L'homme-joie
Auteur : Christian Bobin
Éditeur : l'Iconoclaste
Année : Août 2012
Christian Bobin n’est certes pas l’écrivain le plus célèbre (ni le plus célébré) de France, mais il est de ces auteurs rares dont les livres deviennent de véritables compagnons. Son dernier ouvrage, justement, fait immédiatement parti de ceux qu’on installe à son chevet, et dont on se dit : « celui-là, je ne le prêterais pas, je l’offrirai… »
Il s’agit d’ailleurs d’un recueil singulier, suite de réflexions sur des sujets divers, reliés, ponctués par de fulgurantes pensées poétiques, sorte d’axiomes qui éclairent le parcours intérieur de l’auteur.
« Écrire, c’est dessiner une fenêtre sur un mur infranchissable, et puis l’ouvrir. »
Qui ne s’est retrouvé devant une page toute blanche, animé du désir de transmettre une émotion intense, l’envie de lire Bobin par exemple, sans savoir comment débuter cette note qu’on voudrait à la hauteur du sujet, celui-là ne saisit pas à quel point cette phrase est juste, alors même qu’elle paraît évidente, au-delà de sa force imaginative.
La forme de l’ouvrage revêt ici une importance particulière : n’imaginez pas lire l’homme-joie sur une tablette numérique, ce serait vous priver irrémédiablement de la transmission sensuelle des mots de Bobin : le grain du papier, la graphie manuelle de phrases-clés, le cahier bleu inséré en son centre, son ventre spirituel, font partie intégrante de l’émotion qui tisse une intimité entre le lecteur et l’objet dans ses mains.
Il s’agit bien pourtant d’un homme qui livre son cœur, des sentiments dont seule une vraie maturité autorise la délivrance : l’amour du père, des rencontres de personnalités dont son âme de poète perçoit la beauté banalisée, de son amour sublimé pour « la plus que vive », la femme aimée et perdue à jamais. J’ai apprécié infiniment les pages consacrées à Glenn Gould, à la perception extraordinaire de cet être habité d’une acuité musicale si forte qu’il lui devient impossible de la vivre dans le bruit et la fureur du monde. Bobin semble se glisser dans l’âme du musicien et ses mots tout à coup suscitent une irrésistible envie de reprendre l’écoute attentive des interprétations du pianiste disparu.
« Quand j’étais jeune, mes livres s’écrivaient d’eux-mêmes. Je n’en étais pas le maître. La lune, l’herbe, le visage solaire de l’amoureuse et la vie qui est plus que la vie et la mort réunies, tout les écrivait. Ils étaient à peine « mes » livres. La robe blanche de l’amoureuse m’avait ébloui.(…) De cet éblouissement avaient jailli des centaines de notes et de carnets. Les mots que j’écrivais étaient comme les petits moulins que les enfants tiennent dans leur main, dont le vent brasse les ailes colorées. » (Page 60)
Impossible évidemment de citer tout le livre, mais il n’existe pas dans ces pages de moments qui ne semblent importants, dictés par un être inspiré. Quand il évoque la mort de son chat, ou cette confidence qui ouvre le chapitre Vita Nova : « J’ai lu plus de livres qu’un alcoolique boit de bouteilles.… » Il ne s’agit pas de posture mais plutôt d’expliquer comment les mots illuminent la vie, lui donne son sens profond et cette joie fondamentale dont il est question, la joie de l’homme qui magnifie sa vie non de paillettes et de faux-semblant, mais par la recherche de l’admirable simplicité des fleurs des champs, la vision d’un cheval broutant dans un pré à la lumière du matin.
Du carnet bleu, je ne citerai rien, pas un mot, car il me semble que ce serait violer le lien tissé par l’auteur à la « plus que vive ». Ce texte, dont l’éditeur a conservé la graphie manuelle de Bobin, est été écrit et publié en 1980, certains d’entre vous en aurez peut-être mémoire. Mais il constitue une déclaration d’Amour que rien ne vient abolir, pas même le temps.
Mais pour le plaisir, dans le désordre, je picore pour vous quelques apostrophes, facettes du sel et du miel qui pimentent l’ouvrage :
« Ce qui me manquera dans l’éternité, ce sont les livres et les lettres.
La douceur de ce poème était si grande qu’à la fin de ma lecture je n’avais plus de corps ?
Je rêve d’un petit livre dur comme le crâne d’un enfant bagnard mais dont la fontanelle ne serait pas encore soudée."
Et celle-ci qui m’offre une admirable conclusion :
"Quand ils voient un miracle, la plupart ferment les yeux."
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