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05/04/2016

La cache

Présenté comme un roman, ce récit de Christophe Boltanski appartient sans doute davantage au genre autobiographique, bien qu’il ne concerne pas seulement son auteur. Car en réalité, le journaliste de l’Express consacre son premier « roman »   à la saga de ses ancêtres — Entendez par-là essentiellement ses grands-parents. Grâce à une astuce assez fine que Christophe Boltanski apparente à une partie de Cluedo, le récit s’articule autour de la géographie des lieux ; nous quittons peu l’appartement établi dans un hôtel particulier de la rue de Grenelle, en commençant par la plus petite cellule de ce logis tribal, la Fiat 500. Cette voiture en vogue dans les années 50-60,  surnommée en son temps « pot à yaourt, sert longtemps aux transports quotidiens de la famille dans Paris. On note l’humour et la dérision des descriptions, étonnantes, de « Mère-Grand » au volant de l’engin, déposant son mari Étienne, médecin des hôpitaux de Paris et Professeur émérite de la Faculté.   Mère-grand ne se déplace qu’en tribu, telle une reine abeille perpétuellement entourée de ses extensions familiales, enfants puis petits-enfants.

Progressivement,  de pièce en pièce, selon le schéma qui introduit chaque chapitre, nous allons découvrir à la fois quels sont les protagonistes de cette famille singulière, et les raisons de ce comportement tribal. Au fil du récit, se dessine une vie en retrait, chacun s’associant à un territoire spécifique, Jean-Élie, oncle de Christophe, est associé à la cuisine, comme Christian, un autre oncle le sera plus tard dans le récit à son atelier du second étage de l’immeuble. Toutefois au fil de la progression dans la visite des lieux, l’intérêt du récit se concentre sur la personnalité excessive de Marie-Élise, alias Myriam, alias Annie Lauran, la fameuse grand-mère de l’auteur. Cette femme, au destin très particulier, apparaît comme une battante. Dès l’enfance où elle est quasiment vendue à une « marraine » d’adoption, qui l’élève dans un monde clos, déjà, où la bigoterie le dispute au conformisme et au quand dira-t-on, Marie-Élise, devenue Myriam, se sent marginale. Atteinte de poliomyélite alors qu’elle est déjà jeune adulte, elle n’accepte pas son handicap et s’insurge contre quiconque prétend l’aider, si ce n’est un membre désigné de sa famille. Son mari Étienne, Grand-papa, si doux, si sensible, si effacé en apparence aux yeux du petit Christophe, un médecin dont la main tremble quand il lui faut vacciner ses petits-enfants, a été élevé par une mère assez excentrique, issue d’une famille juive d’Odessa. Beaucoup de personnalités exubérantes donc à l’origine des gènes Boltanski, ce qui apparemment leur permet à tous de se réaliser,  soit dit au passage. Étudiant, le jeune homme fréquente André Breton avant de se tourner résolument vers la pratique de la médecine, et de servir au front pendant la grande guerre. Intellectuellement brillant, ce n’est pourtant pas un homme qui se met en avant, au fur et à mesure du temps, il semble s’effacer devant la volonté tenace de sa femme. Et c’est bien elle qui le sauvera de la déportation en organisant la mise en scène de leur divorce, de sa prétendue fuite, de sa vie recluse dans la cache qui donne son titre à l’ouvrage. Il est évident que la force des liens tissés par cette femme a constitué une cellule familiale à la fois généreuse et oppressante, dont l’auteur cherche peut-être à se dégager en écrivant leur histoire.

Histoire devenue roman, donc, puisque de son propre aveu, Christophe Boltanski n’a cherché qu’à donner sa vision des faits et des personnes, en un portrait sincère et détaché, où l’affection ne nuit pas à la lucidité. À cet égard, c’est un roman touchant.

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La cache

Christophe Boltanski

Stock novembre 2015

ISBN: 978-2-234-07637-2

04/04/2016

Si c'est un homme

Au rayon Témoignages, ce livre est un incontournable. Non pas encore un livre sur la Shoah et les camps,    mais il est plutôt Le Livre, l’un des premiers écrit et publié— dès 1947— accueilli pendant plus d’une décennie par un silence général, une volonté d’occultation qui a causé les ravages que l’on sait, et peut-être à long terme une des causes de la disparition tragique de son auteur.

 

Ce qui confère au témoignage de Primo Levi un caractère tellement particulier tient dans la réflexion qui sous-tend chaque fait rapporté. Le récit des souffrances et des humiliations subies est transmis en même temps que la recherche de sens, non pas du pourquoi elles sont infligées, mais du pourquoi et comment les supporter et résister à leur pouvoir dévastateur.

Page 18 : « Nous découvrons tôt ou tard dans la vie que le bonheur parfait n’existe pas, mais bien peu sont ceux qui s’arrêtent à cette considération inverse qu’il n’y a pas non plus de malheur absolu. Les raisons qui empêchent la réalisation de ces deux états limites sont du même ordre : elles tiennent à la nature même de l’homme, qui répugne à tout infini. Ce qui s’y oppose, c’est notre connaissance toujours imparfaite de l’avenir ; et cela s’appelle, selon le cas, espoir ou incertitude du lendemain. »

Ce paragraphe qui figure dans les premières pages du témoignage de Primo Levi éclaire le sens de ce récit volontairement épuré de tout pathos, alors même que les faits précisément retranscrits confinent à l’horreur absolue, à la barbarie érigée en système, à la folie humaine légitimée, autorisant les crimes de masse qui nous font encore frémir.

Arrivé au camp d’Auschwitz – Monowitz fin février 1944, Primo Levi déroule avec une précision « scientifique » l’organisation de la vie au Lager. Par chance, il fait partie de ceux qui sont retenus pour travailler et avec ses compagnons d’infortune, il s’adapte à la faim, au froid, à la torture quotidienne du manque, à la promiscuité des couchettes occupées à plusieurs, au bruit des autres pensionnaires du dortoir, aux vols à répétition qui n’en sont plus dès lors que ce sont des actes de survie.

Page 111 : «  Aujourd’hui est une bonne journée. Nous regardons autour de nous comme des aveugles qui recouvrent la vue, et nous nous entre-regardons. Nous ne nous étions jamais vus au soleil : quelqu’un sourit. Si seulement nous n’avions pas faim !

Car la nature humaine est ainsi faite, que les peines et les souffrances éprouvées simultanément ne s’additionnent pas dans notre sensibilité, mais se dissimulent les unes derrière les autres par ordre de grandeur décroissante selon les lois bien connues de la perspective. Mécanisme providentiel qui rend possible notre vie au camp.

 

Primo Levi était un humaniste. Né en 1919, il n’a découvert sa judéité qu’à travers la discrimination des lois antijuives qui apparaissent dès 1938 dans l’Italie de Mussolini. C’est dire que l’ouverture d’esprit hérité de ses parents ne l’avait pas préparé à la soumission. Ingénieur Chimiste, à vingt-quatre ans, il entre en Résistance en 1943, mais comme il l’a clairement exprimé tout au long des conférences et interventions de la dernière partie de sa vie, il ne s’est jamais rangé du côté de la rébellion physique. S’il a tenu le coup, lui, dans les conditions où tant d’hommes sont morts autour de lui, cela tient à la chance, mais aussi à cette capacité de réflexion qui lui permet d’analyser le danger, de l’amadouer en comprenant sa nature, de contourner l’animalité que l’extrême dénuement fait réapparaître en nous. Page 20 : Rares sont les hommes capables d’aller dignement à la mort, et ce ne sont pas toujours ceux auxquels on s’attendrait. Bien peu savent se taire et respecter le silence d’autrui.

 

Aussi importantes sans doute que ce récit pourtant très incisif, les réflexions annexes à cette édition Pocket retirée en 2014, nous permettent de mieux comprendre le message et les leçons que cet homme a su mettre en évidence. Chaque lecteur aborde évidemment ce livre avec sa propre expérience de la vie et ses engagements individuels, mais il me semble que la vision et la compréhension de l’Humanité que nous livre ici Primo Levi constituent un axe de pensée auquel il serait bon de se référer souvent, surtout en cette période. D’ailleurs, n’a-t-on pas récemment repris cette phrase de Heinrich Heine, poète juif allemand du XIXème siècle, cité par Levi page 306 : «  ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler les hommes ». Paroles prophétiques et glaçantes, qui n’ont rien perdu de leur brûlante actualité.

 

 

Page 293 : Les Lager nazis ont été l’apogée, le couronnement du fascisme européen, sa manifestation la plus monstrueuse ; mais le fascisme existait déjà avant Hitler et Mussolini, et il a survécu, ouvertement ou sous des formes dissimulées, à la défaite de la seconde guerre mondiale.

À la question récurrente concernant les causes du développement de l’antisémitisme, Primo Levi apportait cette réponse en 1976 :

L’aversion pour les Juifs, improprement appelée antisémitisme, n’est qu’un cas particulier d’un phénomène plus général, à savoir l’aversion pour ce qui est différent de nous. (…) L’antisémitisme est un phénomène typique d’intolérance . pour qu’une intolérance se manifeste, il faut qu’il y ait entre deux groupes en contact une différence perceptible : ce peut-être une différence physique (…) Mais notre civilisation compliquée nous a rendu sensibles à des différences plus subtiles, comme la langue et les dialectes (…) Ou bien la religion avec toutes ses manifestations extérieures et sa profonde influence sur la manière de vivre, ou encore la façon de s’habiller et de gesticuler, les habitudes publiques et privées.

N’est-elle pas plus que jamais une analyse aiguë de notre société au tournant du troisième millénaire ?

Primo Levi, Témoignages, camp de concentration, Lager, Shoah, l'italie de Mussolini, la déportation, antisémitisme

Si c’est un homme

Primo Levi

Pocket (janvier 2003)

Édition initiale : Turin 1958 et 1976

Édition française 1987

ISBN : 978-2-266-02250-7

 

03/04/2016

Fragments - 7

Fragment blanc

Transparence

 

écriture, nouvelles, fragments, variations sur la couleur, couleurs des sentiments, Acl

Lumière intense sur la table grise.

Lumière clinique sur fragments de vie.

Lumière impassible des néons sur nos bouts de cœur.

Tous les objets rassemblés devant nous entremêlent nos histoires et nos pense-bêtes précautionneux.

Bien moins anodins qu’ils paraissent, ils ont été disposés par intuition, associés à l'accroche-coeur: un porte-clef et une manille,  quelques photos grises et deux mots doux sortis du secret d’un portefeuille, objets usuels et gris-gris affectifs, exposés brutalement à la clarté tranchante d’un laboratoire de mots.

Nos récits vont les presser, exsuder leur matière de larmes et de sueur, distiller de précieuses informations sur nos choix et nos besoins.

Longuement, je les observe, les miens mêlés aux autres. J’attends qu’ils se parlent, qu’ils entament le dialogue, qu’une l’alchimie hasardeuse crée de ce néant un bourdonnement émotif, une cantate subtile dont la mélodie éveillerait une romance poétique, un conte philosophique, une épopée enchantée…

La lumière blanche au-dessus de nos têtes avale les ombres, aplanit les formes, affale les sentiments.

Assise devant ce tableau élaboré, le haut du corps tendu vers le centre du plateau, j’attends l’émotion, l’amorce du mouvement, l’idée qui trace une piste, un mot…

Un son.

La lumière blanche.

Rien.

À force de tension, la composition s’efface. Mes yeux brûlent, le crayon fuit mes doigts devenus chamallows.

La table grise est engloutie par la vague lumineuse.

Blanche.

Les objets ont disparu, fondu sous l'éclairage livide. Ma volonté se dilue, je ne les vois plus, l’esprit figé dans cette étendue transparente.

Tout est blanc.

Silencieux comme un champ de neige vierge.

Mon histoire est morte avant de naître.

 

02/04/2016

Fragments - 6

Fragment rouge Passion

Effacer l’absence

 

écriture, nouvelles, couleurs des sentiments, vide-poche, Acl

Ils sont mon enfer et mon tourment. Ma croix sur terre, ma joie des lendemains célébrant nos retrouvailles.

Ils sont cinq ou six qui emplissent mes poches et me rassurent,  pour un temps.

Je n’ai cherché aucun d’eux, ils se sont tous imposés à chaque chute, à chaque manque. Ils me disaient que tu allais revenir, que tu reviendrais vite… Pour les reprendre, pour me revoir, pour recommencer notre histoire.

Ce sont nos fétiches que je cache ici, ce sont nos petites excuses que je te vole à chaque retour, vaine tentative pour entraver le prochain départ. Pour effacer ton absence.

Faire tes poches, ton sac, le vide-poche de ta voiture, collecter patiemment et inlassablement toutes les traces de tes besoins, m’approprier quelque temps les objets que tu touches, ceux qui te soignent, ceux qui te plaisent… Garder près de moi, à ma portée immédiate les choses qui dessinent ta vie en creux, les clefs de l’appartement où tu te replies, la lampe de poche de tes levers nocturnes, tes fragilités et ta volonté.

Tu remplaces invariablement les objets disparus par d’autres que je te subtiliserai encore. Tu souris si je te rends un petit fragment de ces viatiques, tu exhibes son remplaçant pour me narguer,  et tu l’oublies sur la table de nuit.

Tu peux me reprocher mes chapardages compulsifs, je sais qu’au fond tu en es complice. Tu pars et tu reviens, je pleure, je crie et je t’attends. Balancement exquis, équilibre douloureux entre l’infini malheur et le bonheur absolu, sous la menace du temps perdu. Il n’y a que ce fourre-tout pour dire combien nous ne changeons pas.

01/04/2016

Fragments - 5

Fragment feu follet

Une enquête de l’inspecteur Finaud

 

écriture, nouvelles, couleurs des sentiments, humour, feu follet, pastiche, Acl

 

— Voilà, Patron, les poches du mort… Va-t-en savoir ce qu’on lui a pris ! Ça ressemble à rien cet inventaire ! Pourquoi ce type se baladait avec un tel bazar ? L’est quand même pas mort pour une boule de poils noirs accroché à un porte-clef. Si… Vous croyez ? Et puis, tenez, pourquoi deux cartes de donneurs de sang,  c’est insensé.… Non, c’est pas possible, vous y croyez vous à ce genre de … Un vampire, c’est ça… Y bouffait le sang des victimes rhésus négatif… Eh ben, si j’avais su tomber un jour sur un cas pareil !

— Creuse-toi les méninges, Super Poireau ! Où vas-tu chercher des conneries pareilles ! V’là plutôt un gars qui a pris le train pour monter à Paris … Chercher du fric : vu ce qui lui restait en poche, cinquante centimes d’euros, faut pas être Sherlock pour deviner qu’il avait besoin d’argent, et qu’il était prêt à tout pour en trouver. Tiens, regarde dans l’appareil photo,  je te parie que tu vas découvrir quelques images bien dérangeantes. Ouais, je pencherais pour un maître chanteur, mais alors tu vois, du genre pas sûr de lui.

— Oh Commissaire Bourrel, comment vous faites pour déduire tout ça ? C’est vrai que vous êtes spychologue, hein, comme l’autre là, qu’on cite tout le temps comme modèle… Ah oui Maigret. Comme vous, y trouve tout sans rien faire… Euh , j’veux dire sans courir, sans trop sortir de son bureau, enfin, sans …

— Continue Watson, continue, tu patauges… Et en attendant, trouve-moi le mobile du crime et quelque chose qui nous permette au moins de l’identifier.

— Ben en tous cas, c’était pt’être un bricoleur, mais pas une lumière ! R’gardez ce matériel : une ampoule grillée, une douille arrachée, même pas de la même taille, une lampe de poche liliput, avec ça, il verra pas plus loin que le bout de son nez… Ah et puis j’ai trouvé ce qui vous a fait penser qu’il était pas du genre à rouler les mécaniques ! Y préférait s’en remettre au trèfle à quatre feuilles!

— Tu vois la preuve que les gris-gris, ça ne marche pas ! Rien ne remplace le travail… Et la lecture ! S’il avait su lire, il ne se serait pas empoisonné avec un tube de Ventoline!