache ses joies secrètes quand elle comprend les efforts cachés de son amie pour suivre la même progression, l’écartèlement de Lena qui parvient difficilement à se situer entre ses deux univers, la tentation du renoncement et la reddition aux lois du plus fort sont autant de thèmes développés subtilement au fil du récit. L’intrigue se resserre de plus en plus autour de ce combat en abordant le mariage de Lila et c’est peu de dire combien la fin nous laisse sur notre faim… En attendant de se procurer sans tarder le nouveau nom,  volume suivant paru justement ce printemps.

 

Elena ferrante, roman italien, Naples, la société des années cinquante, amitié, rivalité, féminisme et machisme

L’amie prodigieuse

Elena Ferrante

Folio (Gallimard 2014)

ISBN :978-2-07-046612-2