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Certaines n'avaient jamais vu la mer

Certaines n'avaient jamais vu la mer

Auteur : Julie Otsuka

Éditeur : Phebus

Année : 2012

Le poids d’un livre ne tient décidément jamais à son format. Ce roman de Julie Otsuka est un petit bijou dense et délicat à la fois, couronné en 2012 par le prix Fémina étranger, à juste titre.
En s’inspirant de l’histoire réelle , Julie Otsuka retrace le voyage et l’arrivée aux USA de nombreuses femmes japonaises dans l’entre-deux guerres. Immigration douloureuse et trompeuse, d’autant plus dramatique qu’elle s’est effectuée dans le silence des deux côtés du Pacifique. La plupart de ces jeunes femmes en effet sont parties pratiquement vendues par leurs familles, qui concevaient ce départ comme un moyen d’échapper à la misère nippone. Mais l’arrivée aux USA leur réservait un désenchantement immédiat : les arrivantes accueillies plus ou moins mal par de pseudo fiancés en quête d’une esclave bon marché, ont dû se dépouiller de leurs rêves et leurs illusions pour se couler dans le moule d’une société aussi dure et cruelle qu’était l’Amérique de la Dépression.
Pourtant, pour poignants que soient les mots de l’auteur, le récit transmet une délicatesse poétique, grâce à l’écriture concise et lucide de Julie Otsuka.
Dès le premier paragraphe le lecteur est embarqué dans un récit au ton incantatoire : « Sur le bateau, nous étions presque toutes vierges. Nous avions de longs cheveux noirs, de larges pieds plats et nous n’étions pas grandes.. Certaines d’entre nous n’avaient mangé toute leur vie durant que du gruau de riz et leurs jambes étaient arquées, certaines n’avaient que quatorze ans et c’étaient encore des petites filles.… »
Le génie de Julie Otsuka passe par une assimilation du particulier au collectif : par l’utilisation systématique du pronom pluriel, le récit acquiert une force universelle et collective. Il est intéressant de noter que la plupart des relations de catastrophes humanitaires, de crimes génocidaires sont romancées par le filtre de cas particulier pour mieux cibler l’humanité des victimes. L’inversion du procédé m’a semblé très efficace, renforçant la puissance des motivations et le ressenti culturel : « Nous ne parlions pas d’elles ( les employeuses) dans nos lettres à notre mère. Nous ne parlions pas d’elles dans nos lettres à nos sœurs et amies. Car au Japon le métier le plus vil qu’une femme puisse exercer est celui de bonne. »
Par cette obligation morale de travestir la réalité, nous mesurons mieux encore la solitude absolue , le désert affectif et psychologique dans lequel ces milliers de femmes ont été propulsées. Mais leur calvaire ne s’arrêtent pas là. Certaines d’entre elles ont pu « s’installer », avec l’homme qui leur est échu, à force de travail et d’abnégation, elles ont élevé leurs enfants avec la ferme volonté de les voir s’assimiler au nouveau pays, quand survient la seconde guerre mondiale. Un fléau supplémentaire s’abat sur leur sort : la suspicion des « vrais » américains, ceux de souches européennes ou noires, entraine l’internement de leurs hommes, voire de familles entières, qui disparaissent brutalement après des mois de menaces.
« Nous essayions d’entretenir des pensées positives. Si nous finissions notre repassage avant minuit le nom de notre époux serait retiré de la liste. Si nous achetions pour dix dollars d’emprunts de guerre, nos enfants seraient épargnés. Si nous chantions the Hemp Winding Song jusqu’au bout sans faire la moindre erreur alors il n’y aurait plus de liste, ni de lessive, ni d’emprunts de guerre, ni même de guerre. » ( page 104)
Le lecteur sidéré mesure une fois encore combien l’Histoire est cruelle, même dans le Pays qui incarne la Liberté. Mais le ton de Julie Otsuka ne cède jamais à l’amertume, il devient un témoignage lucide et dérangeant du poids des cultures et des mentalités. Et on referme ce très beau récit avec une terrible envie de faire évoluer le genre humain. À lire absolument.


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