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Le Roi des Aulnes

Le Roi des Aulnes

Auteur : Michel Tournier

Éditeur : Gallimard ( folio)

Année : 1970

Le Roi des Aulnes, c’était d’abord un poème de Goethe, sublimé par la musique de Schubert… En 1970, Michel Tournier reprend le titre afin d’illustrer le symbole du père qui emporte son enfant vers la Mort, lien projeté entre le lied et le personnage d’Abel Tiffauges.
Pour mon compte, l’Ogre de Kaltenborn, sous-titre d’une partie du récit, cernerait davantage le curieux destin du personnage imaginé par l’écrivain.

Ce roman raconte donc l’histoire d’un enfant malchanceux, Abel Tiffauges, mal-aimé, manifestement destiné à devenir souffre-douleur de l’internat Saint Christophe, jusqu’à l’intervention protectrice de Nestor, un condisciple très particulier. Abel bénéficie en la présence de Nestor d’un véritable mentor, à double titre : À l’abri des persécutions ordinaires, Abel découvre le sens caché des choses, grâce à la curiosité sans limites et l’originalité de cet étrange garçon. Cependant, Nestor meurt dans un accident curieusement salvateur pour Abel. Dès lors, l’idée que l’univers est marqué de signes inversés est définitivement ancrée dans le rapport du personnage à la réalité.
Abel est cependant loin d’être tiré d’affaires. Se sentant « différent », il apprend à faire profil bas, il s’isole et son épanouissement affectif se réduit à des clichés volés. Indubitablement, il est déjà « un ogre », attiré par les jeunes êtres, garçons ou filles pré pubères, qu’il suit et photographie au risque d’être poursuivi…
Dans son journal qu’il intitule « écrits sinistres », il note :
« C’est étrange, depuis que je m’occupe intensément des enfants, il me semble que j’ai moins d’appétit. Je m’avise que les devantures des crémeries et les étals des boucheries n’excitent plus comme jadis ma voracité. J’en viens à délaisser la viande et le lait cru pour un régime plus ordinaire. Et pourtant, je ne maigris pas ! Tout se passe comme si le contact des enfants apaisait ma faim de façon plus subtile et comme spirituelle, une faim qui aurait évolué du même coup vers une forme plus raffinée, plus proche du cœur que de l’estomac… ( citation p 157-158 )
Sa recherche de symbole identitaire le mène à définir un culte personnel envers un modèle d’« Ogre » historique dont il revisite le mythe :
« Le mélange de cauchemars, d’hallucinations et d’accès de lucidité dévastateurs qui a empli ma nuit a été constamment dominé par la grande et radieuse figure de Raspoutine. Pour moi, il avait été jusqu’ici celui qui, ayant prêché scandaleusement l’innocence du sexe, s’était opposé de tout son poids— qui était considérable à la cour— aux menées bellicistes de l’entourage du star.…( p 164-165)
En ce qui le concerne, Tiffauges se sait promis à une destinée hors du commun et s’en remet à cette prédestination. Peu lui importe désormais d’être compris ou jugé, il est habité par la certitude de ne pas appartenir au commun des mortels :
« Je ne dois pas me dissimuler que tous ces hommes qui me haïssent sur un malentendu, s’ils me connaissaient, s’ils savaient, ils me haïraient mille fois plus, et alors à bon escient. Mais il faut ajouter que s’ils me connaissaient parfaitement, ils m’aimeraient infiniment. Comme fait Dieu. Lui me connaît parfaitement.…
Mes nuits carcérales me reportent irrésistiblement aux longues heures de veille du collège Saint Christophe. L’absence de Nestor n’est même pas un obstacle à la puissance de ces évocations, car d’une certaine façon il revit en moi, je suis Nestor. Ainsi toute ma vie passée s’étale devant mes yeux fermés en panorama comme si j’étais sur le point de mourir. » ( 174-175)
Encore une fois, Abel reconnaît la marque du destin, quand, accusé d’avoir violé une fillette, il est sauvé par la déclaration de guerre du 3 septembre 1939. Affecté dans un régiment colombophile, il se voue aux soins des pigeons, incapable là encore de développer des relations d’égal à égal avec ses compagnons d’armées. « À mesure que les pigeons envahissaient sa vie, Tiffauges s’enfonçait dans une solitude de plus en plus farouche. Il n’avait jamais été bavard, il devint tout à fait taciturne. Il était toujours resté en marge des palabres et des jeux de ses compagnons, il disparut des journées entières sans que l’on s’inquiétât de lui. » ( Page 199) La fin de la drôle de guerre se solde par un nouveau pied de nez du destin. Toujours à l’affût des signes, il se forge une relation très particulière au monde :
« Dès le lendemain, Tiffauges fut séparé des trois officiers et se retrouva dans une cour d’usine à Strasbourg avec quelques centaines de compagnon de captivité. Il en connaissait au moins un, mais il était peu enclin à frayer avec qui que ce fût, encore moins avec Ernest, le colombocide, qu’avec un autre. La première nuit, il avait mangé seul l’un des trois rôtis. Il s’&était persuadé qu’il s’agissait du pigeon d’argent. Question de poids sans doute, mais aussi un certain non sans affinité avec l’odeur habituelle de l’oiseau vivant. Les deux autres rôtis lui permirent, non seulement de ne pas souffrir de la faim qui tenaillait ses camarades, mais aussi de nourrir son âme en la faisant intimement communier avec les seules créatures qu’il eût aimées depuis six mois. » ( Page 211)



Prisonnier des Allemands, il est envoyé dans un camp de Prusse-Orientale. Ce coup du sort ne lui procure aucune crainte : » Tiffauges se laissa glisser dans la captivité sans résistance,, avec la foi robuste et optimiste du voyageur qui s’abandonne au repos de l’étape en sachant qu’il va s’éveiller quelques heures plus tard, en même temps que le soleil, lavé des fatigues de la veille, régénéré, prêt à un nouveau départ. Il avait laissé tomber derrière lui comme vêtements souillés, comme chaussures éculées, comme peaux craquelées, Paris et la France… Beauvais et le collège Saint Christophe. » ( Page 215)
La chance, l’audace, l’inconscience se donnent la main pour ouvrir alors à Abel Tiffauges l’occasion d’un retournement de situation. Le prisonnier se donne les moyens de sa liberté. Au lieu de voir les Allemands comme ses ennemis, il devient le prisonnier modèle, il gagne la confiance de ses geôliers, sans état d’âme. De la forêt autour du camp, il devient le second du garde forestier, conquiert ses entrées dans le domaine de Göring, l’ogre de Rominten. Tiffauges avance en territoire connu, il absorbe les signes, s’ouvre aux circonstances, y puisent les intuitions nécessaires à ses plans, jusqu’à ce que les événements le mettent en situation d’intégrer la forteresse de Kaltenborn. Ce prytanée, école militaire réservée aux jeunes hommes du pays, accueillent des enfants de plus en plus jeunes, au fur et à mesure des besoins front. C’est alors que Tiffauges, surnommé « Tief Auge »,( yeux profonds), par l’un des spécialistes en critères de race, devient l’Ogre de Kaltenborn, parce qu’il prend à cœur sa mission de recruteur.

Au cours de ses pérégrinations, Tiffauges a développé le concept de « portance » qu’il baptise « phorie », qui constitue la trame de tous les événements qui ont tissé sa vie : Nestor a été son « porteur », de chance et d’éveil. À son tour, sa relation particulière aux enfants s’est cristallisée à partir d’un désir déclenché par une nécessité de protection. Les symboles convergent vers la sublimation de ce rôle qui donne du sens à sa vie. Alors que le troisième Reich entre dans la phase finale de son existence, Tiffauges vit son apogée et sa rédemption en protégeant le jeune Éphraïm. Dernier retournement de situation, ultime « phorie » qui illumine sa marche vers son destin.

Que penser de ce roman dense et baroque ? Abel Tiffauges appartient à la catégorie des personnages dont tout lecteur « sain » se défie. Avec ce protagoniste, Michel Tournier porte notre réflexion aux marges de l’acceptable. Tiffauges n’a rien d’un héros, malgré sa fin sublime, il incarne une misanthropie fondée sur la fuite plus que sur un choix. Son attirance pour les enfants reste floue, la question de l’acte sexuel est détournée par ce qui s’apparente au délire ( la phorie, l’inversion des signes). Il n’en demeure pas moins qu’il y a pédophilie au sens étymologique du terme, même si à l’époque où Tournier l’a écrit, on sait que la mentalité ambiante était moins vigilante sur les conséquences du fait chez les enfants.
Tournier ne cherche pas d’ailleurs à faire naître une quelconque empathie pour son personnage ; dans la relation de son personnage aux nazis, il ne pose même pas, me semble-t-il de critères moraux. Tout juste comprend-t-on que Tiffauges n’est pas à l’aise devant le peu ragoûtant Göring. La thèse de Tournier repose davantage sur la force cachée des apparences simplistes : toute la première partie du livre, développant le décalage du personnage par rapport aux normes sociales, montre un Abel un peu simplet, promis à devenir une victime,
sauvé de son esclavage par un garçon retors, au comportement ambigu, pervers, inquiétant. Tiffauges adulte est devenu garagiste ; prisonnier, il réussit à sortir du camp et devient momentanément garde-chasse avant que les circonstances ne l’amènent à réaliser son destin « d’ogre ». Très rapidement, l’amoralité du personnage éclaire son comportement erratique. Ce qui met en évidence le paradoxe final, la rédemption supposée du porteur d’enfant, qui n’agit pas poussé par la notion du Bien, mais de « son » bien. Ce qui laisse le lecteur livré au malaise, car l’écriture de Tournier, ample et dense, capte notre curiosité sans nous délier du vertige face au Mal inconscient. Innocent ou pervers, Tiffauges ne se sent jamais coupable.

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