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03/04/2016

Fragments - 7

Fragment blanc

Transparence

 

écriture, nouvelles, fragments, variations sur la couleur, couleurs des sentiments, Acl

Lumière intense sur la table grise.

Lumière clinique sur fragments de vie.

Lumière impassible des néons sur nos bouts de cœur.

Tous les objets rassemblés devant nous entremêlent nos histoires et nos pense-bêtes précautionneux.

Bien moins anodins qu’ils paraissent, ils ont été disposés par intuition, associés à l'accroche-coeur: un porte-clef et une manille,  quelques photos grises et deux mots doux sortis du secret d’un portefeuille, objets usuels et gris-gris affectifs, exposés brutalement à la clarté tranchante d’un laboratoire de mots.

Nos récits vont les presser, exsuder leur matière de larmes et de sueur, distiller de précieuses informations sur nos choix et nos besoins.

Longuement, je les observe, les miens mêlés aux autres. J’attends qu’ils se parlent, qu’ils entament le dialogue, qu’une l’alchimie hasardeuse crée de ce néant un bourdonnement émotif, une cantate subtile dont la mélodie éveillerait une romance poétique, un conte philosophique, une épopée enchantée…

La lumière blanche au-dessus de nos têtes avale les ombres, aplanit les formes, affale les sentiments.

Assise devant ce tableau élaboré, le haut du corps tendu vers le centre du plateau, j’attends l’émotion, l’amorce du mouvement, l’idée qui trace une piste, un mot…

Un son.

La lumière blanche.

Rien.

À force de tension, la composition s’efface. Mes yeux brûlent, le crayon fuit mes doigts devenus chamallows.

La table grise est engloutie par la vague lumineuse.

Blanche.

Les objets ont disparu, fondu sous l'éclairage livide. Ma volonté se dilue, je ne les vois plus, l’esprit figé dans cette étendue transparente.

Tout est blanc.

Silencieux comme un champ de neige vierge.

Mon histoire est morte avant de naître.

 

31/03/2016

Fragments - 4

Fragment rose

Une pincée de piment

écriture, nouvelles, fragments, suite, couleurs des sentiments, vide-poche, Acl

 

Ah mon Ange! Dire que nous allons fêter nos soixante-dix ans de vie commune… Que du bonheur ! Te raconter quel homme il était ? Je ne sais même pas comment sont les autres tu sais. Je n’ai aimé que lui. Et… Je suis bien certaine qu’il me l’a rendu au centuple.

Nous nous sommes connus, voyons voir… Je crois que c’était au bal de la Saint Vincent. Il y a si longtemps. Nous étions timides en ce temps-là, mais on savait se faire comprendre sans recourir à tous vos engins modernes. Il suffisait d’observer. Nous les jeunes filles, depuis nos chaises, entourées par la parentèle qui devait nous chaperonner. Les jeunes gens, eux, se tenaient le plus souvent autour de la salle de bal, et je te prie de croire qu’ils faisaient marcher autant leurs gambettes que leurs mirettes. Il fallait se repérer discrètement… Nous les suivions du regard,   parfois en utilisant ces petits miroirs de poche qui se glissent dans le sac. Et dès que celui qui nous plaisait s’approchait, la tactique consistait à pencher la tête comme ça, tu vois ? Aïe mon cou ! Oh je ne serais même plus bonne pour draguer!

À la première danse, j’ai su tout de suite que je serais bien dans ses bras. Il sentait bon le propre, et il savait me guider adroitement, sans forcer la pression de ses mains, le pas léger. C’était une polka, donc le rythme nous empêchait de parler, mais nous avons engagé la conversation pendant qu’il me raccompagnait à notre table. Imagine le fou rire qui nous a pris en découvrant que nous portions le même prénom ! Ange et Angèle… À croire que nous étions prédestinés !

 

Quand il m’a fait sa demande, au printemps suivant, nous étions en promenade au bord de la rivière. Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous étions assis dans l’herbe. Il a profité d’un bref éloignement de ma petite sœur Adèle, qui s’était levée pour cueillir quelques fleurs des champs. Nous avions pour ainsi dire quelques minutes d’intimité.

— Angèle, il m’a dit, que dirais-tu si nous … Si je demandais ta main ?

Émue, j’ai baissé les yeux avant de répondre. J’avais le cœur battant, la bouche sèche, et mes yeux sont tombés sur… Un trèfle à quatre feuilles !

Alors, j’ai ri. Je l’ai cueilli et je lui ai répondu :

— Je crois que ça va nous porter chance !

Et les années ont passé si vite. Bien sûr, nous avons eu notre part de problèmes, les temps n’étaient pas si faciles. Mais je ne me souviens guère de moments où ça n’allait pas entre nous. Nous étions en plein accord sur l’essentiel, l’éducation des enfants, les économies à tenir, les dépenses nécessaires, les efforts … Et surtout les plaisirs. J’ai mon caractère, Ange me laissait faire comme je voulais. De mon côté, je respirais quand il partait à la pêche ou aux interminables parties de pétanque. Ça nous reposait et je n’avais pas de scrupules à lui faire changer les ampoules et à lui demander tous les petits bricolages de la maison. Peux-tu croire, en ton jeune âge, que l’équilibre des couples repose ainsi sur le respect de la complémentarité ?

Je lui faisais quand même les poches, pour faire la lessive. Lui, ça l’amusait que je connaisse ses secrets ! Je sortais de son pantalon des bricoles de rien, de la monnaie ou des porte-clefs invraisemblables,  soit-disant offerts par des clients. C’était un jeu, je faisais semblant d’être jalouse. C’était un test. Il en devenait tout miel, tout sucre… Et ça se terminait bien agréablement ! Pour éviter la routine conjugale, même si tu sais que tu pousses un peu loin le bouchon, n’hésite jamais à pimenter le quotidien.

 

 

 

 

 

 

 

 

30/03/2016

Fragments - 3

Fragment noir

Vie  cachée

écriture, nouvelle, saynète, fragments, couleurs des sentiments, Acl

 

Les morts sont tranquilles, ils ne me gênent pas. Pas de questions inutiles, pas de rébellion ni de hurlements. Dès qu’ils sont couchés à la morgue, les morts sont calmes. C’est le chaos d’avant qui est pénible, ce qui les a conduit ici. Il n’y a sans doute pas deux morts qui se ressemblent, deux façons identiques de quitter la vie, d’expirer en un dernier souffle la teneur de ce qu’on était… Un homme, une femme, faible, fort, actif ou malade, enfant confiant ou vieillard usé.

Mais tous ceux qui arrivent-là, devant moi, ont gagné la Paix.

Ce qui me pèse, c’est de les laisser seuls pour aller annoncer aux vivants qu’ils ont perdu la leur. Je vais faire irruption dans leur vie, les surprendre au milieu d’un repas, d’une réunion de travail, d’un jogging ou des courses de la semaine pour jeter au panier tout ce qui représente leur vie. D’un mot, je vais exploser leur équilibre quotidien, je vais leur donner envie de se livrer à leurs pires corvées plutôt que de m’écouter, je vais leur apparaître comme le messager du Malheur…

Avant d’accomplir cette tâche destructrice, je m’accorde un rituel. Prendre un moment et contempler les objets qui ont entouré ce corps au moment où il a sombré dans l’Inanimé. M’imprégner des derniers témoins usuels pour toucher ce qui faisait sa particularité, l’émotion d’un mot tendre écrit par une petite fille, une photo ancienne aux bords cornés, messages d’amour cachés au fond d’un portefeuille, miroir refermé pudiquement sur la détresse de celui qui s’en va. Trier ces morceaux de vie, mettre de côté le futile et retenir la délicatesse d’un trésor choisi pour emporter avec soi, comme un escargot dans sa coquille, les traces de nos liens et de nos attaches. Car nul être vivant n’est jamais tout à fait seul. Ces fragments nous livrent sa vie cachée. Même le Doudou d’un bébé pourrait raconter les peurs et les besoins d’une existence débutante. Une lampe de poche, si minuscule soit-elle, bannit les ténèbres de l’Inconnu. Une manille témoigne peut-être d’une vie sportive, mais elle représente surtout ce maillon qui nous rattache au concret, qui sauve parfois de la chute fatale. Oui, les objets racontent les vivants avant leur mort … Et l’attention que je leur porte est peut-être le premier rempart contre l’oubli.