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Syngué sabour

Syngué sabour

Auteur : Atiq Rahimi

Éditeur : P.O.L

Année : 2008

Auteur plutôt méconnu du grand public avant l’attribution surprise du Goncourt en novembre dernier, Atiq Rahimi parvient enfin à une véritable renommée. Il appartient au cercle restreint des auteurs francophones qui parviennent à s’exprimer dans une langue qui n’est pas celle qui les a ouverts au monde.
Au cours des interviews qui ont suivi son succès inattendu, Atiq Rahimi confiait que le français s’était imposé pour la première fois pour la menée de ce récit, alors qu’il écrit habituellement d’abord en persan : « La langue maternelle, c'est celle avec laquelle on apprend les interdits et les tabous». Mais élevé dans cette culture raffinée, Atiq Rahimi en a ciselé son écriture, et son roman se déguste par une prose sobre et retenue, élégante et touchante dans les non dits comme dans la révélation progressive des blessures.

Le sujet cependant est difficile et requiert subtilité et sensibilité. Actuel et éternel, le thème du sort des femmes sous la domination masculine clanique, est servi par des mots que nous n’attendions pas sous le clavier d’un homme. Nous songeons forcément aux destins fracturés de ces millions de femmes asservies sous les Tchadris d’Afghanistan, Pakistan ou d’Iran. Nous attendions les paroles de l’iranienne Shirin Ebadi, et c’est cet écrivain émigré depuis vingt ans qui les délivre. Et quelle délivrance ! Un accouchement verbal difficile et douloureux, une exsudation de souffrance qui ne pourrait s’écouler sans la certitude d’arroser la syngué sabour, la pierre de patience, de l’acidité du discours, et la conviction que celle-ci pourra exploser quand l’acmé de la confession sera atteint pour délivrer à jamais celle qui ose enfin libérer son âme emprisonnée par la peur, la tradition, la loi subie si longtemps.
Le récit se construit autour de son monologue amorcé dans le huis clos d’une chambre misérable, où gît le corps d’un homme paralysé. Nous apprenons qu’une balle perdue s’est logée dans sa nuque, le plongeant dans un coma qui dure depuis seize jours… Seize longues journées, seize interminables nuits, que la femme veille son homme, sous les conseils du mollah qui lui ordonne de réciter inlassablement tous les noms de Dieu, remède et prière mêlés, culpabilité induite. La femme s’est coulée dans la pratique, habituée à obéir, elle s’est moulée au rythme du souffle de son homme, et annone ces mots dépourvus de sens. Pourtant la vie continue hors de cette chambre, de temps à autre, la femme sort pour intervenir auprès de ses enfants, pour se procurer les poches de sérum, les gouttes oculaires, chercher la nourriture indispensable… Mais elle revient obstinément psalmodier sa litanie parce qu’elle y est conditionnée… La vacuité de cette ritournelle inepte laisse son esprit vagabonder et elle commence peu à peu à chercher le sens de ses efforts, le sens de ses soins à ce corps moins étranger à ses côtés depuis qu’il a perdu son autonomie. Elle découvre une liberté dans ce contact qui ne se dérobe plus, dans l’abandon involontaire du coma. Commence alors le désir de communiquer à celui qui a été son mari, ses pensées, ses peurs, ses angoisses, pour combler l’angoisse d’un avenir condamné. Au début, elle reconstitue les attentes, les bribes de ce qu’on baptise normalité, mais la mise en mots dénonce inévitablement le manque d’amour, les règles du clan, l’arrangement d’un mariage par procuration, la haine de la belle-mère, l’humanité enfin qu’elle a rencontré dans la personne de son beau-père. C’est lui qui lui a parlé un jour de la Syngué Sabour, qui dans les contes persans, absorbe les confidences et délivre de leur silence ceux qui lui transmettent leurs souffrances.
Elle attribue alors à ce corps inerte la valeur mythique de la pierre de patience et déverse progressivement le fil d’une existence étroite et misérable. Le monde extérieur pénètre parfois ce huis clos étrange, par les bruits extérieurs, celui des voisins, celui des combats qui continuent à ruiner la cité, celui de la vie avec les enfants que l’on devine, derrière la porte, dans le reste de la maison où elle disparaît parfois. Puis elle revient au poste, par phrases brèves, comme cette vie hachée de drames et de désespoir qu’elle a entrepris de vider comme on fait le ménage. Et quand des combattants s’introduisent dans la chambre et menacent sa sécurité et celle de l’homme dont elle a la charge, elle trouve la force de les défier en s’inventant une armure inouïe : elle brave les tabous pour éviter le viol en heurtant la religiosité des intrus barbus. Elle dévoile ainsi la force du désespoir, tactique instinctive de survie de l’être qui n’a plus foi en l’humanité.
On découvre ainsi l’infinie patience et la stratégie du désespoir qui habillent les pensées et les actes des femmes dans ce monde barbare et la haine qui ne peut manquer d’y naître.
Les vannes du cœur éclatées, qui pourrait arrêter l’épanchement de cette femme ? Elle poursuit jusqu’au bout son hallucinante confession, pas tout à fait certaine que sa syngué sabour comprenne ses paroles, mais assurée qu’elle explosera quand la charge d’aigreur et de haine sera complète…
Souvent, au fil de ma lecture, j’ai visualisé la scène comme une représentation théâtrale, comme cet extrait (page 67) évocateur de la tension du récit :
- ‘ La femme réapparaît. Cheveux défaits. Regard égaré. Après un détour, elle vient s’affaisser contre la tête de l’homme. » Je ne sais pas ce qui m’arrive. Mes forces défaillent de jour en jour. Comme ma foi. Tu dois me comprendre. » Elle le caresse. 3 J’espère que tu arrives à penser, à entendre, à voir…me voir, m’entendre… » Elle s’adosse au mur et laisse passer un long moment - peut-être une dizaine de tours de chapelet, comme si elle l’égrenait encore au rythme des souffles de l’homme - , le temps de réfléchir, de partir dans les recoins de sa vie, et puis de revenir avec des souvenirs… ‘

Le souffle tendu de ces phrases se module dans les volutes du récit. Atiq Rahimi est aussi un poète, pare son écriture d’un phrasé rythmé qui n’est pas sans rappeler les plus belles pages d’André Chédid, celle de la Cité fertile ou de l’Autre, par exemple.

‘ Du tube suspendu, l’eau sucrée-salée tombe goutte à goutte sur le front de l’homme. Elle ruisselle dans le creux de ses rides, s’oriente vers la racine du nez, d’où elle se répand dans l’orbite de l’œil, et coule sur la joue crevassée pour finir dans l’épaisseur de la moustache.

Le soleil se couche.
Les armes se réveillent.
Ce soir encore on détruit.
Ce soir encore on tue.

Le matin.
Il pleut.
Il pleut sur la ville et ses ruines.
Il pleut sur les corps et leurs plaies.

Quelques souffles après la dernière goutte d’eau sucrée-salée, le bruit de pas mouillés résonne dans la cour, arrive dans le couloir. On ne se débarrasse pas de ses chaussures boueuses.
La porte de la chambre s’ouvre lentement. C’est la femme. Elle n’ose pas entrer. Elle observe l’homme avec son étrange inquiétude. Elle pousse la porte d’un cran. Attend encore. Rien ne bouge. Se déchausse, puis se glisse doucement à l’intérieur et s’arrête devant l’embrasure de la porte. Ses mains lâchent son voile. Elle tremble. De froid. Ou de peur. Elle s’avance jusqu’à ce que ses pieds touchent le matelas sur lequel l’homme est allongé.’

Cet extrait plus long (page 77-78) pour souligner les ruptures de rythme qui transposent le poids des éléments collatéraux au récit, indissociable d’un ressenti, extérieur à la chambre close, la tension du temps étiré de l’homme reclus dans son coma, le hiatus entre le temps intérieur et le temps social, la durée événementielle relative selon que l’on subit ou que l’on agit.
J’espère vous donner envie d’accéder à ce chef d’œuvre. Certes, le sujet n’est ni facile ni gai, j’en conviens. Mais j’ai été assez surprise, de relever ça et là des remarques plus qu’acerbes d’internautes insinuant qu’Atiq Rahimi devait sa bonne fortune du prix Goncourt au fait que POL est une filiale d’une très grande maison habituée à prélever sa part du butin, pardon, des récompenses de Novembre. Étant donné la qualité d’écriture et le traitement délicat du sujet, je n’accorde aucune foi à ces mesquineries de blogueurs, certes mieux informés que votre pauvre petite goutted’o des vilenies de la sphère éditoriale.
Et comme l’auteur ne sort apparemment jamais sans son couvre-chef, je me permets de le saluer familièrement d’un « Chapeau Monsieur Rahimi ! »

www.pol-editeur.fr/

http://www.pol-editeur.fr/,www.telerama.fr/tag/atiq-rahimi/ -, http://www.lalettrine.com/categorie-793192.html

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