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Naissance d'un pont

Naissance d'un pont

Auteur : Maylis de Kerangal

Éditeur : Verticales

Année : 2010

Voilà un roman qui attrape le lecteur par le col et ne le lâche qu’à la livraison du chantier. Maylis de Kerangal a réussi un tour de force, d’ailleurs salué par moult critiques littéraires. Déjà remarquée pour son précédent roman La corniche Kennedy (2008 Maylis de Kerangal a reçu pour ce dernier opus le prix Médicis 2010.

L’originalité du cadre excite d’entrée de jeu l’imagination. Voilà un roman romanesque, (et la remarque mérite développement) qui se propose de nous faire partager l’univers le plus pragmatique, technique et réaliste qui soit : celui d’un chantier de construction. Et pourtant, le souffle du récit donne naissance à une épopée moderne, un défi paradoxal qui combine prouesses technologiques et destinées humaines. Maylis de Kerangal explique dans une longue interview (visible sur rue 89) qu’elle ne pouvait imaginer situer son roman ailleurs que dans une nature gigantesque, à la mesure des défis de ses personnages. Et force est de préciser tout de suite que la nature même de l’écriture choisie par l’auteure porte littéralement (et littérairement) la puissance, la densité et la dureté des conditions de vie sur un tel chantier.

Le roman débute donc par une longue présentation du personnage central, Diderot. Mais il n’est pas question ici d’appréhender l’aspect physique, sinon par la notation anecdotique d’une silhouette impressionnante et d’un rituel cycliste. Maylis de Kerangal nous propose de faire connaissance à travers un curriculum vitae du personnage, mode de vie solitaire et combatif, refusant les connotations psychologiques attendrissantes, soulignant à contrario l’anticonformisme vital du personnage. En dressant ce portrait, l’écrivaine prépare déjà son lectorat à la caresse rugueuse du béton : les mots bousculent nos conventions, les phrases arrachent les structures normées.
« Téléporté ainsi de biotope en biotope, à bord de vols long-courrier finissant bien souvent coucou biturbine, il ne reste guère plus de dix-huit mois sur un site et ne voyage jamais, dégoûté de l’exotisme, de sa trivialité - pleins pouvoirs du Blanc contre colonisation vengeresse des amibes, drogues et femmes dociles contre devises occidentales - et vit de peu, le plus souvent dans un logement situé aux alentours du chantier et loué par l’entreprise- un lieu radical à ce point c’est une blague : aucune de ces babioles que l’on traîne après soi, aucune photo punaisée sur une porte mais quelques livres, des disques, une télévision géante aux couleurs Buitoni et un vélo, magnifique machine en fibre de carbone dont l’acheminement sur site finit par faire l’objet d’une clause contractuelle unique dans les annales-, achète tout sur place- rasoir shampoing savon, prend ses repas dans les gargotes huileuses et enfumées… » ( Extrait page 13)

Huit pages pleines permettent ainsi de créer non seulement la stature d’un homme dans son accomplissement fonctionnel et ses manquements affectifs, elles servent aussi un dessein plus ample : à travers ce portrait d’un chef de chantier, Maylis de Kerangal élabore la trame d’un monde en soi, le monde du chantier avec ses références propres, son langage, ses rouages que seuls les participants peuvent apprécier :
« Mais ceux qui l’avaient pratiqué sur les chantiers s’étranglaient en entendant ces balivernes : fantasmes de bonnes femmes, poèmes pète-couilles, clichetons sucrés. Ils concassaient cette statue de carton-pâte à coups de haussements d’épaules et de regards narquois, car eux l’avaient vu à l’œuvre, avaient tâté du bonhomme… » ( Page 17)

Pour mieux brosser le cadre de son tableau, Maylis de Kerangal ne s’épargne pas la peine de définir avec rigueur les différentes étapes, la généalogie du projet, les motivations du donneur d’ordre, les appels d’offres et cahiers des charges… Nous devenons à même d’apprécier la rudesse de la compétition et du combat que livrent les protagonistes pour s’embarquer dans l’aventure. Surgissent alors quelques figures que nous retrouverons aux différentes étapes du chantier, Sanche le grutier, Summer Diamantis la seule femme ingénieure en béton, ou encore la courageuse Katherine Thoreau qui reprend le flambeau de son mari invalide… Les intrigues dans l’intrigue animent la menée des travaux, de la drague du fleuve et les excavations nécessaires aux fondations des tours :

« La drague avance lentement dans le fil du fleuve, lourde et têtue, elle débarrasse, racle, aspire, décrasse le lit du fleuve de toute la merde qui s’y est déposée, qui s’y dépose, jour après jour; dérocte le chenal, saluée alors merveilleuse tâcheronne nécessaire bonniche, son énorme fraise à trois têtes – trois fois l’envergure et la puissance du bel outil de forage pétrolier en eau très profonde tout de même - fouraillant la roche pour conserver un passage aux coques des majestueux navires, cargos d’aventure, et pétroliers dernier cri. Les deux garçons marquent un recul devant les citernes où se déverse le fond du fleuve, vase noirâtre pâte sédimentaire remontée des profondeurs, alluvions sans âge, aucun scintillement là-dedans, rien, ils se mettent pourtant à y guetter la tranche d’une épave, un morceau de tôle, un débris humain, un os de crâne peut-être, (…) Ils s’excitent, rigolards, ne cherchent rien, n’espèrent rien, pas même la fortune, l’avenir n’a pas de forme pour ceux qui vivent au jour le jour, sans autre tension que celle de leur jeunesse, ils tendent les mains, paumes vastes et doigts habiles, toujours prompts à palper de quoi jour, de quoi se faire un peu de thune, toujours partant pour la première connerie. » Page 102-103

Parallèlement à l’activité du chantier, l’auteure nous emmène dans la ville imaginaire de Coca, puis au sein de la forêt primaire de l’autre côté du fleuve ; elle nous convie à traverser l’eau épaisse et boueuse qui sépare ces deux mondes et nous sensibilise à la fragilité de l’équilibre entre les deux rives. Les Indiens qui vivent encore dans la pénombre bienveillante de la canopée survivront-ils à l’intrusion d’une route à grande circulation qui déboulera à la suite de ce pont gigantesque ? Et ce chantier revêt enfin une autre dimension. Pont entre deux berges, il devient une voie de colonisation, un obstacle à l’intégration d’une population précaire, un signal fort de la lutte du capitalisme contre la Nature Primitive… J’évoquais le souffle épique qui traverse le roman.

Toutefois, à l’opposé de nombreux écrivains américains dont l’écrivaine se revendique, Maylis de Kerangal n’exploite pas complètement la veine héroïque. Comme son personnage Diderot, elle reste en lisière du genre, ne s’attarde pas sur le combat de david contre Goliath que prétend mener Jacob, l’ethnologue convertit à la vie dans la forêt, malgré quelques très belles pages… Le duel entre Diderot et Jacob se dégonfle comme un ballon de baudruche, et nous quitterons les tâcherons du chantier sur l’ultime émotion d’un nouveau passage de témoins, chacun repart vers d’autres projets, d’autres exploitations où chacun trouve un prédateur à son échelle.
Reste l ‘écho de la langue rude de Maylis de Kérangal qui roule encore dans nos oreilles.

éditions verticales

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