La vie en sourdine
Auteur : David Lodge
Éditeur : Rivages
Année : 2008
La vie en sourdine
Titre original : deaf sentence
Difficile à traduire, ce titre repose sur un jeu de mots, qui ne s’adapte évidemment pas en français. Dommage pour nous, puisque l’association du mot « sentence» et celui de « deaf » traduit à merveille toute l’ambiguïté et l’incidence du propos.
À l’attention des non anglophones, je vais essayer de clarifier un peu lourdement la teneur de l’enjeu :
- Le mot deaf,( prononciation def) avec cette orthographe, signifie sourd, utilisé comme adjectif ou comme substantif.
- Il a pour homonyme le mot « death », la mort, prononciation pratiquement identique,si ce n’est le rendu du fameux « th», angoisse des collégiens débutants, qui se prononce en positionnant la langue contre les dents supérieures et en soufflant. Ce qui doit produire un son entre f et s.
- Le mot « sentence », quant à lui, revêt différentes acceptions. Ce peut être la phrase, en extension le discours, mais aussi la sentence comme en français, donc la peine infligée comme condamnation; vous saisissez dès lors toutes les subtilités contenues dans l’association de ces deux mots : court-circuit induit entre surdité et mort (mort du rapport social, s’entend, si vous m’autorisez ce clin d’oeil), enrichi par la notion de châtiment subi par la confusion des échanges oraux.
Desmond Bates est le narrateur du récit. Linguiste retraité, il est marié à une femme plus jeune que lui, Fred, qui est encore active et réussit même très bien dans son commerce de décoration. Ce qui implique qu’elle mène une vie sociale très intense, carrément mondaine et qu’elle demande à son époux de s’y montrer à la hauteur de sa réputation d’universitaire, brillant, amusant, intéressant…
Seulement, dès le premier chapitre, écrit avec la verve et l’humour d’autodérision qui caractérisent David Lodge, nous sommes au fait des vicissitudes que subit notre homme : le voici aux prises avec une charmante interlocutrice, apparemment fort bavarde, alors qu’il ne comprend pas le moindre mot du long monologue qu’elle lui adresse. Ce soir, sa prothèse auditive ne lui est d’aucun secours, faute de piles ou effet larsen dû au retour des ondes, il se retrouve obligé d’opiner sans savoir à quoi il s’engage, sans trouver de prétexte adéquat pour fausser compagnie à sa volubile interlocutrice. La narration est savoureuse et engage les bienheureux lecteurs à savourer les malentendus inhérents à ce genre de situation. Vous vous souvenez de Tournesol, le savant fou gaffeur des Tintin ? À ce stade, on croit entrer dans une comédie, ironique et taquine à l’égard du petit monde des intellectuels, comme David Lodge nous y a habitués, depuis « Un tout petit monde » ou « jeu de société », les premiers romans qui l’ont fait connaître en France dans les années 80.
Mais cette fois, le propos de David Lodge ne restera pas sur cette frange brillante d’autodérision, à l’instar de l’excellent « Thérapie» ou de « pensées secrètes ». De fait, à deux reprises, l’auteur souffle à son double romanesque une remarque fondamentale :
« La surdité fait rire alors que la cécité paraît tragique. »
La surdité fait rire, de l’extérieur, pour la teneur ponctuelle de certains quiproquos qu’elle engendre, comme on rit des cocus de vaudeville. Mais le ton du présent roman change subtilement, au fil du journal que tient Desmond, parfois accablé par les bourdes qu’il commet involontairement, souvent culpabilisé des agacements réprimés de son épouse Fred, atterré du dialogue de sourd qu’il endosse pour prendre soin de son père, lui-même atteint du même handicap… Alors quand il comprend que la charmante jeune femme du cocktail l’a piégé pour obtenir son aide dans la rédaction de sa thèse, il confie son trouble à l’ordinateur… Ne nous y trompons pas, si cette partie du récit est intéressante, ce n’est pas seulement à cause de la tentation du marivaudage qui s’y attache. David Lodge ne résiste évidemment pas au clin d’œil obligé sur l’attirance sexuelle que peut ressentir un homme mûr pour une jeunesse aguichante peu timide de surcroît, surtout quand son handicap crée les conditions de l’isolement intérieur…Mais il ne développe là qu’un des aspects de l'insidieuse ruine des rapports humains engendrée par cette difficulté.
« La vie en sourdine » n’est donc plus une comédie drolatique sur la duplicité des relations humaines, conforme au répertoire auquel l’auteur britannique nous avait accoutumés. Il adopte en revanche un ton sincère et émouvant, sans pleurnicherie, mais sans concessions ni masque sur les difficultés réelles que rencontre un « mal-entendant » dans une société hyper réactive. Bien sûr, à sa manière, David Lodge dresse quelques tableaux amusants, mais la tournure des événements souligne plutôt la difficulté d’assumer la distance induite entre le sourd, sa famille et son cercle relationnel.
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