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Regarde donc l'Euphrate charrier le sang

Regarde donc l'Euphrate charrier le sang

Auteur : Yachar Kemal

Éditeur : Gallimard ( du monde entier))

Année : 2004

Terrible intrusion de la guerre au Paradis…
Ce roman est le premier tome d’un ouvrage en deux parties intitulé Une histoire d’île.
Yachar Kemal nous ramène en ce premier quart du XXème siècle, alors que s’achève enfin le terrible conflit commencé lors de la première guerre mondiale (l’empire Ottoman s’étant déclaré aux côtés des puissances allemandes et austro-hongroises). Conséquences directes des affrontements, l’Empire Ottoman fragilisé connaît sa révolution, sous l’influence du chef militaire Mustafa Kemal (Atatürk), et la République turque est proclamée en 1923. C’est à ce moment précis que débute ce présent roman.


L’île Fourmi appartient au territoire de la nouvelle entité turque. Elle est cependant peuplée depuis des siècles par une communauté d’origine grecque, qui a amalgamé au fil du temps les langues et les usages grecs et turcs, sans échelle de valeur. Les accords signés par Atatürk pour stabiliser la région prévoit cependant le rapatriement des communautés dans leurs « patries » d’origine. C’est un gigantesque déplacement de populations, sans lien avec leur destination. Une tragédie invraisemblable à laquelle les îliens refusent de croire. Ils partent cependant, persuadés de revenir avant peu… Sauf Vassilis, pêcheur de son état, mais surtout ancien combattant des Dardanelles et « des montagnes d’Allahüekber avec leur linceul de neige ».
Mais pour lors, c’est un étrange marin qui débarque le premier sur l’île désertée. Un personnage hors norme, dont le comportement montre la détermination et le courage ;
« Poyraz Musa ramait depuis la veille au soir, presque sans reprendre souffle, sans hâte, avec un rythme régulier, en parfaite harmonie avec l’onde. »
Cette harmonie cependant sera de courte durée. Poyraz Musa perçoit parfaitement une ombre fugace qui semble le surveiller. S’installe alors, malgré les multiples détours du récit, une longue partie de cache-cache entre le fantôme et l’aventurier au passé obscur.
Car les deux hommes sont hantés par leurs souvenirs des combats, aussi âpres et cruels pour l’un que pour l’autre. Vassilis a laissé sur les champs de batailles gelés une partie de sa raison, et a refusé d’abandonner son île, dont il a doublement gagné le droit par son courage et son endurance pendant la guerre. Les terribles souvenirs des » milliers de soldats d’un corps d’armée gelés sur pied, pétrifiés sur les flancs de la montagne… Quoiqu’il fasse ces visions d’horreur ne s’effaçaient pas de son souvenir. Et leur arrivée au Mont Ararat ? Chaque jour, des soldats qui mourraient par centaines, vaincus par le typhus. Et les déserts de Mésopotamie où une poignée de survivants de la grande armée ottomane crevaient de la malaria ? Chaque fois que ces images lui revenaient en mémoire, Vassilis mourrait de honte en pensant qu’ayant vu tout cela on ne pouvait plus regarder un autre être humain dans les yeux… «

Yachar Kemal nous entraîne ainsi dans les souvenirs et les délires de ces deux personnages, par la magie de sa langue foisonnante, riche d’échos lyriques et d’images saisissantes. Qu’il s’agisse des descriptions de combats ou de la mise en scène de la tempête, Yachar Kemal nous ensorcelle de ses mots justes et poétiques. Surtout, la lente métamorphose du lien entre ces deux personnages antagonistes, ennemis ou frères d’armes tend le récit d’une fraternité obsessionnelle. Le lecteur souhaite leur rencontre, voudrait que les tamaris ou la roselière cessent enfin d’abriter leurs ombres… Mais il nous faut attendre que Vassilis renaisse à l’autre : « Il se rassit, se prit la tête entre les mains ; « Ah si je pouvais sauver cet homme, ah ! s’il avait la vie sauve ; je le tuerais non pas une mais mille fois. Ah, si au moins il avait la vie sauve ! »
Mais Yachar Kemal ne nous livrera le suc de son humanité qu’après nous avoir longuement préparé à en apprécier l’incomparable saveur. Jusqu’au bout de l’ouvrage, il parsème le récit de rencontre flamboyante, et donne la parole à l’émir qui sauve Poyraz Musa à double titre, en le soustrayant d’abord à ses poursuivants, mais aussi et surtout en lui ouvrant les yeux sur l’Humanité et la tolérance de ses victimes.
« Il y a une telle force intérieure chez l’être humain qu’il résiste à tout, ne se corrompt pas, se renouvelle. Comme la terre, comme la lumière, comme l’eau. Je ne suis pas yézidi moi-même, mais j’admire et je respecte leur résistance, leur amitié. Eux ne tuent pas. … Ils disent que la guerre est un massacre collectif. Ils font tout pour ne pas faire la guerre. Des siècles durant, on les a saignés. Leur sang a coulé à flots. Ils ont été réduits à manger de l’herbe, mais jamais leurs cœurs n’ont noirci. En toutes circonstances, ils ont trouvé refuge dans les montagnes ; ils ont vécu comme des aigles. »
À l’image de cette leçon d’Humanité aux échos toujours actuels, Kemal démontre que ces personnages s’expriment aisément en de multiples langues. Il dresse ainsi un portrait d’une société d’avant Babel où la compréhension entre communautés différentes ne serait pas empêchée par la Parole.
Vassilis le Grec et Poyraz le Tcherkesse peuvent-ils vivre en Paix sur le même sol ? Nul doute que Yachar Kemal nous convie à l’imaginer.

traduction assurée par ALtan Gokalp, avec de nombreuses notes qui permettent de mieux saisir l'incroyable culture orientale qui échappe aux lecteurs occidentaux moyens…




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