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La porte des Enfers

La porte des Enfers

Auteur : Laurent Gaudé

Éditeur : Actes Sud

Année : 2008

Il était l’un des romans les plus attendu de cette rentrée littéraire. Du moins en ce qui me concerne, car depuis ma découverte de la Mort du Roi Tsongor, Laurent Gaudé est devenu un de mes écrivains francophones préférés. Plaisir amplement partagé avec Audrey et Simone, notre petit club de lectrices assidues attendait donc le dernier ouvrage annoncé.

Mais nous sommes bien loin cette fois du Soleil des Scorta et de son éclairage mafieux pour de rire, bien éloigné aussi du périple et des mirages d’Eldorado, l’univers où nous emmène cette fois Laurent Gaudé est sombre, cauchemardesque, voué aux renoncements et à la mort.
La couverture de l’édition Actes Sud ne nous trompe pas d’ailleurs, avec la perspective étroite d’une rue fréquentée par des ombres.

Un peu par hasard, j’ai écouté l’interview de l’auteur par Daniel Picouly dans son émission tardive du vendredi soir… Laurent Gaudé est parvenu à démystifier le paradoxe d’une histoire aux références mythologiques, en s’affirmant au demeurant esprit pragmatique et cartésien. Comment est-il possible de mener ses personnages dans l’antre des Enfers, d’en faire remonter un enfant victime innocente d’un règlement de compte, de lui donner le cheminement d’une vie vouée à la vengeance… En reniant toute démarche spirituelle ?
L’équation me semblait difficile à résoudre et je soupesais dubitativement ce livre dont Simone m’a soumis derechef la lecture. Un bouquin Actes Sud, je le rappelle pour tous ceux et celles d’entre vous qui associent voluptueusement la sensation du toucher à la forme des caractères, aux lecteurs qui s’immergent en lecture par les mains et par les yeux, parfois même par l’odeur du papier…11,5 cm X 22cm, format particulier, police 14 au moins, les pages étroites défilent à toute vitesse entre vos mains et vous pénétrez dans le dédale des rues nauséabondes et tortueuses de Naples la sulfureuse en un instant… Pour un voyage de vingt-quatre chapitres construits en alternance sur les deux époques charnières du récit. Nous sautons du temps d’avant, de ce jour de juin 1980 où la vie de Matteo, le père, bascule dans le chagrin et la culpabilité, à ce jour d’août 2002 quand Pippo de Nittis, son petit garçon devenu adulte, achève sa besogne et rachète le gâchis de ces deuils en cascade.

Autant La Mort du Roi Tsongor offre une vision onirique et une force spirituelle dans la mort, autant Eldorado et son cheminement croisé entre deux mondes, ouvre une vision d’espoir sur la compréhension mutuelle universelle, autant le soleil des Scorta reconstruit une famille sur les ruines d’une malédiction, autant la Porte des Enfers enferme ses personnages dans la mort. Ce roman est donc fondé sur la fatalité, la mort par erreur, qui se transforme en Tragédie. Tragédie du chagrin incommensurable des parents, déchirement des êtres que l’épreuve éloigne sans qu’ils cessent de s’aimer. La mort de Pippo a pour conséquence la séparation irrémédiable de ses parents. Giuliana, la mère, refuse l’insoutenable et sombre peu à peu dans la folie. Elle renonce à vivre autant qu’à aimer, elle perd autant Pippo que Matteo. Pourtant celui-ci a donné sa vie pour lui rendre son fils, mais l’intransigeance de son chagrin l’empêchera de (re) connaître son sacrifice. Nous suivons donc en alternance le chemin de croix de Matteo et sa descente aux Enfers, au propre et au figuré, tandis qu’en parallèle, Pippo construit patiemment son piège dans l’accomplissement de sa vengeance. Il s’incarne dans ce devoir filial dont il ne possède pas toutes les clefs. La surprise surgit quand il découvre que la mort de son meurtrier n’est pas son but ultime.
La Porte des Enfers est un livre grave. Il y est question du sens de nos vies, de cette mort que nous portons déjà tous en nous, sans en être conscients. Pour Matteo qui ne peut se pardonner son accès d’impatience fatal, pour Giuliana qui ne pardonne pas le vol de son Bonheur, pour Pippo dont la seconde vie devient une longue Vendetta, pour tous les personnages de rencontre qui accomplissent leurs vies comme autant de destinées tragiques, la mort n’est pas seulement notre ultime étape, elle devient une motivation, une angoisse, une fascination.
La description du monde des Ombres que dessine Laurent Gaudé est très forte, très palpable et offre un grand moment d’émotion. Nous ne sommes pas dans un univers où la psychologie des personnages cadre la menée du récit. Nous sommes plus prêts d’une conception théâtrale de l’accomplissement du Fatum, je pense à l’Électre de Jean Giraudoux, ou encore aux Mouches de JP Sartre. L’écriture du roman est dense et directe, comme toujours chez Gaudé, la poésie qui en sourd repose sur une étrange combinaison entre l’aridité des scènes décrites et la tension des émotions. Ce n’est pas un roman facile, je ne suis pas certaine que tous les publics y trouvent leur compte, mais la Porte des Enfers s’affirme comme un beau livre, un ouvrage fort mais non complaisant.

Publié dans Sources Vives | Lien permanent