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02/04/2016

Fragments - 6

Fragment rouge Passion

Effacer l’absence

 

écriture, nouvelles, couleurs des sentiments, vide-poche, Acl

Ils sont mon enfer et mon tourment. Ma croix sur terre, ma joie des lendemains célébrant nos retrouvailles.

Ils sont cinq ou six qui emplissent mes poches et me rassurent,  pour un temps.

Je n’ai cherché aucun d’eux, ils se sont tous imposés à chaque chute, à chaque manque. Ils me disaient que tu allais revenir, que tu reviendrais vite… Pour les reprendre, pour me revoir, pour recommencer notre histoire.

Ce sont nos fétiches que je cache ici, ce sont nos petites excuses que je te vole à chaque retour, vaine tentative pour entraver le prochain départ. Pour effacer ton absence.

Faire tes poches, ton sac, le vide-poche de ta voiture, collecter patiemment et inlassablement toutes les traces de tes besoins, m’approprier quelque temps les objets que tu touches, ceux qui te soignent, ceux qui te plaisent… Garder près de moi, à ma portée immédiate les choses qui dessinent ta vie en creux, les clefs de l’appartement où tu te replies, la lampe de poche de tes levers nocturnes, tes fragilités et ta volonté.

Tu remplaces invariablement les objets disparus par d’autres que je te subtiliserai encore. Tu souris si je te rends un petit fragment de ces viatiques, tu exhibes son remplaçant pour me narguer,  et tu l’oublies sur la table de nuit.

Tu peux me reprocher mes chapardages compulsifs, je sais qu’au fond tu en es complice. Tu pars et tu reviens, je pleure, je crie et je t’attends. Balancement exquis, équilibre douloureux entre l’infini malheur et le bonheur absolu, sous la menace du temps perdu. Il n’y a que ce fourre-tout pour dire combien nous ne changeons pas.

31/03/2016

Fragments - 4

Fragment rose

Une pincée de piment

écriture, nouvelles, fragments, suite, couleurs des sentiments, vide-poche, Acl

 

Ah mon Ange! Dire que nous allons fêter nos soixante-dix ans de vie commune… Que du bonheur ! Te raconter quel homme il était ? Je ne sais même pas comment sont les autres tu sais. Je n’ai aimé que lui. Et… Je suis bien certaine qu’il me l’a rendu au centuple.

Nous nous sommes connus, voyons voir… Je crois que c’était au bal de la Saint Vincent. Il y a si longtemps. Nous étions timides en ce temps-là, mais on savait se faire comprendre sans recourir à tous vos engins modernes. Il suffisait d’observer. Nous les jeunes filles, depuis nos chaises, entourées par la parentèle qui devait nous chaperonner. Les jeunes gens, eux, se tenaient le plus souvent autour de la salle de bal, et je te prie de croire qu’ils faisaient marcher autant leurs gambettes que leurs mirettes. Il fallait se repérer discrètement… Nous les suivions du regard,   parfois en utilisant ces petits miroirs de poche qui se glissent dans le sac. Et dès que celui qui nous plaisait s’approchait, la tactique consistait à pencher la tête comme ça, tu vois ? Aïe mon cou ! Oh je ne serais même plus bonne pour draguer!

À la première danse, j’ai su tout de suite que je serais bien dans ses bras. Il sentait bon le propre, et il savait me guider adroitement, sans forcer la pression de ses mains, le pas léger. C’était une polka, donc le rythme nous empêchait de parler, mais nous avons engagé la conversation pendant qu’il me raccompagnait à notre table. Imagine le fou rire qui nous a pris en découvrant que nous portions le même prénom ! Ange et Angèle… À croire que nous étions prédestinés !

 

Quand il m’a fait sa demande, au printemps suivant, nous étions en promenade au bord de la rivière. Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous étions assis dans l’herbe. Il a profité d’un bref éloignement de ma petite sœur Adèle, qui s’était levée pour cueillir quelques fleurs des champs. Nous avions pour ainsi dire quelques minutes d’intimité.

— Angèle, il m’a dit, que dirais-tu si nous … Si je demandais ta main ?

Émue, j’ai baissé les yeux avant de répondre. J’avais le cœur battant, la bouche sèche, et mes yeux sont tombés sur… Un trèfle à quatre feuilles !

Alors, j’ai ri. Je l’ai cueilli et je lui ai répondu :

— Je crois que ça va nous porter chance !

Et les années ont passé si vite. Bien sûr, nous avons eu notre part de problèmes, les temps n’étaient pas si faciles. Mais je ne me souviens guère de moments où ça n’allait pas entre nous. Nous étions en plein accord sur l’essentiel, l’éducation des enfants, les économies à tenir, les dépenses nécessaires, les efforts … Et surtout les plaisirs. J’ai mon caractère, Ange me laissait faire comme je voulais. De mon côté, je respirais quand il partait à la pêche ou aux interminables parties de pétanque. Ça nous reposait et je n’avais pas de scrupules à lui faire changer les ampoules et à lui demander tous les petits bricolages de la maison. Peux-tu croire, en ton jeune âge, que l’équilibre des couples repose ainsi sur le respect de la complémentarité ?

Je lui faisais quand même les poches, pour faire la lessive. Lui, ça l’amusait que je connaisse ses secrets ! Je sortais de son pantalon des bricoles de rien, de la monnaie ou des porte-clefs invraisemblables,  soit-disant offerts par des clients. C’était un jeu, je faisais semblant d’être jalouse. C’était un test. Il en devenait tout miel, tout sucre… Et ça se terminait bien agréablement ! Pour éviter la routine conjugale, même si tu sais que tu pousses un peu loin le bouchon, n’hésite jamais à pimenter le quotidien.

 

 

 

 

 

 

 

 

30/03/2016

Fragments - 3

Fragment noir

Vie  cachée

écriture, nouvelle, saynète, fragments, couleurs des sentiments, Acl

 

Les morts sont tranquilles, ils ne me gênent pas. Pas de questions inutiles, pas de rébellion ni de hurlements. Dès qu’ils sont couchés à la morgue, les morts sont calmes. C’est le chaos d’avant qui est pénible, ce qui les a conduit ici. Il n’y a sans doute pas deux morts qui se ressemblent, deux façons identiques de quitter la vie, d’expirer en un dernier souffle la teneur de ce qu’on était… Un homme, une femme, faible, fort, actif ou malade, enfant confiant ou vieillard usé.

Mais tous ceux qui arrivent-là, devant moi, ont gagné la Paix.

Ce qui me pèse, c’est de les laisser seuls pour aller annoncer aux vivants qu’ils ont perdu la leur. Je vais faire irruption dans leur vie, les surprendre au milieu d’un repas, d’une réunion de travail, d’un jogging ou des courses de la semaine pour jeter au panier tout ce qui représente leur vie. D’un mot, je vais exploser leur équilibre quotidien, je vais leur donner envie de se livrer à leurs pires corvées plutôt que de m’écouter, je vais leur apparaître comme le messager du Malheur…

Avant d’accomplir cette tâche destructrice, je m’accorde un rituel. Prendre un moment et contempler les objets qui ont entouré ce corps au moment où il a sombré dans l’Inanimé. M’imprégner des derniers témoins usuels pour toucher ce qui faisait sa particularité, l’émotion d’un mot tendre écrit par une petite fille, une photo ancienne aux bords cornés, messages d’amour cachés au fond d’un portefeuille, miroir refermé pudiquement sur la détresse de celui qui s’en va. Trier ces morceaux de vie, mettre de côté le futile et retenir la délicatesse d’un trésor choisi pour emporter avec soi, comme un escargot dans sa coquille, les traces de nos liens et de nos attaches. Car nul être vivant n’est jamais tout à fait seul. Ces fragments nous livrent sa vie cachée. Même le Doudou d’un bébé pourrait raconter les peurs et les besoins d’une existence débutante. Une lampe de poche, si minuscule soit-elle, bannit les ténèbres de l’Inconnu. Une manille témoigne peut-être d’une vie sportive, mais elle représente surtout ce maillon qui nous rattache au concret, qui sauve parfois de la chute fatale. Oui, les objets racontent les vivants avant leur mort … Et l’attention que je leur porte est peut-être le premier rempart contre l’oubli.

 

 

 

29/03/2016

Fragments - 2

Fragment gris

Une chance à saisir

 
écriture, fragments, couleurs des sentiments

 

— Eh bien oui, je pars ! Et non, je n’avais pas l’intention de t’en parler. Oui j’ai retiré toutes mes économies. Il est à moi cet argent, que je sache ! Et je n’ai pas à te dire où je vais… Rends-moi mon billet de train. Sinon, de toute façon, je pars à pied !

— Arrête tes cris et tes larmes, je la connais par cœur ta comédie ! Ça fait si longtemps que tu la joues. Tu devrais apprendre à tirer d’autres ficelles ! Si tu crois que je vais me laisser émouvoir parce que tu exhibes encore ta Ventoline, comme si j’étais  responsable de ton asthme… Moi aussi, figure-toi, je me lasse. Toujours les mêmes scènes, les mêmes menaces, les mêmes refrains et les mêmes promesses que tu ne tiendras pas.

Tiens cette fois, c’est moi qui te mets au défi. Pars, puisque tu en as envie, pars et emporte  tout ce que tu veux…

— Non, je ne veux pas de tes photos, tu arrives même à faire mentir les souvenirs! Je ne veux pas non plus tes lettres, tu peux envoyer au diable ces mots inventés quand je croyais t’aimer. Je veux t’oublier et effacer ces années passées ensemble qui n’ont servi à rien. Tu as tout abîmé, je préfère repartir de zéro, sans souvenirs ni regrets. Garde tout, jette en vrac  ce que tu voudras, fais-en l’usage qu’il te plaira… Ah si,  tout de même, le trèfle à quatre feuilles,  je le conserve,  je veux au moins avoir une chance de ne jamais te revoir !

 

 

 

 

 

 

28/03/2016

Fragments - 1

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Vide-poche en couleurs

 

Fragment bleu 

Insouciant comme  un adieu à l'enfance 

— Paul, tu viens m’aider ? Je ne sais pas ce qu’il te faut, moi. Qu’est-ce que je te prépare ? Tu as une idée au moins de ce que tu veux emporter? Tu ne peux pas partir comme ça les poches vides…

— Mais si Mm’an, y’a pas de problème ! J’ai besoin de rien, je t’assure. C’est pas la peine de se charger. On peut toujours se débrouiller sur place.

— Enfin, Paul, il te faut bien quelques médicaments ! De l’aspirine, des pansements, du désinfectant… Et tiens, ta Ventoline, si tu refaisais une crise comme il y a trois ans !

— Mais il y a trois ans ! Et grâce à toi,  nous avions passé trois semaines de camping dans un brouillard épais à côté d’un parking pour camions déglingués qui puaient… Il n’y a strictement aucune raison pour qu’une situation  pareille se reproduise. Demain, je serai en montagne, à l’air pur, en train de compter les marmottes qui se réveillent ! Ta Ventoline d’ailleurs, je te conseille de la rendre au pharmacien, elle doit être périmée depuis un moment.

—   Et pour l’argent, Paul, qu’est-ce qu’on fait ? Tu as des espèces sur toi ?

—   C’est réglé tout ça, pas de souci ! Tout est prévu au refuge, je te l’ai dit cent fois.

— Et tes frais de voyage, ton billet, ton appareil photo ? Tu as de quoi m’écrire au moins ?

— Maman, j’ai vingt-huit ans, je suis majeur, vacciné, je ne vais pas t’écrire tous les jours comme à l’époque des colonies de vacances ! Tiens, je vais te dire ce que j’emporte : une lampe de poche, un jeu de manilles déjà mis de côté, quelques slips et chaussettes de rechange en plus des vêtements que je porterai et voilà ! Comme Rimbaud,  je m’en irai les poings dans mes poches crevées … et mon unique culotte avec un large trou… Ah ah.

Alors, sois sympa, garde la valise avec l’album photos complet de mon enfance, le dossier médical où sont notés mes vaccins et la date de ma première dent, les outils inutiles comme des ampoules de rechange et autres porte-clefs pour fermer une maison où je n’habite pas !

À mon retour, je sais que tu auras veillé sur ces précieux viatiques. Mais fais-moi grâce d’une chose, ma petite Maman, une seule chose mais j’y tiens : jette mes vieux doudous rapiécés. Si, un jour, j’ai un enfant, je ne veux pas encombrer ses bronches avec la poussière de vieux souvenirs !

07/02/2016

La conduite des habitudes

Une fois n'est pas coutume, ce petit texte d'étude pour illustrer quelques conversations récentes avec une amie aux multiples talents. Se reconnaîtra-t-elle, je ne sais, mais je lui adresse ce petit clin d'oeil, destiné à distraire aussi toutes les souris-discrètes-mais-fidèles- qui n'ont pas peur des éclaboussures d'une gouttesd'o.    Les contraintes données: texte bref, commençant par "j'avais l'habitude " et dont la dernière phrase débute par " c'était vraiment" .

La conduite des habitudes

J’avais l’habitude de me raconter des histoires, de doubler chaque moment vécu d’un reflet fictionnel rehaussant la banalité de mon quotidien. Cette manie envahissante avait perturbé bien des fois le cours de ma scolarité, la stabilité de mes amitiés, la cohérence de mon parcours professionnel, tous domaines où j’avais progressivement appris à tenir les rênes de mon théâtre intime. Mais mes efforts les plus acharnés abandonnaient tout pouvoir en situation de déplacement. Depuis ma plus tendre enfance,  dès que j’étais en mouvement, quel que soit le trajet, quel que soit le mode de locomotion,  j’avançais en compagnie de mon rêve éveillé.

Je marchais, je me racontais la quête de pèlerins vers des lieux sacrés et inaccessibles, je participais aux longues marches d’un exode romanesque et improbable. Étions-nous en voiture, je me projetais comme une étoile filante jusqu’aux confins du réseau routier, et mon imagination en roue libre transformait l’habitacle du véhicule en îlot de confort salon-salle-à-manger-chambre-à-coucher pour itinérance intercontinentale. Prendre le train me mettait en scène dans un wagon du Transsibérien,  dégustant un thé brûlant et noir autour d’un samovar escorté de quelques cosaques patibulaires et d’un escadron de Babouchkas, tandis que défilait à l’extérieur la steppe glacée du Kazakhstan. La première fois que j’ai pris l’avion, mon voyage intérieur me fit passer le mur du son et je décollais en songe pour un voyage interstellaire dont je ne reviendrai plus. C’est sans doute à cette occasion que les nuages ont emprisonné ma lucidité jusqu’à cette descente à skis qui fut pour moi la dernière. L’esprit embrumé dans le songe du jour, je n’ai pu éviter la collision avec un sapin. Fin de mes errances fantasmées.

Aujourd’hui, quand je prends le métro, c’est à un voyage plus compliqué que je m’affronte. Les multiples obstacles qui se dressent compliquent mes pérégrinations, et je n’ai plus le loisir de laisser mon esprit voguer sur l’infini des possibles.  Pourtant j’adorerais imaginer que mon fauteuil file au galop à travers les campagnes françaises, je voudrais rêver encore que ses roues se métamorphosent en tapis volant planant au-dessus des rues embouteillées de la capitale. Mais je suis cloué là,  corps et âme, et mes habitudes ont changé.

Quand j’étais encore enfant, ma grand-mère ne cessait de me rappeler à la réalité. « Profite de ce que tu vis, disait-elle, tes rêves ne te mèneront nulle part ». Elle avait raison. C’était vraiment important de ne pas me laisser conduire par mes habitudes.

 

30/01/2015

La muse horlogère

        Odette se dépêche. Toute sa vie, elle s’est dépêchée. Sa carrière entière n’a été qu’une course contre le temps. Et la nouvelle étape de sa vie, la retraite, qu’elle voulait paisible et indolente suit le même tempo : du matin au soir, Odette se dépêche…

Pourtant, elle avait pris de bonnes résolutions, cette retraitée de fraîche date, au moment de dire adieu à l’hôpital et aux malades qui requéraient tant de soins, aux collègues soignants qui étouffaient comme elle sous l’urgence des tâches! Elle s’était promis un rythme nonchalant,    des promenades pédestres sans horaires, des après-midi sans bousculade  consacrés à la lecture ou au bavardage oisif entre amies choisies.

Moins d’un mois après le début de cette trêve idyllique, Odette s’était inscrite à la  gymnastique du troisième âge, histoire de rendre service à la voisine  Géraldine en l’accompagnant  au cours. Puis elle avait accepté d’être lectrice bénévole à la maison de retraite, à la demande de l’association gérant la bibliothèque du village. Le sport lundi et jeudi, la lecture mardi et vendredi, elle pouvait encore  disposer du mercredi et du week-end pour explorer les chemins du canton, quand elle avait rencontré Christophe. Ce poète enthousiaste l’avait convaincu de partager la richesse de son expérience professionnelle en participant à son atelier d’écriture. D’emblée, l’idée l’avait enchantée. Elle savait qu’elle avait toujours eu envie d’écrire, sans jamais se  l’avouer.    Ce fut une révélation. Elle allait s’octroyer le loisir d’épanouir un talent qu’elle était certaine de nourrir  quelque part tout au fond de ses rêves.  

 

 

Dorénavant, ses  soirées du mercredi sont ponctuées de réunions studieuses où Odette s’enchante de ses propres  trouvailles.  Avec ses compagnons de plume, elle  jouit des innombrables mots savoureux qu’elle peut  désormais exhumer des territoires inconnus de sa mémoire. Quelle joie de se sentir aussi inventive, de s’autoriser à jouer avec les phrases comme un enfant bâtit une ville de briques en plastique! Au fil du temps cependant, Christophe a institué un rituel chronophage : les séances  débutent par la présentation de travaux effectués à la maison. L’inspiration ne  lui manque jamais, Odette s’adonne sérieusement à ce nouveau défi; La cuisine grammaticale et les champs lexicaux ouvrent à ses yeux éblouis de nouveaux horizons. Elle explore consciencieusement les veines artistiques de l’art littéraire, réfléchissant rétrospectivement à l’embellissement de sa vie à travers le prisme de l’écriture.

 Ce travail conçu  d’abord comme un divertissement prend  au long  des semaines et des mois  une importance de plus en plus considérable. Odette est passée des cahiers couverts de signes manuscrits aux pages virtuelles d’un ordinateur dont elle a fait tout exprès l’emplette. Quelques semaines de formation ont été nécessaires avant qu’elle ne tienne le clavier pour un ami. Peu à peu, ses doigts se sont liés avec les touches, Odette les laisse agir seuls à la rencontre de la bonne lettre, elle pianote enfin sur les petits carrés blancs avec la dextérité d’une pianiste accomplie.  À la mesure d’une cantate, les mots prennent forme, les phrases déroulent leur cheminement régulier, les textes couvrent  les pages blanches sans répit. Odette compose l’allégorie fluide d’une vie généreuse accomplie sans regret.  Elle s’immerge dans le fleuve de sa rédaction avec fièvre et en oublie le boire et le manger, elle  perd le rythme naturel de ses journées,   elle ne compte pas les heures passées devant l’écran. 

 

 

Odette écrit … Et Christophe fait parfois la moue. Ses collègues de l’atelier opinent en écoutant les suites pour clavier numérique  rédigées dans l’intimité de sa maison, mais ce public prévenant n’est pas conquis. Maintes fois, l’apprentie écrivain sort de ces séances le cœur écorné par la déception face aux réactions mitigées qui ont accueilli ses envolées. Il lui faut reprendre son œuvre, rayer les vocables superflus, chasser les lourdeurs syntaxiques.  Raturer, corriger, supprimer, caviarder, renier, saborder, autant de prescriptions qu’elle accueille avec humilité malgré son désappointement.

Au bout de quelques mois, Odette prend conscience des écueils cachés sous les flots de sa nouvelle passion.  Chaque mercredi, elle se rend à l’atelier d’écriture poussée par l’enivrante sensation du travail bien accompli. Chaque soirée du mercredi la voit rentrer chez elle au pas lent d’une âme meurtrie. Elle pose alors sa sacoche et son ouvrage, repoussant au week-end la promesse d’arranger son texte selon les recommandations amicales et pressantes qui lui ont été prodiguées ; mais le samedi, le dimanche se passent sans qu’elle sente en elle la force de reprendre ses notes et d’expédier ad Patres le fruit de ses ardeurs. Aussi, quand arrive le mercredi matin, Odette n’a d’autres expédients que de s’attabler devant son traitement de texte et d’ouvrir le fichier resté en suspens.  Au début, ses doigts hésitent en pressant les touches impassibles. Peu à peu cependant, la concentration revient et notre retraitée sent monter une excitation étrange. Une exultation mortifère s’empare de la main qui saisit d’un mouvement de souris un pan entier de phrase  pour la précipiter  d’un clic dans l’oubli. Construire, détruire, telle devient la finalité de ses efforts, tandis que ses yeux montent  régulièrement vers l’aiguille de l’horloge. Le temps, le temps guette Odette, la presse de nettoyer les ornementations du récit, d’abolir virgules et circonstancielles, de bannir adverbes et conjonctions. L’heure sonne presque quand surgissent des crachotements de l’imprimante trois lignes insolentes échappées du rouleau compresseur, trois lignes brèves, où subsistent quelques mots, une allitération, une image éphémère, le frémissement subtil de l’air au printemps…

 

 

26/04/2014

Accordailles

         Désir brûlant des  regards fixés sur mes formes élégantes. Dérangeant et excitant,  serais-je  à la hauteur? Je me sens si fébrile parfois,   consumée par   l’envie  ardente de sentir vos appétits fondre sur moi,   et me glisser jusqu’au confluent de vos  mains enlacées, d’y butiner l’éclat des feux qui vous dévorent. Dangereuse convoitise, balancier infernal des battements du cœur.

Éternelle énergie,   prodiguée sans même bouger un doigt.  J’aurais préféré, n’en doutez pas,   rester cachée dans mon antre,   à l’abri de  la contamination concupiscente: dès lors qu’ils pensent à moi, Eux me considèrent suffisante, Elles me voudraient plus conséquente. Une stratégie éprouvée me pousse à leur opposer une indifférence de marbre. Je tente alors d’arborer une mine de plomb, je fais semblant d’avoir un cœur de pierre. Pourtant,   une fierté sans pareille coule dans mes veines et  je mets en valeur la finesse de ma taille et tous mes atours.

 Séduction éphémère,   hélas, une seconde de gloire, c’est toute la satisfaction au regard de ma réputation.  Ma présence devrait suffire à  apaiser tant de soupirs.  Ensemble, ils m’affichent mutuelle reddition à l’hymen éternel. Le secret de mon exposition repose sur les facettes de mes talents, réanimateurs habiles d’ardeurs chancelantes.

Immanquablement, vient le temps de l’ambivalence.  J’étais irrésistible,   je deviens infirmière d’amours exsangues  puis geôlière.  Les pulsions initiales  dont j’étais si brillamment parée sont   désormais banales, puis  ordinaires, elles deviennent chaînes. Ternie par un usage  quotidien, je me rends accessoire quand sonne le glas de la passion. Le  désir comblé s’éteint à petit feu,   et la magie distillée jadis se dissout dans la monotonie des libidos éteintes.

Rageur est le geste qui me jette au tapis. Ne reste que les regrets des promesses non tenues, le  pénible ratage d’un rêve  inachevé. Reléguée  loin des regards que la haine allume Elle me  contemple un moment, avant de me ranger dans l’écrin des souvenirs douloureux, recel ultime des amours renoncées. 

À tout prendre  cependant, que suis-je d’autre qu’une pépite de planète, débris minéral arraché à la matière stratifiée ? Que de temps, de peines, de travail forcené se sont conjugués jusqu’aux outils du joaillier pour forger mon  destin, incarner sur les  doigts d’une main les cinq étapes du Désir. Diamant solitaire, alliance aux mille feux,  chef d’œuvre voué à la célébration des accordailles,  je flétris  aux désaccord’aïe.