05/12/2012
L'appétit de Mademoiselle Lê
Comme d’habitude, l’enfant s’est planté devant la fenêtre pour avaler le dernier gâteau de son goûter. Mademoiselle Lê ne s’en contrarie plus. Il y a longtemps que Mademoiselle Lê ne lutte plus contre ce qu’elle ne peut changer.
Manu, son élève, ne sera jamais musicienne. L’enseignante a honnêtement essayé d’expliquer le fait à ses parents, choisissant des mots précautionneux pour ne pas les peiner. La révélation de l’inaptitude de leur fille ne les a pas froissés. Ils ont cependant insisté pour que le professeur persiste dans l’éducation à la pratique de son Art. Touchée par leur modestie candide, Mademoiselle Lê a accepté de poursuivre sa mission. Par reconnaissance, la fillette apporte désormais quelques pâtisseries provenant de la boutique de ses parents.
Ce goûter imposé en prolongement des séances l’a d’abord offusquée. Endurer le pilonnage des touches de son clavier par les maladresses enfantines, c’était déjà douloureux pour sa dignité d’ancienne virtuose! Mais la colère de Mademoiselle Lê a fondu quand elle a compris le sens des remerciements parentaux. Conscients que leur voisine vit du fruit de ses études musicales, ils offrent en retour le meilleur de leurs talents : des religieuses, des Paris-brest et des petits-fours sortis tout chauds du fournil.
La bouche pleine et les mains constellées des miettes du mille-feuille qu’elle dévore avec application, Manu ne quittent pas des yeux les mésanges charbonnières qui virevoltent inlassablement sur la terrasse près du petit refuge en bois. Les oiseaux ont déjà perçu l’imminence des premières gelées et sont revenus vers l’abri. Occasionnellement, Mademoiselle Lê s’octroie une pause pour admirer la chorégraphie harmonieuse qui régit leur conquête du territoire. Parfois, elle imagine quelques notes, joue une suite d’arpèges illustrant leur manège. Les mésanges ont l’oreille plus musicale et attentive que bien des humains…
— Chais pas, mais là ch’crois bien qu’elles zaiemeraient goûter aussi mon gâteau…
Et Manu pose sur la crémone ses doigts collants de crème et de sucre. Mademoiselle Lê réprime un frisson. Paradoxalement, la spontanéité maladroite de la fillette lui apparaît comme une revanche sur son propre parcours. Ses nuits sont encore habitées de cauchemars remontés des limbes du passé: elle revit indéfiniment son apprentissage précoce du piano et la sévérité de l’éducation dans la Chine des années Mao, la terreur et la faim éprouvées pendant la longue période en exil pénitentiaire sous le joug de la Révolution Culturelle. Et puis, à son arrivée en Europe, l’outrance des excès alimentaires pour effacer les manques. Elle a alors supporté des troubles de l’appétit déstabilisants jusqu’à l’abandon de la carrière de soliste qui lui était promise.
Aujourd’hui, Mademoiselle Lê apprécie chaque jour de sa vie frugale. Elle a trouvé son chemin de paix en acceptant les contradictions du monde. Sa solitude est comblée par son chat et les merveilles dont son minuscule jardin lui offre la jouissance: les fleurs des plates-bandes, les jeux d’ombres et de lumière sous le tilleul, et les trilles des rossignols qui font vibrer la chaleur des nuits d’été. Alors, les rêves oppressants se diluent parce que le chant de l’oiseau amoureux célèbre sa plus grande victoire sur les bourreaux d’hier. Privée de nourriture mais aussi de partition et d’instrument, elle a maintes fois vaincu la famine rendue plus pénible par l’inactivité nocturne : durant ses années d’interdits, elle s’endormait en jouant mentalement, immobile sur sa paillasse, les morceaux difficiles que sa mémoire restituait fidèlement. Cette musique clandestine la nourrissait alors, lui permettait d’oublier sa souffrance, de surmonter ses manques. Elle avait cessé de dépérir comme ses compagnes.
Aujourd’hui, Il n’y a plus de Gardes Rouges pour l’empêcher de goûter à satiété Schumann et Brahms. Elle puise dans l’écoute et le travail de ces musiciens plus de vitalité que ne lui en procurent les repas ascétiques que seuls son estomac supporte.
Alors, Mademoiselle Lê regarde Manu éparpiller les miettes grasses du gâteau sur la terrasse. Elle lui tend la boîte de carton souillée de résidus chocolatés.
— Ne t’inquiète pas Manu, lui sourit-elle, ici chacun peut manger à sa faim…
17:51 Publié dans Blog, Conte-gouttes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : manger à sa faim, écriture, nouvelle, musique, gourmandise | | del.icio.us | Facebook | | Imprimer