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Un repas en hiver

Un repas en hiver

Auteur : Hubert Mingarelli

Éditeur : Stock

Année : Août 2012

En refermant la dernière page du livre, on se prend à regretter de ne pouvoir accompagner plus avant les trois compagnons d’infortune avec lesquels on vient de partager une longue journée. Une fois n’est pas coutume, en découvrant les dernières lignes, vous allez percevoir tout de suite pourquoi cette fin n’en est pas une…
« On le ramena à la compagnie, et le lendemain, on nous laissa repartir à l’aube, avant la première fusillade. La lune se couchait. Des nuages couraient devant. Un chat traversa la route. Dans la nuit gelée, je voulus me souvenir d’une prière et la dire pour Emmerich et son âme brisée, mais ce qui me revenait, c’était des bribes, pas grand-chose. On traversa un hameau. Une lueur apparut derrière une fenêtre. Emmerich marchait seul devant. Je fis ce que je pus, je lui dis quand même les bribes. » (Page 137)
— Mais enfin, commencer par la fin, c’est stupide, tu nous coupes tout suspense !
Eh non, ami lecteur, si ta quête te mène vers le roman d’Hubert Mingarelli, ne te détourne pas au prétexte que tu connais les dernières lignes. Elles te disent au contraire comment ces trois braves types, pas plus faits pour être soldats que toi ou moi, peuvent survivre à l’horreur quotidienne dont ils ne sont que les outils. La force d’Hubert Mingarelli pour développer son sujet est de se placer à hauteur d’hommes, par la parole du narrateur adoptant un style parlé sans rien abandonner de sa qualité littéraire. On l’aura compris, ce livre très travaillé se lit vite, au rythme condensée de cette journée de pérégrination dans la compagne glacée.
Nous sommes donc en Pologne, au cours d’un des premiers hivers de la seconde guerre mondiale. Trois hommes de troupes, le narrateur et ses deux compagnons Bauer et Emmerich, subissent comme les autres les ordres de leur lieutenant. Le froid, la promiscuité, l’inconfort, l’éloignement des familles, il faut tout accepter et vivre avec, il n’y a pas de choix. Mais plus que les longues heures d’appel dans la neige et le froid, c’est l’activité particulière de leur compagnie. Mingarelli se garde de détailler pas le tableau, il parvient à transmettre le le sentiment des hommes par l’évitement :
« Pour le reste, Graaf ne pouvait pas savoir quelle impression ça nous faisait qu’il en arrive aujourd’hui. Il ne pouvait pas voir si nous murmurions derrière nos écharpes. Tout ce qu’il voyait, c’était nos yeux. Et d’aussi loin, il ne pouvait pas savoir déjà qui se porterait malade le lendemain. » (Page 9 ) De fait, nos trois hommes utilisent une autre astuce pour éviter le « travail » du lendemain. Ils obtiennent de partir « en chasse » dès l’aube, et arpentent sans grande conviction l’immensité glacée recouverte de neige durcie. Il ne cherche pas vraiment leur proie, ne sont animés d’aucune autre ambition que de se réconforter en accrochant leurs pensées, leurs désirs à leur vie d’avant. Pour Emmerich, c’est le souci d’imaginer que son jeune fils commence déjà à fumer… Mais le hasard leur permet de dénicher un fuyard, et les mots du narrateur montre bien l’application mise à réduire tout sentiment, toute opinion :
« Une fois debout, il leva les bras. Pas une plainte, pas un mot, nous n’entendîmes rien. Comme s’il s’y attendait. Dans son regard non plus, nous ne vîmes rien, ni peur, ni désespoir.… »
Cette fatalité pèse en fait sur tous. On ne discutent même pas du fond de l’affaire, cet homme mérite-t-il son sort, jusqu’au moment où un détail de rien crée une faille qui rappelle la propre vie du narrateur :
« Le flocon ( brodé) sur le bonnet du juif finalement me tourmentait.Il m’avait suivi dehors.Il était venu avec moi, dans mes pensées. Il était plus ou moins tout le temps là depuis que le juif avait émergé du trou. J’ n’avais plus beaucoup de forces pour le chasser. La faim et la fatigue me les avaient toutes prises… » ( page 81)
L’apparition d’un paysan polonais dans la cabane abandonnée où ils viennent de trouver refuge est toutefois l’occasion d’exacerber les rapports humains. Plus qu’au prisonnier, qui n’a pas droit à la parole, la haine antisémite que manifeste le nouveau venu, sa fausse complicité avec les soldats allemands qu’il achète avec du mauvais alcool en échange d’une part de soupe sont les déclencheurs d’un vieux réflexe de solidarité humaine… Quelque chose qui détraque la carapace d’indifférence qui les protège de leur culpabilité soumise.
« - Alors, qu’est-ce qui t’arrive ?
Le Polonais lui répondit vite quelques mots, en le considér ant. Puis son regard retourna aussi vite vers la resserre. Alors il parla, dans la langue universelle de la méchanceté, secouant la tête pareillement, avec cette méchanceté. » (page 94)
Finalement, ce sont les excès des autres qui protègent l’homme simple d’en commettre. Dans ce court récit, on perçoit combien ces soldats criminels n’ont pas de haine, et si la démonstration semble facile, Mingarelli ne rachète pas leur soumission aux ordres d’un simple partage de repas, si emblématique soit-il. La guerre est là avec son cortège de morts et d’erreurs, et personne n’en sort indemne. La fin, la véritable fin de tous ces massacres est-elle vraiment arrivée ?

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