Les chaussures italiennes
Auteur : Henning Mankell
Éditeur : Le Seuil
Année : octobre 2009
Des chaussures qui ne livreront le sens de leur existence énigmatique qu'à la méditation des événements savamment contés: où il apparaît que toute vie mérite réflexion et correction, tant que subsiste une once de bonne volonté au fond du coeur de l'Homme.
Le cours d’une vie bascule à la suite d’une erreur, qu’il est parfois très difficile d’accepter ou d’assumer. C’est le cas de Fredrik Welin, chirurgien renommé, qui a rompu net sa carrière à la suite d’« une faute » … Cet homme brisé, qui a choisi pour punition la solitude d’un
ermitage sur l’île héritée de ses grands-parents, est le narrateur d’une longue confession. Au cours de ce voyage intérieur sur les rives de sa vie, il s’efforce de remettre en place et de recoudre ensemble les pièces du puzzle intime négligées au cours de son parcours.
Fredrik Welin se reconnaît comme un vieil ours de soixante-dix ans reclus sur une île offerte aux tempêtes et aux rigueurs des vents de la mer. « J’ai organisé ma maison comme une forteresse imprenable, sur cet îlot dont j’ai hérité. Quand je grimpe en haut du rocher qui est derrière la maison, je vois la mer. Il n’y a rien d’autre, de ce côté, à part des îlots, de gros cailloux en réalité, dont le dos noir et luisant hérisse à peine la surface de l’eau ou la couverture de glace. Si je me retourne, sur mon rocher, je vois l’archipel intérieur, qui est nettement plus dense. Mais nulle part je n’aperçois d’autre maison que la mienne.
Bien entendu, ce n’est pas ainsi que j’avais imaginé les choses.
Cet endroit était censé devenir ma maison de campagne. Pas cette espèce d’ultime bastion où je vis reclus. Chaque matin, après m’être trempé dans mon trou – ou l’été, dans la mer-, je m’interroge. Comment ai-je pu en arriver là ?
Je sais ce qui est arrivé. J’ai commis une faute. Et j’ai refusé d’en assumer les conséquences. Si j’avais su ce que je sais aujourd’hui, qu’aurai-je fait ? Aucune idée. Mais une chose est sûre : je ne serais pas forcé de rester ici comme un prisonnier du bout du bout de l’archipel. » ( Extrait p 14)
Avant de découvrir qu’il n’est pas aussi prisonnier qu’il se l’imagine, Fredrik Welin va devoir affronter le regard des êtres qu’il a blessés au cours de sa vie. Ce retour aux sources représente un parcours inimaginable et insurmontable pour cet homme aigri et sauvage, qui s’inflige une immersion quotidienne dans les eaux glacés comme un rituel exorcisant sa solitude autant que ses erreurs.
Très rapidement, nous suivons Fredrik sur les fondements de sa vie, son rapport à un père réservé mais généreux, sa revanche sur la modestie de sa condition de serveur, le voyage quasi initiatique qui les a menés tous deux à une baignade mystique dans les eaux sombres d’un lac forestier, l’été de ses quinze ans. Il n’omet pas de restituer le malaise que lui a procuré dans sa jeunesse la dépression permanente de sa mère, dont les larmes au goût sucré ont inondé son enfance et scellé une méfiance viscérale envers l’univers féminin.
Le seul et dernier contact de Fredrik Welin avec le reste du monde s’établit au cours des visites régulières de Jansson, le facteur- coursier qui lui apporte son rare courrier et l’approvisionnement commandé. Jansson est un original hypocondriaque, les deux hommes entretiennent un curieux rapport de force.
Jusqu’au jour où surgit une silhouette inattendue, sur la glace derrière le rocher. Une vieille femme accrochée à son déambulateur, déposée sur la banquise comme par enchantement. Il s’avère qu’il s’agit d’un fantôme du passé de Fredrik, son amour de jeunesse lâchement abandonné au profit des ambitions carriéristes de l’étudiant qu’il était alors. Culpabilité et sentiment refoulés lui sautent au visage, tandis qu’il lui porte secours et l’héberge malgré lui dans sa demeure rustique, la pièce abandonnée à une immense fourmilière. Harriett a accompli ce périlleux voyage pour l’obliger à tenir une promesse faite au temps de leurs amours, mais bien sûr, ce caprice de moribonde recèle des détours inattendus qui vont permettre au vieux misanthrope de reprendre pas à pas les traces d’une vie éludée …
Il faut suivre le périple du vieux couple reconstitué sur les terres froides du pays, car pour tenir sa promesse, Fredrik accepte de l’emmener sur les lieux de son initiation adolescente. Dans le froid, l’aventure s’avère périlleuse, mais Harriett tient le coup, s’accroche remarquablement au fil ténu de sa vie en déliquescence, moralement soutenue par l’alcool autant que par un objectif secret. Piégé, Fredrik découvre enfin qu’il possède plus de racines qu’il ne le supposait. Seconde révolution de son existence, les faits l’obligent à revoir encore une fois sa ligne de conduite.
Inutile d’en raconter davantage sans déflorer les péripéties de ce roman à la fois intimiste et plus optimiste qu’il n’y paraît. En se retournant sur son passé et ses propres erreurs, l’homme découvre qu’il a en main les atouts pour réparer… Encore faut-il savoir le reconnaître, l’accepter, et se bousculer soi-même pour accepter la part de l’autre, rude combat pour la fierté de l’ermite volontaire :
« - Combien de temps comptes-tu être partie ? Si tu ne reviens pas, je veux que tu embarques ta caravane. Elle n’a rien à faire sur mon île.
- Pourquoi te mets-tu en colère ?
- Je suis triste parce que tu t’en vas et que tu ne vas sans doute pas revenir.
Elle s’est levée brutalement.
- Moi, a-t-elle dit, je ne suis pas comme toi. Moi, je reviens. Et en plus, je te préviens avant de m’en aller. (…) » Extrait page 289
Si la rédemption de Fredrik passe par de surprenantes relations féminines, celles qu’il a fuies toute sa vie, l’univers que décrit Henning Mankell n’est ni tendre ni compassionnel. Les femmes rencontrées sont des battantes, des blessées en lutte contre l’ordre d’une société injuste. L’auteur ne s’apitoie pas sur les faiblesses et les désarrois, il décrit les états d’âme comme des faits, non des jugements. Ses personnages se battent parfois avec maladresse, une rudesse qui touche le lecteur et leur donne du relief et de la véracité.
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