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Le coeur cousu

Le coeur cousu

Auteur : Carole Martinez

Éditeur : Gallimard ( nrf)

Année : janvier 2007

Qu’il est bon de renouer avec le souffle romanesque d’un auteur inspiré, qui donne corps, âme et trajectoire à son imaginaire !
Carole Martinez possède son art comme peu de nos écrivains contemporains.
Son écriture se fait limpide et souple pour mieux nous emmener dans les pas de son héroïne, Frasquita. Dès le prologue, le lecteur est happé par les mots de la mystérieuse narratrice, et force est pour lui de voler de page en page pour suivre l’extraordinaire destinée de cette femme vouée à la tragédie.

C’est à son adolescence, pendant la semaine Pascale, que la jeune Frasquita reçoit de sa mère une initiation particulière. L’étrange pouvoir de la jeune femme ne semble en rien extraordinaire, puisqu’elle possède le don de brodeuse. Mais tout dépend de l’usage d’un don, et de son objet… Mariée au forgeron du village, Frasquita donne naissance à une lignée de filles, mais se rattrape en offrant enfin à son époux dépressif un héritier. Las, l’enfant naît rouge des pieds à la tête, nourrissant là encore le désarroi paternel. Car la progéniture du couple semble marquée par d’étranges stigmates : Anita l’aînée est muette, Angela est née avec des plumes, Pedro sera surnommé El Rojo, quant à Martirio, son sort est scellé de tout autre manière. Clara enfin reçoit la grâce d’une beauté si lumineuse qu’elle ne vit que sous les rayons de l’astre solaire et sombre dans une profonde catalepsie dès que pointe le crépuscule.

Le roman s’organise en trois parties distinctes : La genèse de la famille se déroule à Santavella, le petit village à l’organisation quasi médiévale, où est née Frasquita, où elle donne naissance aux enfants nés de son mariage avec le forgeron Carasco qui laisse sa raison dans le poulailler. Autour de cette singulière famille, les figures des villageois créent une trame vivante autant qu’intemporelle. La rencontre de Frasquita et de sa belle-mère illustre la qualité des rapports humains dans ce microcosme :
« Le lendemain à l’aube, son mari se leva sans la voir. Frasquita resta seule.
Elle se savait étrangère au bois du lit. Les objets, les meubles, tout en ce lieu la dévisageaient.(…)
Sa belle-mère l’attendait. Sans un mot, elle lui indiqua la place des choses, les deux grandes armoires où étaient pliés les draps, la réserve des chandelles, la table où l’on prenait les repas et où le corps de son défunt beau-père avait été exposé, la chaise où elle pourrait s’asseoir quand sa journée lui en laisserait le temps, s’asseoir et repriser, sa chaise, sa place.
Peu à peu, le silence de la vieille bâillonna ce qui avait pleuré au matin du premier jour et les femmes se mirent à l’ouvrage. » ( Pages 79-80)
Mais si Frasquita s’est calé dans le trou du lit qui lui était assigné, si les sages-femmes qui l’assistent organisent une solidarité frustre autour d’elle, tous sont prédestinés à un sort étrange. La folie de Carasco le mène à jouer et perdre sa femme, et voilà Frasquita jetée sur les routes avec sa tribu puérile pendue aux basques d’une robe de mariée à jamais fanée.

La seconde partie de l’ouvrage nous invite à suivre leur périple dangereux. Elle qui a offert jadis à la vierge du village un cœur brodé palpitant est conduite à exercer ses talents dans des circonstances dramatiques, rocambolesques, extravagantes. Après la rencontre d’un meunier évanescent, Frasquita bénéficie de la protection de la Blanca, une des « sagettes » qui l’a si souvent assistée. La Blanca cache aussi son secret, mais s’emploie à préserver ceux qu’elle aime d’un danger qu’elle est seule à connaître. Recueillie par un groupe de rebelles qui sème la guérilla, Frasquita fait merveille grâce à ses fils et ses aiguilles. Cependant, ses propres enfants grandissent, et affrontent à leur tour les épreuves qui les mènent inexorablement vers l’accomplissement de leur destinée. Carole Martinez flirte ici librement avec le surnaturel :
« L’incantation convoquait ses ancêtres dans le pentacle dessiné par sa voix.
Toutes ces femmes qui, avant elle, avaient reçu la boîte et les prières en partage accouraient portant leur mort comme un nouveau corps. Mort violente, mort douloureuse, mort douce, mort secourable, mort espérée, mort acceptée, rejetée, terrifiante. Chaque mort venait caresser le corps chaud de cette femme qui appelait. (…)
Alors, au bord du cercle qui s’était formé, Frasquita entrevit d’autres formes plus lointaines qui l’observaient. Une assemblée lumineuse.
La mort gardait ses secrets. Le royaume des ombres recelait ses lumières. Peut-être ces spectres devraient-ils faire leur deuil des vivants avant de gagner leur paix. » ( Page 299)
Arracher sa fille Martirio d’entre les morts se paie le prix fort. Le héros au visage recousu, Salvador, part vers sa mort avec le drapeau issu des mains de la brodeuse et Frasquita se retrouve à nouveau sur les routes, habitée d’une certitude, la descente vers le Sud.
« Depuis que Frasquita avait repris sa marche, elle ne regardait plus ses enfants. Ne les nommait plus. Ne les comptait plus. » ( Page 310)
S’ouvre donc la troisième période du roman, l’autre rive, entendez la rive africaine de la Méditerranée. C’est à ce point que la narratrice s’identifie enfin, afin d’achever la composition du puzzle :
« Je suis née ici après que ma mère eut dessiné un grand cercle dans la steppe d’alfa, les déserts de pierre et les djebels de ce pays immense. Je n’ai rien connu d’autre que les récits d’Anita et ce souffle chaud charriant les sables du Sahara.
Ma vie s’est jouée avant que je ne vienne au monde. » ( Page 321)

Comment et pourquoi Anita la muette est devenue conteuse, cela et bien d’autres détails ne peuvent se découvrir qu’au fil de la lecture du roman que je vous mets au défi de ne pas dévorer dès lors que vous l’aurez commencé. Les Carasco n’en auront jamais fini avec le sortilège qui les menace autant qu’il les protège.
Jamais ? Attendez-vous quand même à quelques surprises rondement menées jusqu’à l’ultime chapitre de ce roman singulier.

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