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02/04/2016

Fragments - 6

Fragment rouge Passion

Effacer l’absence

 

écriture, nouvelles, couleurs des sentiments, vide-poche, Acl

Ils sont mon enfer et mon tourment. Ma croix sur terre, ma joie des lendemains célébrant nos retrouvailles.

Ils sont cinq ou six qui emplissent mes poches et me rassurent,  pour un temps.

Je n’ai cherché aucun d’eux, ils se sont tous imposés à chaque chute, à chaque manque. Ils me disaient que tu allais revenir, que tu reviendrais vite… Pour les reprendre, pour me revoir, pour recommencer notre histoire.

Ce sont nos fétiches que je cache ici, ce sont nos petites excuses que je te vole à chaque retour, vaine tentative pour entraver le prochain départ. Pour effacer ton absence.

Faire tes poches, ton sac, le vide-poche de ta voiture, collecter patiemment et inlassablement toutes les traces de tes besoins, m’approprier quelque temps les objets que tu touches, ceux qui te soignent, ceux qui te plaisent… Garder près de moi, à ma portée immédiate les choses qui dessinent ta vie en creux, les clefs de l’appartement où tu te replies, la lampe de poche de tes levers nocturnes, tes fragilités et ta volonté.

Tu remplaces invariablement les objets disparus par d’autres que je te subtiliserai encore. Tu souris si je te rends un petit fragment de ces viatiques, tu exhibes son remplaçant pour me narguer,  et tu l’oublies sur la table de nuit.

Tu peux me reprocher mes chapardages compulsifs, je sais qu’au fond tu en es complice. Tu pars et tu reviens, je pleure, je crie et je t’attends. Balancement exquis, équilibre douloureux entre l’infini malheur et le bonheur absolu, sous la menace du temps perdu. Il n’y a que ce fourre-tout pour dire combien nous ne changeons pas.

01/04/2016

Fragments - 5

Fragment feu follet

Une enquête de l’inspecteur Finaud

 

écriture, nouvelles, couleurs des sentiments, humour, feu follet, pastiche, Acl

 

— Voilà, Patron, les poches du mort… Va-t-en savoir ce qu’on lui a pris ! Ça ressemble à rien cet inventaire ! Pourquoi ce type se baladait avec un tel bazar ? L’est quand même pas mort pour une boule de poils noirs accroché à un porte-clef. Si… Vous croyez ? Et puis, tenez, pourquoi deux cartes de donneurs de sang,  c’est insensé.… Non, c’est pas possible, vous y croyez vous à ce genre de … Un vampire, c’est ça… Y bouffait le sang des victimes rhésus négatif… Eh ben, si j’avais su tomber un jour sur un cas pareil !

— Creuse-toi les méninges, Super Poireau ! Où vas-tu chercher des conneries pareilles ! V’là plutôt un gars qui a pris le train pour monter à Paris … Chercher du fric : vu ce qui lui restait en poche, cinquante centimes d’euros, faut pas être Sherlock pour deviner qu’il avait besoin d’argent, et qu’il était prêt à tout pour en trouver. Tiens, regarde dans l’appareil photo,  je te parie que tu vas découvrir quelques images bien dérangeantes. Ouais, je pencherais pour un maître chanteur, mais alors tu vois, du genre pas sûr de lui.

— Oh Commissaire Bourrel, comment vous faites pour déduire tout ça ? C’est vrai que vous êtes spychologue, hein, comme l’autre là, qu’on cite tout le temps comme modèle… Ah oui Maigret. Comme vous, y trouve tout sans rien faire… Euh , j’veux dire sans courir, sans trop sortir de son bureau, enfin, sans …

— Continue Watson, continue, tu patauges… Et en attendant, trouve-moi le mobile du crime et quelque chose qui nous permette au moins de l’identifier.

— Ben en tous cas, c’était pt’être un bricoleur, mais pas une lumière ! R’gardez ce matériel : une ampoule grillée, une douille arrachée, même pas de la même taille, une lampe de poche liliput, avec ça, il verra pas plus loin que le bout de son nez… Ah et puis j’ai trouvé ce qui vous a fait penser qu’il était pas du genre à rouler les mécaniques ! Y préférait s’en remettre au trèfle à quatre feuilles!

— Tu vois la preuve que les gris-gris, ça ne marche pas ! Rien ne remplace le travail… Et la lecture ! S’il avait su lire, il ne se serait pas empoisonné avec un tube de Ventoline!

 

 

 

10/02/2016

Cuisine conjugale

 

Cuisine conjugale

écriture, nouvelle, texte bref, saint valentin,

Prends ce fusil, mon cher amant et aiguise ce couteau qui me fait défaut. En attendant ton retour après une journée de dur labeur, j’aime à dorer, braiser, rôtir cuissots et gigots. Je préfère les bons morceaux savamment découpés pour garnir le fond de mes poêlons.

Avant de dresser la table pour ton réconfort,  j’aurai eu plaisir à établir un menu solide et consistant. Mélanger les saveurs et les textures, ajouter un peu d’épices et une pointe de liant pour adoucir sans alourdir,  rechercher le juste équilibre et chasser les calories inutiles, mais respecter le mariage des fumets et le parfum des aromates,    dénicher enfin le bon cru, breuvage idéal qui laissera éclater le bouquet de ses arômes lentement maturés.

 

Quand tu monteras d’un pas las la volée d’escaliers qui mène au logis, quand tu pousseras la porte en laissant derrière toi la fatigue des besognes accomplies, que mille effluves mijotés t’accueillent d’abord et te mènent par le nez jusqu’à mon antre et mes casseroles.

Sous tes paupières,  une étincelle pétillera, tes narines frémiront, ta langue inventera le goût du plaisir à venir, tu lèveras vers la lumière les reflets ambrés ou dorés du vin tournoyant.

Silencieuse,  je t’observerai tandis que tes forces renaîtront par la grâce de ce baptême culinaire. Tu accueilleras mon offrande sans dire un mot. Nous nous attablerons, nous dégusterons, nous donnerons à chaque bouchée du temps et de l’attention pour que dure ce repas, comme s’il était le dernier.

L’amour est curieux, le plaisir est jaloux, m’auras-tu alors pardonné mes erreurs et mes sautes d’humeur? Ce couteau aiguisé par tes soins, dissimulé maintenant sous ton oreiller, pourra-t-il rompre notre pacte avant que ne t’endorme pour l’éternité le poison versé au fond du caquelon ?

 

Voilà notre dernière nuit. Je le sais, tu le sais. Comme notre  première fois, aime-moi.

écriture, nouvelle, texte bref, chute inattendue

 

 

 

07/02/2016

La conduite des habitudes

Une fois n'est pas coutume, ce petit texte d'étude pour illustrer quelques conversations récentes avec une amie aux multiples talents. Se reconnaîtra-t-elle, je ne sais, mais je lui adresse ce petit clin d'oeil, destiné à distraire aussi toutes les souris-discrètes-mais-fidèles- qui n'ont pas peur des éclaboussures d'une gouttesd'o.    Les contraintes données: texte bref, commençant par "j'avais l'habitude " et dont la dernière phrase débute par " c'était vraiment" .

La conduite des habitudes

J’avais l’habitude de me raconter des histoires, de doubler chaque moment vécu d’un reflet fictionnel rehaussant la banalité de mon quotidien. Cette manie envahissante avait perturbé bien des fois le cours de ma scolarité, la stabilité de mes amitiés, la cohérence de mon parcours professionnel, tous domaines où j’avais progressivement appris à tenir les rênes de mon théâtre intime. Mais mes efforts les plus acharnés abandonnaient tout pouvoir en situation de déplacement. Depuis ma plus tendre enfance,  dès que j’étais en mouvement, quel que soit le trajet, quel que soit le mode de locomotion,  j’avançais en compagnie de mon rêve éveillé.

Je marchais, je me racontais la quête de pèlerins vers des lieux sacrés et inaccessibles, je participais aux longues marches d’un exode romanesque et improbable. Étions-nous en voiture, je me projetais comme une étoile filante jusqu’aux confins du réseau routier, et mon imagination en roue libre transformait l’habitacle du véhicule en îlot de confort salon-salle-à-manger-chambre-à-coucher pour itinérance intercontinentale. Prendre le train me mettait en scène dans un wagon du Transsibérien,  dégustant un thé brûlant et noir autour d’un samovar escorté de quelques cosaques patibulaires et d’un escadron de Babouchkas, tandis que défilait à l’extérieur la steppe glacée du Kazakhstan. La première fois que j’ai pris l’avion, mon voyage intérieur me fit passer le mur du son et je décollais en songe pour un voyage interstellaire dont je ne reviendrai plus. C’est sans doute à cette occasion que les nuages ont emprisonné ma lucidité jusqu’à cette descente à skis qui fut pour moi la dernière. L’esprit embrumé dans le songe du jour, je n’ai pu éviter la collision avec un sapin. Fin de mes errances fantasmées.

Aujourd’hui, quand je prends le métro, c’est à un voyage plus compliqué que je m’affronte. Les multiples obstacles qui se dressent compliquent mes pérégrinations, et je n’ai plus le loisir de laisser mon esprit voguer sur l’infini des possibles.  Pourtant j’adorerais imaginer que mon fauteuil file au galop à travers les campagnes françaises, je voudrais rêver encore que ses roues se métamorphosent en tapis volant planant au-dessus des rues embouteillées de la capitale. Mais je suis cloué là,  corps et âme, et mes habitudes ont changé.

Quand j’étais encore enfant, ma grand-mère ne cessait de me rappeler à la réalité. « Profite de ce que tu vis, disait-elle, tes rêves ne te mèneront nulle part ». Elle avait raison. C’était vraiment important de ne pas me laisser conduire par mes habitudes.

 

30/01/2015

La muse horlogère

        Odette se dépêche. Toute sa vie, elle s’est dépêchée. Sa carrière entière n’a été qu’une course contre le temps. Et la nouvelle étape de sa vie, la retraite, qu’elle voulait paisible et indolente suit le même tempo : du matin au soir, Odette se dépêche…

Pourtant, elle avait pris de bonnes résolutions, cette retraitée de fraîche date, au moment de dire adieu à l’hôpital et aux malades qui requéraient tant de soins, aux collègues soignants qui étouffaient comme elle sous l’urgence des tâches! Elle s’était promis un rythme nonchalant,    des promenades pédestres sans horaires, des après-midi sans bousculade  consacrés à la lecture ou au bavardage oisif entre amies choisies.

Moins d’un mois après le début de cette trêve idyllique, Odette s’était inscrite à la  gymnastique du troisième âge, histoire de rendre service à la voisine  Géraldine en l’accompagnant  au cours. Puis elle avait accepté d’être lectrice bénévole à la maison de retraite, à la demande de l’association gérant la bibliothèque du village. Le sport lundi et jeudi, la lecture mardi et vendredi, elle pouvait encore  disposer du mercredi et du week-end pour explorer les chemins du canton, quand elle avait rencontré Christophe. Ce poète enthousiaste l’avait convaincu de partager la richesse de son expérience professionnelle en participant à son atelier d’écriture. D’emblée, l’idée l’avait enchantée. Elle savait qu’elle avait toujours eu envie d’écrire, sans jamais se  l’avouer.    Ce fut une révélation. Elle allait s’octroyer le loisir d’épanouir un talent qu’elle était certaine de nourrir  quelque part tout au fond de ses rêves.  

 

 

Dorénavant, ses  soirées du mercredi sont ponctuées de réunions studieuses où Odette s’enchante de ses propres  trouvailles.  Avec ses compagnons de plume, elle  jouit des innombrables mots savoureux qu’elle peut  désormais exhumer des territoires inconnus de sa mémoire. Quelle joie de se sentir aussi inventive, de s’autoriser à jouer avec les phrases comme un enfant bâtit une ville de briques en plastique! Au fil du temps cependant, Christophe a institué un rituel chronophage : les séances  débutent par la présentation de travaux effectués à la maison. L’inspiration ne  lui manque jamais, Odette s’adonne sérieusement à ce nouveau défi; La cuisine grammaticale et les champs lexicaux ouvrent à ses yeux éblouis de nouveaux horizons. Elle explore consciencieusement les veines artistiques de l’art littéraire, réfléchissant rétrospectivement à l’embellissement de sa vie à travers le prisme de l’écriture.

 Ce travail conçu  d’abord comme un divertissement prend  au long  des semaines et des mois  une importance de plus en plus considérable. Odette est passée des cahiers couverts de signes manuscrits aux pages virtuelles d’un ordinateur dont elle a fait tout exprès l’emplette. Quelques semaines de formation ont été nécessaires avant qu’elle ne tienne le clavier pour un ami. Peu à peu, ses doigts se sont liés avec les touches, Odette les laisse agir seuls à la rencontre de la bonne lettre, elle pianote enfin sur les petits carrés blancs avec la dextérité d’une pianiste accomplie.  À la mesure d’une cantate, les mots prennent forme, les phrases déroulent leur cheminement régulier, les textes couvrent  les pages blanches sans répit. Odette compose l’allégorie fluide d’une vie généreuse accomplie sans regret.  Elle s’immerge dans le fleuve de sa rédaction avec fièvre et en oublie le boire et le manger, elle  perd le rythme naturel de ses journées,   elle ne compte pas les heures passées devant l’écran. 

 

 

Odette écrit … Et Christophe fait parfois la moue. Ses collègues de l’atelier opinent en écoutant les suites pour clavier numérique  rédigées dans l’intimité de sa maison, mais ce public prévenant n’est pas conquis. Maintes fois, l’apprentie écrivain sort de ces séances le cœur écorné par la déception face aux réactions mitigées qui ont accueilli ses envolées. Il lui faut reprendre son œuvre, rayer les vocables superflus, chasser les lourdeurs syntaxiques.  Raturer, corriger, supprimer, caviarder, renier, saborder, autant de prescriptions qu’elle accueille avec humilité malgré son désappointement.

Au bout de quelques mois, Odette prend conscience des écueils cachés sous les flots de sa nouvelle passion.  Chaque mercredi, elle se rend à l’atelier d’écriture poussée par l’enivrante sensation du travail bien accompli. Chaque soirée du mercredi la voit rentrer chez elle au pas lent d’une âme meurtrie. Elle pose alors sa sacoche et son ouvrage, repoussant au week-end la promesse d’arranger son texte selon les recommandations amicales et pressantes qui lui ont été prodiguées ; mais le samedi, le dimanche se passent sans qu’elle sente en elle la force de reprendre ses notes et d’expédier ad Patres le fruit de ses ardeurs. Aussi, quand arrive le mercredi matin, Odette n’a d’autres expédients que de s’attabler devant son traitement de texte et d’ouvrir le fichier resté en suspens.  Au début, ses doigts hésitent en pressant les touches impassibles. Peu à peu cependant, la concentration revient et notre retraitée sent monter une excitation étrange. Une exultation mortifère s’empare de la main qui saisit d’un mouvement de souris un pan entier de phrase  pour la précipiter  d’un clic dans l’oubli. Construire, détruire, telle devient la finalité de ses efforts, tandis que ses yeux montent  régulièrement vers l’aiguille de l’horloge. Le temps, le temps guette Odette, la presse de nettoyer les ornementations du récit, d’abolir virgules et circonstancielles, de bannir adverbes et conjonctions. L’heure sonne presque quand surgissent des crachotements de l’imprimante trois lignes insolentes échappées du rouleau compresseur, trois lignes brèves, où subsistent quelques mots, une allitération, une image éphémère, le frémissement subtil de l’air au printemps…

 

 

26/04/2014

Accordailles

         Désir brûlant des  regards fixés sur mes formes élégantes. Dérangeant et excitant,  serais-je  à la hauteur? Je me sens si fébrile parfois,   consumée par   l’envie  ardente de sentir vos appétits fondre sur moi,   et me glisser jusqu’au confluent de vos  mains enlacées, d’y butiner l’éclat des feux qui vous dévorent. Dangereuse convoitise, balancier infernal des battements du cœur.

Éternelle énergie,   prodiguée sans même bouger un doigt.  J’aurais préféré, n’en doutez pas,   rester cachée dans mon antre,   à l’abri de  la contamination concupiscente: dès lors qu’ils pensent à moi, Eux me considèrent suffisante, Elles me voudraient plus conséquente. Une stratégie éprouvée me pousse à leur opposer une indifférence de marbre. Je tente alors d’arborer une mine de plomb, je fais semblant d’avoir un cœur de pierre. Pourtant,   une fierté sans pareille coule dans mes veines et  je mets en valeur la finesse de ma taille et tous mes atours.

 Séduction éphémère,   hélas, une seconde de gloire, c’est toute la satisfaction au regard de ma réputation.  Ma présence devrait suffire à  apaiser tant de soupirs.  Ensemble, ils m’affichent mutuelle reddition à l’hymen éternel. Le secret de mon exposition repose sur les facettes de mes talents, réanimateurs habiles d’ardeurs chancelantes.

Immanquablement, vient le temps de l’ambivalence.  J’étais irrésistible,   je deviens infirmière d’amours exsangues  puis geôlière.  Les pulsions initiales  dont j’étais si brillamment parée sont   désormais banales, puis  ordinaires, elles deviennent chaînes. Ternie par un usage  quotidien, je me rends accessoire quand sonne le glas de la passion. Le  désir comblé s’éteint à petit feu,   et la magie distillée jadis se dissout dans la monotonie des libidos éteintes.

Rageur est le geste qui me jette au tapis. Ne reste que les regrets des promesses non tenues, le  pénible ratage d’un rêve  inachevé. Reléguée  loin des regards que la haine allume Elle me  contemple un moment, avant de me ranger dans l’écrin des souvenirs douloureux, recel ultime des amours renoncées. 

À tout prendre  cependant, que suis-je d’autre qu’une pépite de planète, débris minéral arraché à la matière stratifiée ? Que de temps, de peines, de travail forcené se sont conjugués jusqu’aux outils du joaillier pour forger mon  destin, incarner sur les  doigts d’une main les cinq étapes du Désir. Diamant solitaire, alliance aux mille feux,  chef d’œuvre voué à la célébration des accordailles,  je flétris  aux désaccord’aïe.

 

 

05/12/2012

L'appétit de Mademoiselle Lê

Comme d’habitude, l’enfant s’est planté devant la fenêtre pour avaler le dernier gâteau de son goûter. Mademoiselle Lê ne s’en contrarie plus.  Il y a longtemps que Mademoiselle Lê ne lutte plus contre ce qu’elle ne peut changer.

Manu, son élève,   ne sera jamais musicienne. L’enseignante a honnêtement essayé d’expliquer le fait à ses parents, choisissant des mots  précautionneux pour ne pas  les peiner.   La révélation de l’inaptitude de leur fille ne les a pas froissés. Ils ont cependant insisté pour que le professeur persiste dans l’éducation à la pratique de  son Art.  Touchée par leur modestie candide, Mademoiselle Lê a accepté de poursuivre sa mission. Par reconnaissance, la fillette apporte  désormais quelques pâtisseries  provenant de  la boutique de ses parents.

Ce goûter imposé en prolongement des séances  l’a d’abord offusquée. Endurer le pilonnage des touches de son clavier par les maladresses enfantines, c’était déjà douloureux pour sa dignité d’ancienne virtuose!  Mais la colère de Mademoiselle Lê a fondu quand elle a compris le sens des remerciements parentaux. Conscients que leur voisine vit du fruit de ses études musicales, ils offrent en retour le meilleur de leurs talents : des religieuses, des Paris-brest  et des petits-fours  sortis tout chauds du fournil. 

 La bouche pleine et les mains constellées des miettes du mille-feuille qu’elle dévore avec  application, Manu ne quittent pas des yeux les mésanges charbonnières qui virevoltent inlassablement sur la terrasse près du petit refuge en bois. Les oiseaux ont déjà perçu l’imminence des premières gelées et sont revenus vers l’abri. Occasionnellement, Mademoiselle Lê s’octroie une pause pour admirer la chorégraphie harmonieuse qui régit leur conquête du territoire. Parfois, elle imagine quelques notes, joue  une suite d’arpèges illustrant leur manège. Les mésanges ont l’oreille plus musicale et attentive que  bien des humains…

— Chais pas, mais là ch’crois bien qu’elles zaiemeraient goûter aussi mon gâteau…

Et Manu pose sur la crémone ses doigts collants de crème et de sucre. Mademoiselle Lê réprime un frisson. Paradoxalement, la spontanéité maladroite de la fillette lui apparaît comme une revanche sur son propre parcours. Ses nuits sont encore habitées de  cauchemars remontés des limbes du passé: elle revit indéfiniment son apprentissage précoce du piano et la sévérité de l’éducation dans la Chine des années Mao, la terreur et la faim éprouvées pendant la longue période en exil pénitentiaire sous  le joug de la Révolution Culturelle. Et puis, à son arrivée en Europe, l’outrance des excès alimentaires pour effacer  les manques.  Elle a alors supporté des troubles de l’appétit déstabilisants jusqu’à l’abandon de la carrière de  soliste qui lui était promise.

Aujourd’hui, Mademoiselle Lê apprécie chaque jour de sa vie frugale.   Elle a trouvé son chemin de paix en acceptant les contradictions du monde. Sa solitude est comblée par son chat et les merveilles dont son minuscule jardin  lui offre la jouissance: les fleurs des plates-bandes, les jeux d’ombres et de lumière sous le tilleul, et les trilles des rossignols qui  font vibrer la chaleur des nuits d’été. Alors, les rêves oppressants se diluent parce que le chant de l’oiseau amoureux célèbre sa plus grande victoire sur les bourreaux d’hier. Privée  de nourriture mais aussi de partition et d’instrument, elle a  maintes fois vaincu la famine rendue plus pénible par l’inactivité nocturne : durant ses années d’interdits, elle s’endormait en jouant mentalement,  immobile sur sa paillasse, les morceaux difficiles que sa mémoire restituait fidèlement. Cette  musique  clandestine la nourrissait alors,   lui permettait d’oublier sa souffrance,   de surmonter ses manques. Elle avait cessé de dépérir comme ses compagnes.

Aujourd’hui, Il n’y a plus de Gardes Rouges pour l’empêcher de goûter à satiété Schumann et Brahms. Elle puise dans l’écoute et le travail de ces musiciens plus de vitalité que ne lui en procurent les repas ascétiques que seuls son estomac supporte.

Alors, Mademoiselle Lê regarde Manu éparpiller les miettes grasses du gâteau sur la terrasse. Elle lui tend la boîte de carton souillée de résidus chocolatés.

— Ne t’inquiète pas Manu, lui sourit-elle, ici chacun peut manger à sa faim…

 

 

 

 

27/06/2012

La sentinelle du quai H

 

La gare Saint Charles reflète la lumière de Marseille tout autant  que l’exubérance et  la disparité de ses habitants. Les barrières Vigipirate et la rénovation de la salle des pas perdus ne suffisent pas à interdire l’accès aux quais. Difficile de résister au plaisir d’accueillir parents et amis à la descente des trains. Ce jour-là j’avais en outre une bonne raison, puisque j’attendais mon neveu handicapé par une jambe plâtrée. Je m’étais ainsi glissée jusqu’à l’ultime repère, correspondant à la dernière voiture du convoi selon sa réservation.

 

Au bout du quai H, en attente du TGV de 18 heures 34, l’affluence ne cessait d’enfler. Parents âgés, adolescentes regroupées autour d’un téléphone high-tech, leurs rires explosifs à l’adresse des garçons solitaires assis sur le dossier des bancs publics,  coiffés de capuches aussi sombres que leurs regards. J’observais une fillette d’à peine quatre ans. Elle courait de plus en plus près des voies, et malgré moi, il me venait une furieuse envie de la rattraper avant sa chute prévisible. Je cherchais des yeux sa mère. Celle-ci,  accaparée par un monologue téléphonique, rappelait nonchalamment sa fille de temps à autre. Nullement impressionnée, l’enfant tournait et virait toujours plus rapidement, à la limite de l’équilibre.  Dans son élan, elle vint heurter une femme, immobile au bout du quai depuis fort longtemps. Au milieu du tableau mouvant de l’assistance, je ne lui avais prêté d’abord aucune attention. Elle semblait s’être fondue dans ce paysage de fond de gare, à la limite de la jetée de béton. Derrière elle, il n’y avait plus que les voies étincelantes dans le soleil de fin de journée, des stries métalliques qui semblaient filer vers le cirque de collines blanches cernant la ville.

 

L’impassibilité de cette femme avait éveillé ma curiosité. Elle aurait dû se pencher vers l’enfant en pleurs après sa chute,   ou bien manifester l’irritation d’avoir été bousculée.  Mais elle était restée figée, indifférente au petit drame à ses pieds. Grande et mince, elle portait une tenue  à l’élégance désuète. Sa coiffure aux cheveux argentés parfaitement mis en plis  achevait de composer une allure  démodée. Un détail toutefois détonnait curieusement dans cet ensemble, une touche excentrique inattendue constituée par une paire de lunettes de soleil, typique   d’un modèle fameux associé aux  aviateurs et aux pilotes sportifs.

  Je m’étais approchée la première pour relever la  petite victime en larmes. Je me confrontai alors à son visage sans regard. Dans le miroir glacé des verres foncés se reflétaient à l’infini  les perspectives  fuyantes  des voies ferrées, ponctuées de poteaux verticaux portant les câbles électriques, un paysage fumé et  barreaudé. Je n’avais pas pu lui adresser la parole.

 Le temps de relever l’enfant, sa mère arrivait à notre hauteur.

Cette  femme solitaire ne m’avait pas plus regardée qu’elle n’avait paru remarquer la scène dont elle était pourtant un élément déterminant. 

 

 

 

Quelque temps plus tard, j’étais invitée à dîner chez de bons amis, en compagnie d’un autre convive, journaliste et marseillais cocardier. Cet ami d’enfance, Charles–je-sais-tout,   a toujours assumé sans rougir le travers à l’origine de son surnom. Ce soir-là, la conversation s’était orientée sur la visite de mon neveu éclopé et je mentionnai l’incident de la gare. Mue par l’envie d’un bon mot,  je qualifiai la vieille dame immobile de « sentinelle endormie »; plaisamment, je répétai « la sentinelle du quai H », quand  Charles m’interrompit bruyamment:

—  Mais c’est exactement ce qu’elle est!

Son intervention ne pouvait pas me surprendre. Par pur réflexe, je répliquai vertement:

 —  Comment peux-tu le savoir?  Dans une ville comme la nôtre,  les personnes âgées et  élégantes ne manquent pas…

— Oui,   mais une femme au style vintage années 60 et portant des Ray ban datant de 1937,  figure-toi que sur ton quai de gare, ce ne peut être que Jeanne  Flammerge!

  Charles triomphait. Notre curiosité était assez éveillée, rien ne pouvait plus brider le plaisir de notre  conteur :

—   C’est une figure bien connue ici, tu sais! Maintenant,  elle doit être septuagénaire, au moins. De toute sa vie, elle n’a jamais quitté Marseille, ni même sa maison natale. Personne n’est lié à la ville mieux qu’elle …

 Satisfait de son effet, Charles savourait son café à petites gorgées.  Malgré moi, j’étais prête à le supplier de continuer, mais le bavard n’avait nul besoin de stimulation.

  —  Pour mieux vous faire comprendre qui est Jeanne, il faut remonter à loin, bien loin.  En fait, aux premiers mois de l’année 1944,  la zone libre n’existait plus depuis Novembre 42, les conditions de vie étaient devenues nettement plus difficiles! Je tiens l’histoire  de mon grand-père, un ami de la famille du docteur Flammerge, alors les détails… Début Avril 44 donc, le docteur et son épouse ont été arrêtés, le même jour mais pas ensemble : des histoires de soins aux résistants et de cachette pour les transfuges, que sais-je! Jeanne n’était encore qu’un bébé,   je dirais dans les deux ou trois ans. La famille comptait aussi une aînée nettement plus âgée, Josette, qui avait alors presque seize ans. Au bout de deux mois, elle a  fini par savoir que ses parents, comme d’autres prisonniers, étaient partis en convoi vers le Nord, mais les informations restaient imprécises. Je vous rappelle que ça commençait à « barder » sérieusement depuis le printemps, ici comme ailleurs.  Josette s’était occupée de sa sœur comme une véritable petite maman. Mais à l’été,  toujours sans nouvelles, elle s’est impatientée.  Elle a confié Jeanne à leurs  grands-parents.

 Charles jouissait manifestement de la tension de l’auditoire.  Il ménagea une courte pause avant de reprendre son récit.

 —  Alors notre Josette  est allée à la gare, flanquée de la grand-mère paternelle et de la petite. Elles l’ont accompagnée jusqu’au seul train en partance pour Paris, où la malheureuse pensait retrouver la trace de ses parents.  Pourquoi les grands-parents ne l’ont-ils pas retenue?  On était en Juillet.  Depuis le débarquement sur la côte Normande,    les alliés bombardaient sans relâche tous les points stratégiques: les usines, les casernes, les routes. Cette nuit-là,   la gare de Juvisy, en banlieue parisienne, a été soufflée, ravagée par un déluge de bombes.  On n’a plus jamais eu de nouvelles de Josette.   De sorte que les premiers et derniers souvenirs  de famille de Jeanne se situent à Saint Charles…

 Les huit convives gardèrent le silence un moment.  L’histoire paraissait aussi tragique qu’absurde.  Comme s’il avait deviné le cours de nos réflexions, Charles poursuivit :

 —  Aucun de nous n’a vécu cette période, c’est difficile à réaliser. Mais de nombreux drames identiques ont eu lieu.  Les grands-parents ont élevé la gamine.  Jeanne a suivi son chemin. Elle est devenue une avocate réputée. Mais elle est restée célibataire et n’a pas quitté la maison de la  rue Sainte Famille. Après sa retraite, quelque chose a changé. Trop de solitude sans doute. Jeanne a commencé à fréquenter la gare,   toujours en fin d’après-midi.

 —  Admettons, mais pourquoi s’affuble-t-elle de telles lunettes?  Pourquoi cet accessoire particulier?  Son regard inaccessible,   c’est… Comme un miroir sans tain qui  l’empêche de voir  le monde réel.

 —  Sans doute.  Ces lunettes appartenaient aux pilotes anglais que les Flammerge ont dû héberger rue Sainte Famille.  Elles seraient devenues une sorte de talisman qui permet à Jeanne de voir au-delà du bout des rails.  C’est ainsi qu’elle guette le retour de sa famille.  Elle est la sentinelle du passé  et tant qu’elle attendra,  elle protégera les victimes de l’oubli.

 Je suis revenue quelquefois attendre des proches au train de 18 heures 34.

 Au bout du quai H, la longue silhouette immobile guettait inlassablement le retour improbable de ses voyageurs. Tournant le dos à la foule, insensible au joyeux brouhaha, la sentinelle du quai H assurait fidèlement  sa faction.

Jusqu’à ce jour où, jetant mon coup d’œil coutumier vers le fond de la gare, l’agitation inhabituelle et les uniformes du SAMU m’ont alertée d’une appréhension inquiétante. Mêlée aux curieux, j’ai attendu le passage des secouristes. Sur la civière guidée par une équipe d’urgentistes,  ma sentinelle gisait, inerte. Elle avait perdu ses lunettes, et je découvrais enfin ses traits à nu, les paupières closes sur un visage  couleur de cendres. Un rideau de plomb tiré sur la veille de la sentinelle.

 Sa quête était interrompue, pour combien de temps ?

 Instantanément, j’ai compris l’ampleur du désastre.

 Ce n’est pas seulement  le départ de Jeanne qu’il nous faut redouter.

Qui, dorénavant, viendra accueillir les fantômes de l’Histoire?

 

 

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