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Limonov

Limonov

Auteur : Emmanuel Carrère

Éditeur : P.O.L

Année : 2011

Exergue : « Celui qui veut restaurer le communisme n’a pas de tête. Celui qui ne le regrette pas n’a pas de cœur. » Vladimir Poutine.

Je viens d’achever ce terrible récit biographique qu’Emmanuel Carrère a consacré à Editchka Veniaminovitch Savenko, fils d’un tchékiste dépourvu d’ambitions (ou trop réaliste pour en cultiver) et de Raïa Zybine, elle-même fille frustrée d’un ex-apparatchik des années trente, et qui ne se pardonne pas la rétrogradation paternelle.
Né en 1942 alors que son père occupait des fonctions de planqué à l’arrière, Editchka, dit Édouard à l’occidentale, réalise très tôt que son père n’est pas un héros, et cette désillusion précoce conditionne les choix hasardeux du personnage, qui se rebaptise Limonov par dérision pendant sa période « jeune artiste maudit » à Kharkov puis à Moscou.
De fait, même si le personnage Limonov est impressionnant, l’intérêt du travail d’E Carrère réside dans la perspective qu’il adopte pour dérouler le fil de son raisonnement. Comme dans D’autres vies que la mienne, le précédent ouvrage que j’ai lu du même auteur, l’écrivain a besoin de se situer par rapport à son sujet, et il est assez lucide pour le souligner, à plusieurs reprises. Le procédé peut être terriblement agaçant, mais à bien y réfléchir, ce jeu de miroir, pour être narcissique, n’est dans ce cas précis pas si gratuit, comme en témoigne ce parallélisme établi pages 35-35 :
« Je vis dans un pays tranquille et déclinant, où la mobilité sociale est réduite. Né dans une famille bourgeoise du XVIe arrondissement, je suis devenu un bobo du Xe. Fils d’un cadre supérieur et d’une historienne de renom, j’écris des livres, des scénarios, et ma femme est journaliste.(…) Je ne pense pas que ce soit mal, ni que cela préjuge de la richesse d’une expérience humaine, mais enfin du point de vue tant géographique que socioculturel on ne peut pas dire que la vie m’a entraîné très loin de mes bases…
Limonov, lui, a été voyou en Ukraine ; idole de l’underground soviétique; clochard puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan; écrivain à la mode à Paris; soldat perdu dans les Balkans ; et maintenant dans l’immense bordel de l’après-communisme, vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados. Lui-même se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud : je suspends sur ce point mon jugement. Mais ce que j’ai toujours pensé, (…) C’est que sa vie romanesque et dangereuse racontait quelque chose. Pas seulement sur lui, Limonov, pas seulement sur la Russie, mais sur notre histoire à tous depuis la fin de la seconde guerre mondiale. »

Ayant ainsi prévenu ses lecteurs du point de vue adopté, Emmanuel Carrère entreprend de reconstituer le parcours atypique et remarquable de son personnage, à l’aide notamment des nombreux éléments biographiques relatés dans les livres de son héros. Le fait est que cet Édouard est un personnage complexe et déroutant: narcisse égoïste et vrai dur, poète et politicien réactionnaire, sentimental défaitiste, fidèle (à sa manière !) macho ivrogne et faible tout à la fois, touché par une expérience spirituelle aux frontières du chamanisme, idéaliste intransigeant, prisonnier politique après avoir fait le feu de feu dans les Balkans des années 90.
Même Jules Verne n’avait pas pensé à doter un seul personnage d’autant de facettes!
Le seul aspect du personnage qui ne me tente pas, finalement, c’est de m’attaquer à ses œuvres !
L’intérêt majeur de ce livre réside dans l’ouverture qu’il nous apporte sur une mentalité, l’état d’esprit d’un peuple qui vit seulement à trois heures de chez nous, et dont nous restons impuissants à comprendre leurs options politiques et leur mode de fonctionnement. Cette admiration soumise d’un peuple à son nouveau dictateur, Poutine, m’a totalement déconcertée quand je l’ai entendu défendre avec véhémence par l’épouse russe d’un de nos amis. Elle venait de choisir de quitter son pays, avec tous les inconvénients d’un exil (sans doute plus économique que politique), mais elle s’offusquait du mauvais jugement que nous avions de lui! Je me demande si Éléna n’a pas trouvé en Carrère un avocat à sa cause :
« Poutine, j’y pense beaucoup en terminant ce livre. Et plus j’y pense, plus je pense que la tragédie d’Édouard, c’est qu’il s’est cru débarrassé des capitaines Lévitine qui ont empoisonné sa jeunesse et que, sur le tard, alors qu’il croyait la voie libre, s’est dressé devant lui un super-capitaine-Lévitine : le lieutenant-colonel Vladimir Vladimirovitch. »

Suit un portrait du président russe et deux pages suffisent pour mettre en évidence ce qui nous empêche, nous les lecteurs occidentaux sans racines slaves, pourquoi nous ne comprenons rien à la relation des Russes et de leurs dirigeants.
« On dit qu’il (Poutine) parle en langue de bois : ce n’est pas vrai. Il fait ce qu’il dit, il dit ce qu’il fait, quand il ment c’est avec une telle effronterie que personne n’est dupe. Si on examine sa vie, on a la troublante impression d’être devant un double d’Édouard. Il est né, dix ans plus tard que lui, dans le même genre de famille. : père sous-officier, mère femme de ménage (…) Il a grandi dans le culte de la patrie, de la Grande Guerre patriotique, du KGB et de la frousse qu’il inspire aux couilles molles d’Occident.… Il a intégré les organes** par romantisme, parce que des hommes d’élite, par qui il était fier d’être adoubé, y défendaient leur patrie.. Il s’est méfié de la perestroïka, il a détesté que des masochistes ou des agents de la CIA fassent tout un fromage du Goulag et des crimes de Staline, et non seulement il a vécu la fin de l’Empire comme la plus grande catastrophe du XXe siècle, (…)
Arrivé au pouvoir, il aime, comme Édouard, se faire photographier torse nu, musclé, en pantalon de treillis, avec un poignard de commando à la ceinture. Comme Édouard, il est froid et rusé, il sait que l’homme est un loup pour l’homme, il ne croit qu »’au droit du plus fort, au relativisme absolu des valeurs, et il préfère faire peur qu’avoir peur. Comme Édouard, il méprise les pleurards qui jugent sacrée la vie humaine. L’équipage du sous-marin Koursk peut mettre huit jours à crever d’asphyxie au fond de la mer des Barants, les forces spéciales russes peuvent gazer 150 otages au théâtre de la Doubrovka et 350 enfants être massacrés à l’école de Beslan, Vladimir Vladimorovitch donne au peuple des nouvelles de sa chienne qui a mis bas.(…)
« La différence avec Edouard, c’est que lui a réussi. Il est le patron. Il peut ordonner que les manuels scolaires arrêtent de dire du mal de Staline, mettre au pas les ONG et les belles âmes de l’opposition libérale…( Page 478)

Un dernier point cependant sur la manière du récit. Cette biographie d’une personne encore vivante se veut aussi précise qu’un documentaire journalistique. E Carrère prend le parti de le ponctuer de remarques personnelles qui alourdissent régulièrement le flux de sa narration. Plus indigestes encore, certaines constructions sont répétitives. Je n’en citerai qu’un exemple bref, page 460 : « Comment raconter ce que je dois raconter à présent ? Cela ne se raconte pas. Les mots se dérobent. Si on ne l’a pas vécu, on n’en a pas la moindre idée, et je ne l’ai pas vécu. » Que penser de ces précautions oratoires au style volontairement banalisé, sans aucun égard aux répétitions les plus basiques ? Est-ce la démonstration travaillée pour démontrer l’honnêteté intellectuelle? Déconcertant quand par ailleurs le lecteur ne peut se méprendre sur le travail abouti de l’écrivain.
Ce Limonov me laisse la satisfaction d’un ouvrage intéressant pour sa teneur, mais il n’appartient pas aux lectures délices que je prends plaisir à vanter.



*Hélène Carrère d’Encausse, dont les essais dans les années 80 sur la géopolitique de l’URSS ont été marquants.


**(Nom générique pour la police politique sous ses différents états, de la Tcheka au FSB et passant par le GPU, le NKVD et le trop fameux KGB)

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