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27/06/2012

La sentinelle du quai H

 

La gare Saint Charles reflète la lumière de Marseille tout autant  que l’exubérance et  la disparité de ses habitants. Les barrières Vigipirate et la rénovation de la salle des pas perdus ne suffisent pas à interdire l’accès aux quais. Difficile de résister au plaisir d’accueillir parents et amis à la descente des trains. Ce jour-là j’avais en outre une bonne raison, puisque j’attendais mon neveu handicapé par une jambe plâtrée. Je m’étais ainsi glissée jusqu’à l’ultime repère, correspondant à la dernière voiture du convoi selon sa réservation.

 

Au bout du quai H, en attente du TGV de 18 heures 34, l’affluence ne cessait d’enfler. Parents âgés, adolescentes regroupées autour d’un téléphone high-tech, leurs rires explosifs à l’adresse des garçons solitaires assis sur le dossier des bancs publics,  coiffés de capuches aussi sombres que leurs regards. J’observais une fillette d’à peine quatre ans. Elle courait de plus en plus près des voies, et malgré moi, il me venait une furieuse envie de la rattraper avant sa chute prévisible. Je cherchais des yeux sa mère. Celle-ci,  accaparée par un monologue téléphonique, rappelait nonchalamment sa fille de temps à autre. Nullement impressionnée, l’enfant tournait et virait toujours plus rapidement, à la limite de l’équilibre.  Dans son élan, elle vint heurter une femme, immobile au bout du quai depuis fort longtemps. Au milieu du tableau mouvant de l’assistance, je ne lui avais prêté d’abord aucune attention. Elle semblait s’être fondue dans ce paysage de fond de gare, à la limite de la jetée de béton. Derrière elle, il n’y avait plus que les voies étincelantes dans le soleil de fin de journée, des stries métalliques qui semblaient filer vers le cirque de collines blanches cernant la ville.

 

L’impassibilité de cette femme avait éveillé ma curiosité. Elle aurait dû se pencher vers l’enfant en pleurs après sa chute,   ou bien manifester l’irritation d’avoir été bousculée.  Mais elle était restée figée, indifférente au petit drame à ses pieds. Grande et mince, elle portait une tenue  à l’élégance désuète. Sa coiffure aux cheveux argentés parfaitement mis en plis  achevait de composer une allure  démodée. Un détail toutefois détonnait curieusement dans cet ensemble, une touche excentrique inattendue constituée par une paire de lunettes de soleil, typique   d’un modèle fameux associé aux  aviateurs et aux pilotes sportifs.

  Je m’étais approchée la première pour relever la  petite victime en larmes. Je me confrontai alors à son visage sans regard. Dans le miroir glacé des verres foncés se reflétaient à l’infini  les perspectives  fuyantes  des voies ferrées, ponctuées de poteaux verticaux portant les câbles électriques, un paysage fumé et  barreaudé. Je n’avais pas pu lui adresser la parole.

 Le temps de relever l’enfant, sa mère arrivait à notre hauteur.

Cette  femme solitaire ne m’avait pas plus regardée qu’elle n’avait paru remarquer la scène dont elle était pourtant un élément déterminant. 

 

 

 

Quelque temps plus tard, j’étais invitée à dîner chez de bons amis, en compagnie d’un autre convive, journaliste et marseillais cocardier. Cet ami d’enfance, Charles–je-sais-tout,   a toujours assumé sans rougir le travers à l’origine de son surnom. Ce soir-là, la conversation s’était orientée sur la visite de mon neveu éclopé et je mentionnai l’incident de la gare. Mue par l’envie d’un bon mot,  je qualifiai la vieille dame immobile de « sentinelle endormie »; plaisamment, je répétai « la sentinelle du quai H », quand  Charles m’interrompit bruyamment:

—  Mais c’est exactement ce qu’elle est!

Son intervention ne pouvait pas me surprendre. Par pur réflexe, je répliquai vertement:

 —  Comment peux-tu le savoir?  Dans une ville comme la nôtre,  les personnes âgées et  élégantes ne manquent pas…

— Oui,   mais une femme au style vintage années 60 et portant des Ray ban datant de 1937,  figure-toi que sur ton quai de gare, ce ne peut être que Jeanne  Flammerge!

  Charles triomphait. Notre curiosité était assez éveillée, rien ne pouvait plus brider le plaisir de notre  conteur :

—   C’est une figure bien connue ici, tu sais! Maintenant,  elle doit être septuagénaire, au moins. De toute sa vie, elle n’a jamais quitté Marseille, ni même sa maison natale. Personne n’est lié à la ville mieux qu’elle …

 Satisfait de son effet, Charles savourait son café à petites gorgées.  Malgré moi, j’étais prête à le supplier de continuer, mais le bavard n’avait nul besoin de stimulation.

  —  Pour mieux vous faire comprendre qui est Jeanne, il faut remonter à loin, bien loin.  En fait, aux premiers mois de l’année 1944,  la zone libre n’existait plus depuis Novembre 42, les conditions de vie étaient devenues nettement plus difficiles! Je tiens l’histoire  de mon grand-père, un ami de la famille du docteur Flammerge, alors les détails… Début Avril 44 donc, le docteur et son épouse ont été arrêtés, le même jour mais pas ensemble : des histoires de soins aux résistants et de cachette pour les transfuges, que sais-je! Jeanne n’était encore qu’un bébé,   je dirais dans les deux ou trois ans. La famille comptait aussi une aînée nettement plus âgée, Josette, qui avait alors presque seize ans. Au bout de deux mois, elle a  fini par savoir que ses parents, comme d’autres prisonniers, étaient partis en convoi vers le Nord, mais les informations restaient imprécises. Je vous rappelle que ça commençait à « barder » sérieusement depuis le printemps, ici comme ailleurs.  Josette s’était occupée de sa sœur comme une véritable petite maman. Mais à l’été,  toujours sans nouvelles, elle s’est impatientée.  Elle a confié Jeanne à leurs  grands-parents.

 Charles jouissait manifestement de la tension de l’auditoire.  Il ménagea une courte pause avant de reprendre son récit.

 —  Alors notre Josette  est allée à la gare, flanquée de la grand-mère paternelle et de la petite. Elles l’ont accompagnée jusqu’au seul train en partance pour Paris, où la malheureuse pensait retrouver la trace de ses parents.  Pourquoi les grands-parents ne l’ont-ils pas retenue?  On était en Juillet.  Depuis le débarquement sur la côte Normande,    les alliés bombardaient sans relâche tous les points stratégiques: les usines, les casernes, les routes. Cette nuit-là,   la gare de Juvisy, en banlieue parisienne, a été soufflée, ravagée par un déluge de bombes.  On n’a plus jamais eu de nouvelles de Josette.   De sorte que les premiers et derniers souvenirs  de famille de Jeanne se situent à Saint Charles…

 Les huit convives gardèrent le silence un moment.  L’histoire paraissait aussi tragique qu’absurde.  Comme s’il avait deviné le cours de nos réflexions, Charles poursuivit :

 —  Aucun de nous n’a vécu cette période, c’est difficile à réaliser. Mais de nombreux drames identiques ont eu lieu.  Les grands-parents ont élevé la gamine.  Jeanne a suivi son chemin. Elle est devenue une avocate réputée. Mais elle est restée célibataire et n’a pas quitté la maison de la  rue Sainte Famille. Après sa retraite, quelque chose a changé. Trop de solitude sans doute. Jeanne a commencé à fréquenter la gare,   toujours en fin d’après-midi.

 —  Admettons, mais pourquoi s’affuble-t-elle de telles lunettes?  Pourquoi cet accessoire particulier?  Son regard inaccessible,   c’est… Comme un miroir sans tain qui  l’empêche de voir  le monde réel.

 —  Sans doute.  Ces lunettes appartenaient aux pilotes anglais que les Flammerge ont dû héberger rue Sainte Famille.  Elles seraient devenues une sorte de talisman qui permet à Jeanne de voir au-delà du bout des rails.  C’est ainsi qu’elle guette le retour de sa famille.  Elle est la sentinelle du passé  et tant qu’elle attendra,  elle protégera les victimes de l’oubli.

 Je suis revenue quelquefois attendre des proches au train de 18 heures 34.

 Au bout du quai H, la longue silhouette immobile guettait inlassablement le retour improbable de ses voyageurs. Tournant le dos à la foule, insensible au joyeux brouhaha, la sentinelle du quai H assurait fidèlement  sa faction.

Jusqu’à ce jour où, jetant mon coup d’œil coutumier vers le fond de la gare, l’agitation inhabituelle et les uniformes du SAMU m’ont alertée d’une appréhension inquiétante. Mêlée aux curieux, j’ai attendu le passage des secouristes. Sur la civière guidée par une équipe d’urgentistes,  ma sentinelle gisait, inerte. Elle avait perdu ses lunettes, et je découvrais enfin ses traits à nu, les paupières closes sur un visage  couleur de cendres. Un rideau de plomb tiré sur la veille de la sentinelle.

 Sa quête était interrompue, pour combien de temps ?

 Instantanément, j’ai compris l’ampleur du désastre.

 Ce n’est pas seulement  le départ de Jeanne qu’il nous faut redouter.

Qui, dorénavant, viendra accueillir les fantômes de l’Histoire?

 

 

© cette nouvelle, présentée au concours d'Orgon, n'est pas libre de droit.

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