Point Oméga
Auteur : Don De Lillo
Éditeur : Actes Sud
Année : 2010 ( septembre)
Quand vous saisissez cet ouvrage dans votre librairie, vous vous dites : « oh, voilà un petit roman, qui sera vite lu »… Il s’agit en effet d’un petit format, une bonne centaine de pages, présenté dans les proportions particulières à Actes Sud, tout en hauteur.
Et c’est bien de hauteur qu’il s’agit. Celle qu’adopte l’écrivain Don De Lillo en étirant indéfiniment l’espace et le temps de son récit, il joue avec nos repères usuels. Et il se trouve que le lecteur se prend au jeu et quitte ce modeste livret avec l’impression d’avoir traversé une perturbation atmosphérique. Tout tient sans doute dans ce paradoxe, j’ai refermé ce bouquin en me sentant un brin désorientée.
D’abord, il y a la construction bizarre du récit, un prologue et une postface qui se répondent, ouvrant et fermant le flux de l’intrigue autour d’un voyage immobile relatif à la capture du temps. Un personnage anonyme s’immerge dans une expérience péri artistique comme on les adore dans certains milieux : la projection extrêmement ralentie du Psychose de Hitchcock.
« Le moindre mouvement de caméra provoquait un basculement profond de l’espace et du temps, mais la caméra ne bougeait pas à cet instant-là. Anthony Perkins tourne la tête. C’était comme les nombres entiers. L’homme pouvait compter les gradations du mouvement de la tête d’Anthony Perkins. Anthony Perkins tourne la tête en cinq phases croissantes plutôt que dans un mouvement continu. C’était comme les briques d’un mur qu’on peut dénombrer distinctement, pas comme le vol d’une flèche ou d’un oiseau. Là encore, ce n’était ni semblable à autre chose, ni différent. La tête d’Anthony Perkins pivotant, interminablement, sur son long cou maigre.
Seule une observation intense ouvrit à une telle perception. Il profita des quelques minutes où il n’était plus distrait par les allées et venues du public pour regarder le film avec le degré d’intensité requis La nature du film permettait une concentration totale mais elle en dépendait aussi. Le rythme impitoyable du film n’avait aucun sens s’il était privé de l’attention correspondante, de l’absolue vigilance de l’individu (…).
Le film original avait été ralenti de manière à étirer sa projection sur vingt-quatre heures. Ce qu’il regardait c’était comme du film pur, du temps pur. L’horreur du vieux film d’épouvante était absorbée dans le temps. Combien de temps allait-il devoir rester là, combien de semaines ou de mois, avant que le temps du film n’absorbe le sien, ou bien était-il déjà en train de se reproduire ? »
Or ce que le lecteur ignore à ce moment, c’est que Don de Lillo nous livre les réflexions de son spectateur fasciné pour nous préparer à un regard identique ; il nous livre une clef, non de l’énigme, mais de la posture à adopter face aux rencontres, aux attractions, aux intentions des protagonistes de la vraie vie, celle où personnages et lecteurs réagissent en temps réel :
« Une extrême attention est requise pour voir ce qui se passe devant soi. Du travail, de pieux efforts sont nécessaires pour voir ce qu’on regarde. Cela le fascinait, les profondeurs qui devenaient possibles dans le ralenti du mouvement, les choses à voir, les profondeurs de choses si faciles à manquer dans l’habitude superficielle de voir. »
Voilà le lecteur prêt à aborder le récit central. En apparence, aucun lien ne relie les deux protagonistes à l’expérience décrite préalablement, si ce n’est de petites allusions à leur présence lors de ce show particulier. À brûle pourpoint, nous rejoignons Jim Finley, jeune cinéaste et Richard Elster dans la maison isolée de celui-ci, en plein désert Mojave. Le jeune homme est venu s’installer pour quelques jours chez le vieil homme, retraité de son poste universitaire et surtout retiré d’une de ses activités parallèles. Richard Elster a longtemps officié secrètement en tant qu’analyste des situations de guerre pour le Pentagone. Il se définit lui-même comme un intellectuel au service de l’état-major de l’armée la plus puissante du monde. Cependant, Elster n’est pas convaincu du bien fondé de la démarche biographique du cinéaste:
" D’abord il dit non. Ensuite il dit jamais. Enfin il m’appela pour dire que cela pourrait se discuter, mais pas à New York ni à Washington. Beaucoup trop d’écho dans son coin."
Les deux hommes se situent aux deux extrémités de la vie. Elster est arrivé à ce qu’il ressent comme l’étape ultime de son existence, il s’est réfugié dans sa cabane du désert pour concrétiser son désengagement, marquer cette distance à prendre …
« Division des opérations spéciales, troisième étage du Pentagone, disait-il. Le muscle et la frime.
Il avait échangé tout cela contre de l’espace et du temps. Deux choses qu’il semblait absorber par tous ses pores. Les distances qui enveloppaient chaque élément du paysage et la puissance du temps géologique, quelque part là-bas, les excavatrices tissant leurs filins en quête de vieux ossements râpés. »
Jim, le jeune cinéaste, est venu se mouler dans l’univers de son « sujet » pour appréhender la manière de traiter son film. En s’attachant à mettre en scène son personnage emblématique, il s’imprègne totalement du contexte minéral où il évolue.
"Je vois les mots, toujours. Chaleur, espace, immobilité, distance. Ils sont devenus des états d’esprit visuels… Au-delà de la dimension physique, ma vision accède aux impressions que ces mots engendrent, et ces impressions s’approfondissent avec le temps. Voilà l’autre mot, le temps."(P 28)
Alors que la situation évolue vers cette minéralisation de l’espace et du temps, et que Jim s’interroge toujours sur l’évolution de son projet biographique, survient une troisième personne qui rompt ce processus.
« Au dîner, ensuite, le silence se prolongeait. J’avais envie d’entendre la pluie tambouriner. Nous mangions des côtes d’agneau qu’il grillait au charbon de bois sur la terrasse. Je mangeais tête baissée, le nez dans l’assiette. C’était le genre de silence lourd qu’il est difficile de rompre, et qui s’alourdissait à chaque bouchée. Je songeais au temps mort, au sentiment d’être pris à mon propre piège, et je nous écoutais mastiquer notre nourriture.
(.…)
C’était le douzième jour.
Il posa les yeux sur le verre de bière qu’il tenait à la main et annonça que sa fille allait venir le voir. Ce fut comme d’entendre que la terre avait dévié de son axe, ramenant en tourbillon la nuit dans le jour naissant." ( p 48)
Jessie apparaît d'abord comme l’élément perturbateur dans la fusion qui s’opérait entre les deux hommes. Elle déconcerte Jim par une entente sous-jacente avec son père, entente fondée aussi sur une posture distante, différente. Jessie vit avec sa mère à New York. De sa parentèle dédoublée, elle a conçu un éloignement et un cloisonnement des éléments de sa vie. Inconsciemment, au fil des conversations du trio, l’intérêt de Jim glisse du père à la jeune femme. Mais un jour, Jessie disparaît. Sans qu’il soit possible de déclarer son départ soudain comme volontaire, elle a laissé toutes ses affaires dans la maison. Sans qu’il soit possible de savoir où et comment elle s’est évaporée. Ce mystère peine et oppresse les deux hommes. Elster s’enfonce progressivement dans une dépression désespérée. Jim refuse de renoncer à la chercher…Jusqu’au moment où il touche de près à l’expérience du désert qui absorbe le vivant. Cette épreuve bouleverse son obstination, le retour à la civilisation s’impose comme un acte de survie.
« Nous la laissions derrière nous. C’était une pensée difficile. Nous étions convenus au début que l’un de nous devrait rester là, toujours. Et maintenant, une maison vide à l’orée de l’automne et pour tout l’hiver, sans la moindre chance qu’il y revienne un jour. (…)
…Nous fûmes bientôt en route parmi des zones de failles et entre des amoncellements de rochers tourmentés, l’histoire qui défile par la vitre, les montagnes qui se forment, les mers qui reculent. L’histoire d’Elster, le temps et le vent, l’empreinte d’une dent de requin incrustée dans la pierre du désert. "( p 115)
La boucle se referme ainsi, une bulle hors du temps, dans un espace sidérant et désertique, où rien ne peut plus vraiment progresser, évoluer, changer. La solution suggérée par Don De Lillo réside dans cette ultime fuite vers la civilisation, le téléphone qui sonne à nouveau, le contact à renouer avec nos congénères, dans le brouhaha du trafic …
Ce roman, le premier que je lis de Don de Lillo, m’a paru déconcertant . En traduisant d’une manière percutante l’extrême ralentissement de nos mouvements perpétuels, cette élongation du temps face à l’immobilité absolue du désert, l’auteur nous confronte à une démarche à la fois fascinante et mortifère. Et pourtant, nos deux hommes reviennent vers la ville, vers la vie… Mais ce positionnement traduit surtout une vision intellectuelle de nos ressorts vitaux. Jessie incarne sans doute le seul personnage charnel, elle vit par ses sensations. Les deux hommes sont dans la prostration, à l’image du visage halluciné de l’acteur sur l’écran. Honnêtement, j’ai essayé de comprendre et j’ai admis la démarche, mais je ne parviens pas à adhérer au sens de ce livre; n’est-ce pas trop intellectuel pour moi ?
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