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02/06/2016

L'amie prodigieuse

Justement reconnu comme un roman jubilatoire et fourmillant de vie, l’amie prodigieuse s’inscrit sur la liste des lectures qui laissent leur empreinte et nous enjoignent de lire la suite, qui sort justement ce printemps en France. Elena Ferrante nous entraîne dans un quartier pauvre à la périphérie de Naples, dans les années cinquante, en compagnie de deux fillettes qui tissent une amitié dense et exclusive. Lila et Léna unissent leurs talents pour découvrir et amadouer un monde difficile et pour tout dire assez sordide. Déjà lu, penserez-vous. Ça ressemble en effet aux romans dit d’initiation, qui nous content la prise de conscience des difficultés du monde,  vue à hauteur d’enfants. Bien menée, la fraîcheur du récit souligne alors les aspects sordides de la société.

L’amie prodigieuse s’appelle Lila, elle est fille du cordonnier Fernando Cerullo, qui peine dans son échoppe, pour avoir refusé de se compromettre avec les mafieux de son quartier. Lila est chétive, mais remarquablement vive d’esprit et son institutrice Madame Oliviero aimerait bien pousser son élève dans les allées du Savoir… Mais c’est Léna, Lenù en dialecte napolitain, qui bénéficiera de cette chance, bien qu’elle paraisse moins brillante, plus pusillanime parfois. Les parents de Léna, son père du moins, semble plus sensible à la fierté et à l’espoir d’offrir un sort meilleur à sa fille aînée.

Les routes des deux adolescentes doivent donc bifurquer, ce qui n’altère en rien l’admiration que la narratrice, Léna voue à son amie. Apparemment, Lila s’en sort bien, grâce à sa force de caractère qui lui permet de puiser des ressources d’enthousiasme et de passion dans sa nouvelle situation. Les deux fillettes quittent l’enfance et ses illusions. Malgré sa chance de découvrir un autre monde par la culture et la fréquentation du lycée, Léna ressent toujours le besoin de s’identifier à Lila en confrontant ses expériences à celles vécues par son amie. Elle se sent désorientée lorsque celle-ci semble se plier au sort des filles pauvres et s’engage dans la voie des fiançailles avec l’épicier Stefano, le fils de Don Achille, le petit chef camoriste qui les terrifiait dans leur enfance…

Outre les péripéties qui jalonnent le récit et dressent un tableau saisissant des conditions sociales et économiques d’une banlieue au mitan du XXe siècle, le roman d’Elena Ferrante est d’autant plus touchant que s’y joue le devenir d’une communauté à part entière. La psychologie des personnages, à commencer par celle de la narratrice, est toujours ambivalente: jalousie, rancœur, peurs ordinaires et machisme inculqué par l’éducation, habitent ses personnages autant que leurs espoirs insensés et leurs ambitions raisonnables. L’auteur n’idéalise aucun des caractères présentés et nourrit même les personnages secondaires de traits cruciaux qui leur confèrent une présence justifiée. Je pense à la bande d’adolescents, filles et garçons qui entourent naturellement les deux amies, à Rino, frère de Lila qui partage ses désirs de revanche, à la perversité du poète Sarratore…

En parallèle se situe d’ailleurs un autre débat qui n’est pas des moindres: le bouleversement qu’apporte dans ce microcosme l’accès aux études d’un petit nombre d’élus alors que d’autres n’ont pas l’opportunité de s’échapper d’un quotidien plombé par les traditions et les commérages rituels. Le malaise ressenti par Lena qui anticipe la fracture à naître avec Lila,  la rivalité souterraine qui entache ses joies secrètes quand elle comprend les efforts cachés de son amie pour suivre la même progression, l’écartèlement de Lena qui parvient difficilement à se situer entre ses deux univers, la tentation du renoncement et la reddition aux lois du plus fort sont autant de thèmes développés subtilement au fil du récit. L’intrigue se resserre de plus en plus autour de ce combat en abordant le mariage de Lila et c’est peu de dire combien la fin nous laisse sur notre faim… En attendant de se procurer sans tarder le nouveau nom,  volume suivant paru justement ce printemps.

 

Elena ferrante, roman italien, Naples, la société des années cinquante, amitié, rivalité, féminisme et machisme

L’amie prodigieuse

Elena Ferrante

Folio (Gallimard 2014)

ISBN :978-2-07-046612-2

 

 

24/11/2008

Soeurs ennemies

Sœurs d’un même lit, élevées sous la même Autorité, Delphine et Marinette ont pourtant toujours été si dissemblables.

L’une est sèche comme un sac d’os, et son sourire expose ses larges dents.
L’autre présente ses rondeurs pour mieux cacher sous son apparente faconde l’autoritarisme de ses aboiements.

L’une vomit tous les soirs la bile dans laquelle macèrent ses violents désirs de conquête.
L’autre déverse tout à trac le flot ininterrompu de ses ordres dominateurs que le sac de ses bajoues ne peut retenir.

L’une ressemble à un lévrier élégant, sa course rapide se veut démonstrative, elle minaude et prend des poses. Elle s’applique au paraître.
L’autre ne connaît que la bataille frontale, elle charge tête baissée pour abattre l’ennemi en force, jonche son chemin de bris et de peurs. Jamais elle ne regarde en arrière.

L’une se fait lumière, étoile, étincelle de son regard, élabore de langoureuses danses. Elle pare son discours de larmes coupantes comme des diamants pour celer ses blessures stratégiques…
L’autre bouscule les acquis, sème des certitudes arrogantes, s’entoure de mercenaires aguerris, détermine les champs de bataille vastes comme les mornes plaines d’où elle contrôle les avances ennemies. Les mines qu’elle y pose sont jalonnées, les chausse-trappes dissimulées dans les labours réguliers explosent à intervalles programmés, ses soldats sont disciplinés ou jetés…

Delphine travaille son image, soigne les costumes et les décors avec une intuition artistique, vêtements chastement affriolants, voile de cheveux libres encadrant l’ovale si pur de son visage, doux regard languissant de l’agneau qu’on exécute au soir du Martyre, elle renaît en Phoenix incandescent sous un casque ondulé et flamboyant, Jehanne de Province illuminée par sa mission sacrée.

Marinette attend son heure depuis des décennies, elle a bâti de ses mains les contreforts de son pouvoir, n’a jamais cédé aux doutes, à la peur, aux hésitations dont elle ignore même la sensation. Née l’aînée, elle revendique sa prééminence, refuse les tergiversations, les compromissions et la reddition. Elle cogne et ne pleure pas, et si d’aventure elle accuse les coups, c’est en s’ébrouant, râlant, grognant et hurlant, sa rage se décuple et la précipite dans un nouvel affrontement.


Mais que convoitent-elles donc, les deux sœurs qui s’affrontent maintenant dans ce combat des chefs ?

Pour qui, pour quoi affûtent-elles leurs armes et décomptent-elles leurs troupes, ces deux filles d’un même père ?

Pour Lui, justement, pour se revendiquer de son lit, de son sang, de son héritage…
Pour reprendre un flambeau dont elles devinent qu’il vacille si fort que la chute n’est pas loin.

Pour Lui qui n’a pas eu le fils qu’il espérait, celui pour lequel il a construit son royaume, son entreprise, sa raison de vivre.
Pour ce fils, qui devait naître Marin, aventurier au long cours, découvreur d’ères nouvelles et chevalier des Temps Promis, et qui à cause de ce sexe fendu, n’a été que Marinette.
Quand le second bébé attendu s’est révélé fille encore, il a haussé les épaules, dépecé de son espoir, défait de son attachement à une descendance sans mâle.

Alors, au soir descendu sur la maison, Il regardait ses deux filles attablées aux devoirs sur la table familiale. Pendant que la mère s’activait en silence, il occupait son fauteuil au bout de la longue table et les observait à leurs tâches, affectant de réfléchir et de s’occuper de ses affaires.
Marinette avachie en boule sur ses livres et ses cahiers chiffonnait bien vite ses affaires et emballait les leçons avec précipitation. Delphine, assise droite comme un i, le cou tendu, étalait complaisamment les articles qu’elle sortait du cartable, occupait tout l’espace disponible et un peu plus, lançait ensuite quelques regards, couleurs de miel et de lavande, dans sa direction. Puis elle susurrait les rimes de la poésie du moment, poussait insidieusement vers lui ses cahiers couverts de dessins savamment nuancés, soignait son écriture et s’efforçait de l’empêcher d’ignorer son application. À l’issue de ce manège, elle récoltait sa peine en s’installant à ses côtés, mine de rien et attendait son approbation, sa récompense, l’attention qu’il accordait enfin à la diablesse qui l’avait si bien séduit.
Entre-temps, Marinette avait de longtemps déserté l’étude, jeté en vrac les ustensiles d’école dans son sac et s’était éclipsée loin de la cuisine et des corvées domestiques. Quand, au décès de sa femme qu’il a vécu comme une trahison, les filles ont dû prendre les rênes de la maison, Delphine dressait le couvert à sa manière, pleine de grâce et de délicatesse, servait les repas avec componction, mais ne parvenait jamais à tremper ses mains blanches dans l’eau grasse de la vaisselle. Sans qu’on puisse déceler l’astuce, elle n’était jamais là au bon moment pour effectuer les corvées les plus triviales et laissait à son aînée les tâches les moins valorisantes. Bonne fille, Marinette a mis du temps avant de comprendre l’astuce qui valait à sa sœur le surnom de princesse et à elle …aucun de ces petits mots doux.


Oh, il sait lui reconnaître du courage et de l’allant, à cette aînée robuste et pugnace. De ses maraudes enfantines, elle a rapporté plus de gnons et d’écorchures, d’accrocs aux manches et de genoux écharpés que deux douzaines de garçons normalement constitués. Mais elle est fille, femme maintenant, et depuis longtemps, elle traîne dans son sillage un Benoît si benêt que c’est à lui qu’il revient d’aller chercher les enfants à la sortie de l’école avant de s’épanouir dans les allées des supermarchés… Le Père ne le dirait pour rien au monde, mais il méprise son gendre trop accommodant. Il préfère calquer son dédain sur celui de Marinette et affecte souvent d’oublier son prénom. Quant aux petits-enfants, qu’ils fassent leurs preuves et on verra toujours de quel côté la balance est tombée.
Marinette a occupé la place de l’Héritier, il le reconnaît bien volontiers, elle endosse avec dynamisme et volonté tous les aspects de ce métier difficile, elle sait mener les hommes et les machines, traquer les feignants et les lâches, pousser l’effort jusqu’à l’accomplissement final du travail, et même au-delà. Il lui reconnaît même de la justesse dans ses ambitions, mais se garde bien de le lui dire… Au fond de lui, dans un petit recoin de son esprit, il sait, de cette certitude innée qui régit les lignées, qu’elle guette son faux-pas pour prendre la tête de l’entreprise. Alors, il fait mine de ne pas le savoir, et chaque jour il se bat pour repousser sa défaite, ou du moins compliquer sa conquête…

Demain pourtant, il lui faudra choisir…
Marinette ou Delphine.
Car Delphine est revenue. Du bout du monde, des villes enfiévrées et polluées, elle a rapporté des gadgets, des idées saugrenues et surtout une insatiable ambition. Oublié le mari bellâtre qui s’est dissous dans la mêlée comme un comprimé d’Alka Selzer dans un verre d’eau à la clôture d’une soirée trop festive. Delphine a digéré cette page de sa vie, quelques autres aussi sans doute, elle ne s’est pas étendue sur les possibles désastres d’arrière-garde. De savantes mines ponctuées de silences éloquents ont suffit pour dresser le constat, raconter ce qui ne méritait pas de l’être, évanouir les protagonistes déchus et revenir à l’objet de sa première conquête.

Le Père a succombé à ses charmes, à son savoir être « catamiaule », il n’est pas dupe pourtant. Mais elle est si belle et tellement volontaire, elle aussi. Delphine a appris les langues étrangères, elle pratique surtout le langage-du-cœur, celui qui fait fondre les résistances et retourne les adversaires… Sauf que…Cette fois, Delphine s’est créé un ennemi solide. Marinette, qui ne trouvait rien à redire quand sa petite sœur envahissait la table des devoirs ou les genoux paternels, Marinette regimbe à l’idée de partager l’avenir avec sa cadette.

Et la guerre s’est engagée…
Avec ses escarmouches feutrées au début, de plus en plus hargneuses au fur et à mesure que se rapproche l’échéance.
Les camps ont changé de fidèles, plusieurs fois. Les armes ont été échangées, Marinette a appris l’usage saignant des mots qui blessent, des phrases qui empoisonnent… Delphine a combattu pied à pied, s’imprégnant des chiffres et des formules gagnantes, reproduisant les gestes professionnels qui font illusion, réparant ses gaffes d’un sourire de Madone ou d’une larme de comète…


Plus qu’un jour à tenir, pour les deux héroïnes, le dénouement est proche, tout proche.
Mais Le Père ne sait pas trancher, lui qui n’a jamais connu la pitié, il ne peut s’imposer ce dilemme effrayant, contre-nature. S’il choisit la lumineuse Delphine, il sait qu’il se trahit et commet une irrémédiable injustice. Mais le monde serait lourd sans la grâce de son étoile, même s’il doute qu’elle sache prendre la barre et mener l’exploitation de son trésor à bon port.
S’il choisit Marinette, il endosse un état de fait, il assume la suite naturelle, elle connaît vraiment le métier, mais elle fera sans étincelles, sans imagination, sans génie. Travail propre, mais terne. Au crépuscule de sa vie, le Père soupire après les embrasements, les illuminations qu’il a refusées toute sa vie, les douceurs qu’il n’a accordées qu’avec tant de parcimonie…

Demain il faudra bien en finir…
Et si la vie après tout se chargeait de ce coup du sort ?
S’il disparaissait comme ça, tout à coup, sans rien dire, en laissant les deux femmes s’affronter ?
Non, quand on est Le Père, on ne quitte pas la scène sans panache, on ne renonce pas à laisser Sa Marque, Son Enseigne. L’une ou l’autre, il faudra bien qu’elle pérennise Son Oeuvre, qu’elle accomplisse le dessin auquel il a tant sacrifié.

Demain, dans quelques heures, à l’autre bout de la nuit qui s’avance…