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Le passage de la nuit

Le passage de la nuit

Auteur : Haruki Murakami

Éditeur : 10/18 ( Belfond étranger)

Année : 2004

Noctambule insomniaque, témoin curieux sans voyeurisme, quiconque a passé quelques nuits blanches à meubler sans pitié pour le sommeil en fuite, vous allez reconnaître sans peine une part de votre obscure agitation dans la longue errance de Mari tout au long de cette longue, longue nuit que la jeune fille traverse au long des pages de ce roman.

Il y avait bien longtemps que je souhaitais « m’attaquer » à l’univers de Haruki Murakami. Je n’ai pas été déçue par le récit que donne l’auteur japonais de l’errance insomniaque de la jeune fille. Jusqu’au bout, l’écrivain préserve une grande part du mystère de son héroïne, en maintenant un voile quasi onirique sur les raisons qui la poussent à fuir sa demeure de banlieue pour s’imposer une séance de lecture dans un restaurant impersonnel. Heureusement pour elle, un curieux garçon, étudiant peu convaincu mais joueur de trombone passionné la reconnaît et décide de lui tenir compagnie, un moment du moins. Aux premiers échanges, le lecteur devine que Mari a un souci concernant sa sœur Éri, sans qu’il soit encore possible de deviner la nature de ce problème. Mais le jeune musicien, dont nous apprenons plus tard qu’il s’appelle Takahashi, est à l’origine d’une nouvelle rencontre qui rompt définitivement la solitude recherchée par Mari. Elle fait la connaissance de Kaoru, avec laquelle elle n’aurait jamais dû échanger trois phrases… Ce n’est pas la moindre des surprises qui attendent l’étudiante au cours de cette nuit blanche dans les rues de Tokyo.

L’originalité du passage de la nuit tient d’abord au regard particulier que Haruki Murakami nous convie à porter sur les personnages et les situations qu’il a imaginés. La structure et le ton du roman posent le lecteur en situation d’observateur attentif, comme un scientifique passerait au crible l’examen d’une culture de cellules. Par la grâce des incipit de chapitres, nous devenons lecteurs témoins, impliqués dans l’attention portée au déroulement de cette nuit.
« La ville s’ouvre à notre regard.
Ce paysage urbain, nous l’observons à travers les yeux d’ un oiseau de nuit qui volerait très haut dans le ciel. Depuis ce point de vie panoramique, la ville apparaît comme une gigantesque créature… » (Incipit du roman, page 7)

Dès lors, le ton de la narration adopte la rigueur et la neutralité d’un rapport ethnologique :
« Nous sommes dans le restaurant Denny’s . Éclairage banal, efficace néanmoins ; décoration inexpressive et vaisselle neutre ; plan des sols calculé méticuleusement, jusque dans les moindres détails, par des pros en techniques organisationnelles ; musique d’ambiance inoffensive ; employés formés à appliquer fidèlement les procédures décrites dans le manuel. » (pages 8-9)

Cependant, la sécheresse apparente du relevé précis des éléments du décor nous conduit à devenir attentifs aux failles cachées sous la maîtrise des situations. Ainsi l’ouverture du chapitre 2 présente la chambre où dort Éri. Comme chaque partie de ce roman, l’ouverture est surmontée d’une horloge dessinée indiquant l’heure du démarrage de la séquence. Il est donc vingt-trois heures cinquante-sept, minuit moins trois. Nous entrons dans la pièce sur les indications de l’auteur :
« La chambre est sombre. Notre regard s’habitue peu à peu à l’obscurité. Une femme dort dans le lit. Une belle jeune femme ; Éri, la sœur aînée de Mari. Éri Assaï. Personne ne nous l’a dit mais nous avons deviné. Un torrent de cheveux noirs déborde de son oreiller.
Nous nous confondons avec un œil qui regarde, ou mieux peut-être, avec un regard caché qui vole l’image de cette femme. Devenu caméra suspendue en l’air, notre œil est apte à se déplacer librement dans la chambre. »
La force du procédé se révèle abruptement alors que nous avons confortablement accepté notre poste de scrutateur impartial. Haruki Murakami nous attend au détour du chapitre pour instiller un doute sur l’apparente tranquillité de ce sommeil profond :
« …Mais la caméra semble avoir perçu une présence par là. Ou bien est-ce un pressentiment . Gros plan sur l’écran. Nous partageons le pressentiment avec la caméra, fixons silencieusement l’écran.
Nous attendons. Retenons notre souffle, tendons l’oreille.
Le réveil affiche 0 :00.
Nous entendons un grésillement d’origine électrique. Au même moment, l’écran acquiert une parcelle de vie et commence à clignoter très légèrement…»
Évidemment, je me garde de trahir le suspense induit. Car à cet instant, notre raison, qui s’est adaptée au style cartésien du récit, commence à poser des hypothèses. Et la malice de l’auteur nous cueille alors à la croisée des possibles, chamboule notre rationalité, laisse entrevoir des mystères qui frôlent l’occultisme ou la télépathie, nous obligeant ainsi à plus de vigilance :
« …Dans cette chambre, quelque chose est sur le point d’arriver. Certainement. Quelque chose sans aucun doute lourd de sens. »

Impossible dès lors de s’arracher à la suite des événements qui ponctuent la nuit de Mari. En d’incessants aller-retour, nous suivons le grignotage des heures de cette nuit particulière, jusqu’au petit matin, à l’heure du premier train qui ramène Mari chez elle. Elle pénètre dans la chambre d’Éri…
Mais non, je n’en livrerai pas plus… À votre tour, réservez donc votre prochaine insomnie pour accompagner Mari dans les rues de la métropole nippone.

Traduit par Hélène Morita en collaboration avec Théodore Morita


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