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Le sourire étrusque

Le sourire étrusque

Auteur : José Luis Sampedro

Éditeur : Métailié

Année : 1999- réédition 2010

Voici un curieux roman plutôt atypique, tout en couleurs « italiennes », sorti de la plume d’un écrivain espagnol; Et de l’avis du club des lecteurs de la bibliothèque de ma petite ville provençale, où Dieu sait que les familles originaires d’Italie sont nombreuses, la mentalité de la péninsule est particulièrement bien rendue !

Salvatore Roncone est un vieux paysan calabrais qui n’est guère sorti de sa région natale au cours de sa longue existence, pourtant fort agitée. Mais à l’heure où la faucheuse lorgne trop précisément vers lui, son fils Renato le rapatrie chez lui à Milan afin de le faire suivre par le meilleur spécialiste oncologue. Au cours du voyage, une visite impromptue dans un musée Romain met le « vieux » en présence d’un sarcophage étrusque en terre cuite, sur lequel une statuaire représente un couple enlacé. Roncone est bouleversé par la représentation de l’amour charnel qui en émane. Mais tout à son émoi et son horripilation du dépaysement, Salvatore est loin d’être au bout de ces troubles. Ce voyage ultime en terre ennemie est en passe d’offrir à l’homme un véritable passage initiatique.
Parmi les éléments qui vont insidieusement bouleverser sa vie, la réalité de la présence de son petit-fils constitue une première révélation. Il se trouve que le grand-père, tout à ses combats locaux, n’a pas accordé beaucoup d’attention à la naissance de ce bébé lointain. Il le découvre donc au lendemain de son arrivée, chiffonné par un zeste de culpabilité ombrageuse.
« Treize mois déjà ! » pense le vieux pas encore ressaisi de sa surprise. « Mon petit-fils, mon sang, ici, tout à coup… Comment ne l’ai-je pas su plus tôt ?… Il est beau, ça c’est sûr !…Pourquoi est-ce qu’il me regarde l’air aussi sérieux, pourquoi est-ce qu’il agite les mains ? Qu’est-ce qu’il veut me dire ?… Mes enfants ont été comme ça, ce Renato et les autres ? Maintenant il sourit : quelle frimousse de coquin ! »
- Regarde ton grand-père, Brunettino ; il est venu faire ta connaissance.
- Brunettino ? s’exclame le vieux, de nouveau saisi par la surprise, en portant la main au sachet pendu à son cou, seule explication possible du miracle. Pourquoi l’avez-vous appelé Brunettino, pourquoi ?
Ils le regardent étonnés, tandis que l’enfant laisse échapper un petit rire. Renato l’interprète mal et s’excuse :
- Pardon, Père ; je sais qu’on donne toujours à l’aîné le prénom du grand-père, et je voulais l’appeler Salvatore, comme vous, mais c’est Andréa qui a eu l’idée et le parrain, mon ami Renzo, a insisté, parce que Bruno, ça fait plus décidé, plus sérieux… Pardon, je regrette.
- Au diable regret et pardon ! Je m’en réjouis, au contraire, vous lui avez donné mon nom !
Andréa le regarde, interdite.
- Tu devais le savoir, toi Renato, que les partisans m’appelaient Bruno. Ambrosio te l’a pas souvent raconté ?
- Oui, mais votre nom, c’est Salvatore.
- Foutaises ! Salvatore, on me l’a imposé, peu importe qui ; mais Bruno, c’est moi qui me le suis forgé, c’est mon nom… Brunettino ! Conclut le vieux en suturant, en savourant le diminutif et en pensant à la force de sa bonne étoile qui a inspiré la décision d’Andréa… »

Cet épisode traduit à merveille le décalage permanent qui préside à l’installation du vieux Roncone dans sa nouvelle vie milanaise. Les causes de malaise sont multiples et José Luis Sampedro s’amuse à loisirs en opposant le style de vie urbaine aux codes du villageois calabrais. L’opposition ville campagne est accentuée encore en Italie par les paramètres socio-économiques que l’on sait. Il est évident que Sampedro s’en divertit et en tire un large parti, en dotant son vieillard d’un caractère ronchon limite borné, et en attribuant à sa belle-fille quelques travers citadins qui frisent un snobisme qu’on pourrait qualifier de bobolâtrie universitaire…
La présence de Brunettino se révèle étrangement salutaire. Grâce à cet héritier improvisé, Salvatore-Bruno trouve une bonne raison de lutter contre l’invasion de son cancer; sans renoncer tout à fait à ses habitudes ancestrales, il prend quelques précautions pour éviter les griffures de la Rusca, ainsi qu’il a baptisé la maladie, histoire de pactiser avec elle.
Au détour de ses pérégrinations en territoire ennemi, le vieux rencontre deux alliés qui vont l’aider à résister aux dictats familiaux. La personnalité rayonnante de tolérance et de tendresse d’Hortensia, rencontrée sur le trottoir de la cité et avec laquelle il noue une amitié amoureuse libératrice. Dans la ligne exacte de cette expression d’un amour survivant aux millénaires à l’instar des fameux Etrusques dont il découvre l’existence, Hortensia lui apporte une qualité d’écoute et une jubilation complice qui font renaître les émotions intenses de son passé de résistant. Paradoxalement, plus remontent les souvenirs de cette période cruelle, plus s’amorce en lui le flux des sentiments, jusqu’alors plutôt refoulé sous son rôle de chef clanique.
Il perçoit dans le petit corps une tension — « cet enfant comprend !» — qui se communique à lui et le fait frissonner. Il n’est pas capable de penser et encore moins de s’exprimer, mais de vivre, oui, de vivre à fond ce moment sans frontière entre leurs deux chairs, cet échange mystérieux où il reçoit un regain de vie du rameau vert dans ses bras tandis qu’il transmet sa sécurité de vieux tronc enraciné dans la terre éternelle. ( p 46)

Qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui se forge, qu’est-ce qui cristallise en ces minutes ? Le vieux ne le sait pas plus qu’il ne le pense, mais il le vit dans ses entrailles. Il entend les deux respirations, la vieille et la nouvelle : elles confluent comme des rivières, s’enlacent comme des serpents amoureux, murmurent comme deux feuilles jumelles dans la brise. C’est comme ça qu’il l’a ressenti il y a quelques jours, mais maintenant, un rituel instinctif le sacralise. Il caresse ses amulettes à travers la toison de sa poitrine et, pour expliquer son émotion, évoque l’orme sec de la chapelle : il doit sa seule verdure au lierre qui l’enlace, mais c’est grâce au vieux tronc que le lierre, à son tour, parvient à croître au soleil. ( p 59)
À ces certitudes nouvelles s’ajoute une seconde rencontre savoureuse. L’élagueur maladroit des platanes municipaux profite habilement des leçons du vieux paysan. Il offre à l’homme déraciné le miroir qui lui renvoie la valeur de ses traditions. Et l’anecdote n’est pas anodine, car si le Calabrais roué joue la défiance, il n’en reçoit pas moins une considération qui fonctionne dans le même sens que sa relation avec Hortensia.

Si la Rusca finit par triompher de la résistance de Roncone, le vieux combattant n’a pas renoncé à ses luttes viscérales. Il s’est simplement converti à d’autres engagements, et là réside la force du roman de Sampedro. Aux portes de la mort, ce vieillard têtu et borné est capable de bouleverser ses propres certitudes et même celles de son entourage pourtant circonspect. À mesure qu’il se fragilise, il accède aux doutes de la vraie nature des sentiments. Si l’entrée dans le roman paraît un peu longue et rugueuse, je me suis peu à peu laissée séduire par les aspérités du bonhomme et la jubilation qui sourd des multiples épisodes du récit. Puis je me suis rendue à ce roman d’Amour à l’image âpre et rugueuse, et j’ai refermé l’ouvrage avec une réelle émotion.

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