La double vie d'Anna Song
Auteur : Minh Tran Huy
Éditeur : Actes Sud
Année : août 2009
La double vie d’Anna Song
Minh Tran Huy
Éditeur : Actes Sud, août 2009
ISBN 978-2-7427-8567-4
La double vie d’Anna Song ou l’étrange histoire d’un Amour sublimé: le destin d’Anna Song aurait dû être prodigieux, comme en témoigne, dès l’ouverture du roman, la publication d’articles extrêmement élogieux concernant l’enregistrement, ou plutôt les enregistrements des prestations pianistiques d’Anna Song, musicienne inconnue jusqu’alors. Ironie de l’histoire, Anna Song vient de décéder, alors même que le monde entier commence à entrevoir son talent et s’apprête à réparer les années d’oubli…
Parallèlement, nous entrons dans le récit de Paul Desroches, le mari de la défunte Anna. En une sorte de confession à cœur ouvert, le narrateur revient sur les circonstances de sa rencontre avec la toute jeune Anna, et l’enracinement de leur lien, avant même l’entrée à l’école.
.… » Je suis aujourd’hui cette conscience au milieu du vide, mais à l’époque je ne me doutais de rien, ma grand-mère tenait ma main dans la sienne et je ne savais pas que les notes de piano qui flottaient dans l’air et me parvenaient avec de plus en plus d’acuité tandis que nous avancions dans la rue, je ne savais pas que la profonde mélancolie qui donnait à cette musique l’ineffable douceur d’un chant marquait mon entrée dans un monde peuplé de choses aussi irréelles et attirantes que des licornes au pelage doré. Un monde où les ombres qui vous accompagnaient jusque-là n’ont pas d’autre choix que de disparaître pour céder leur place à de nouveaux mirages.
Ma grand-mère s’est arrêtée devant la maison d’où provenait la musique et m’a expliqué que la petite fille de Mme Thi jouait depuis qu’elle était toute petite. Elle était très douée, et avait ému tous les parents lors d’une fête de fin d’année, en juin dernier. … Et c’est ainsi que j’ai commencé d’aimer Anna avant même de l’avoir vue. »
Ainsi, le premier contact entre Anna et Paul a été musical. ( Extrait page 28)
Au fil des chapitres, Paul développe les différentes étapes de cette amitié très forte, il insiste sur les qualités musicales d’Anna, déjà fine musicologue. Il s’attarde sur le lien étroit entre musique et sentiment, jusqu’au départ de la famille Thy pour la Californie, où la jeune enfant prodige ne manquera pas d’entreprendre une carrière remarquable … Paul reste seul avec le vide du départ, absence physique qui le laisse aussi démuni que lors du décès accidentel de ses parents, légèrement antérieur à sa rencontre avec Anna.
Minh Tran Huy sait jouer elle aussi à la perfection de son instrument, l’écriture. Par le récit de Paul, nous percevons l’intensité du lien qui unit ces deux enfants porteurs de blessures identiques : l’un arraché au cocon familial malgré les soins attentifs de sa grand-mère ; la seconde, bien que née en France, isolée de ses racines vietnamiennes, par l’exil que ses parents ont choisi. Paul comble l’abîme en sublimant Anna par son art; celle-ci nourrit son émulation du souvenir rapporté d’un Eden perdu…
Cette déchirure psychologique exacerbe le talent de la fillette, il inspire à Minh Tran Huy une éloquence toute musicale dont je souhaite souligner l’exubérance et la maîtrise linguistiques ( extrait page 79) :
« …Un répertoire pratiqué par Anna jusqu’à ce qu’elle n’ait même plus besoin de penser pour l’exécuter à la perfection ; combiner notes, nuances et silences était devenu aussi naturel pour elle que parler. La technique et le travail proprement dits étaient venus s’ajouter à une facilité et une dextérité hors du commun : Anna pouvait sur demande livrer une douzaine de versions d’une pièce pour piano, dont elle déstructurait et restructurait les harmonies avec une égale aisance, développant les accords en arpèges et n’hésitant pas à quitter la partition pour y glisser des improvisations qui s’y intégraient comme par magie. Elle supprimait ou au contraire ajoutait des fioritures- dans un joyeux et baroque ballet de trilles, de mordants et de grupetti- et maniait le staccato et le legato comme un acteur module ses attitudes et ses intonations pour correspondre aux souhaits du metteur en scène… »
Mais les premières fausses notes ne tardent pas à sourdre dans le concert des louanges critiques. Intercalés dans le fil des épisodes narrant l’amitié des deux enfants, la tonalité des articles parus dans différents organes de presse spécialisée introduit une disharmonie intrigante. Alors que le récit de Paul aborde la distance qui se crée entre les deux amis, les louanges s’effacent progressivement à la suite d’une révélation étrange au sujet des fameux enregistrements…
La lumineuse irradiation que les dons d’Anna projettent sur un avenir flamboyant se ternit de difficultés, l’ex-enfant prodige est trahie par son propre corps… Paul de son côté est inapte à construire une vie cohérente, dépossédé des forces vives que lui communiquait la présence d’Anna…
Le roman prend à ce moment un tour différent. Nous entrons dans un jeu d’arcanes insondables. Le récit de Paul Desroches déroule les difficultés d’Anna, son propre manque d’énergie pour mener sa vie vent debout, la distance qui s’établit dans les rapports des deux amis qu’un océan et un continent séparent.
À mesure que s’éteint l’éclat du prodige musical d’Anna, son parcours nous est livré par le récit de Paul ravi de retrouver la jeune femme.
Mais qu’en est-il vraiment ?
Comment a-t-elle pu se prêter aux manœuvres dévoilées?
Beaucoup de questions intriguent, dont les réponses ne seront dévoilées qu’en tout dernier lieu.
Ce roman agit sur le lecteur en usant d’un véritable sortilège, dû à la personnalité résolue et discrète cependant d’Anna Song. Mais ne vous y trompez pas, la vie d’Anna est double à plus d’un titre. Oui, ce roman a du charme, il nous semble en l’ouvrant que nous allons entendre une petite cantate innocente alors que l’écriture de Minh Tran Huy nous entraîne dans une suite de fugues entêtantes …
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