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04/04/2016

Si c'est un homme

Au rayon Témoignages, ce livre est un incontournable. Non pas encore un livre sur la Shoah et les camps,    mais il est plutôt Le Livre, l’un des premiers écrit et publié— dès 1947— accueilli pendant plus d’une décennie par un silence général, une volonté d’occultation qui a causé les ravages que l’on sait, et peut-être à long terme une des causes de la disparition tragique de son auteur.

 

Ce qui confère au témoignage de Primo Levi un caractère tellement particulier tient dans la réflexion qui sous-tend chaque fait rapporté. Le récit des souffrances et des humiliations subies est transmis en même temps que la recherche de sens, non pas du pourquoi elles sont infligées, mais du pourquoi et comment les supporter et résister à leur pouvoir dévastateur.

Page 18 : « Nous découvrons tôt ou tard dans la vie que le bonheur parfait n’existe pas, mais bien peu sont ceux qui s’arrêtent à cette considération inverse qu’il n’y a pas non plus de malheur absolu. Les raisons qui empêchent la réalisation de ces deux états limites sont du même ordre : elles tiennent à la nature même de l’homme, qui répugne à tout infini. Ce qui s’y oppose, c’est notre connaissance toujours imparfaite de l’avenir ; et cela s’appelle, selon le cas, espoir ou incertitude du lendemain. »

Ce paragraphe qui figure dans les premières pages du témoignage de Primo Levi éclaire le sens de ce récit volontairement épuré de tout pathos, alors même que les faits précisément retranscrits confinent à l’horreur absolue, à la barbarie érigée en système, à la folie humaine légitimée, autorisant les crimes de masse qui nous font encore frémir.

Arrivé au camp d’Auschwitz – Monowitz fin février 1944, Primo Levi déroule avec une précision « scientifique » l’organisation de la vie au Lager. Par chance, il fait partie de ceux qui sont retenus pour travailler et avec ses compagnons d’infortune, il s’adapte à la faim, au froid, à la torture quotidienne du manque, à la promiscuité des couchettes occupées à plusieurs, au bruit des autres pensionnaires du dortoir, aux vols à répétition qui n’en sont plus dès lors que ce sont des actes de survie.

Page 111 : «  Aujourd’hui est une bonne journée. Nous regardons autour de nous comme des aveugles qui recouvrent la vue, et nous nous entre-regardons. Nous ne nous étions jamais vus au soleil : quelqu’un sourit. Si seulement nous n’avions pas faim !

Car la nature humaine est ainsi faite, que les peines et les souffrances éprouvées simultanément ne s’additionnent pas dans notre sensibilité, mais se dissimulent les unes derrière les autres par ordre de grandeur décroissante selon les lois bien connues de la perspective. Mécanisme providentiel qui rend possible notre vie au camp.

 

Primo Levi était un humaniste. Né en 1919, il n’a découvert sa judéité qu’à travers la discrimination des lois antijuives qui apparaissent dès 1938 dans l’Italie de Mussolini. C’est dire que l’ouverture d’esprit hérité de ses parents ne l’avait pas préparé à la soumission. Ingénieur Chimiste, à vingt-quatre ans, il entre en Résistance en 1943, mais comme il l’a clairement exprimé tout au long des conférences et interventions de la dernière partie de sa vie, il ne s’est jamais rangé du côté de la rébellion physique. S’il a tenu le coup, lui, dans les conditions où tant d’hommes sont morts autour de lui, cela tient à la chance, mais aussi à cette capacité de réflexion qui lui permet d’analyser le danger, de l’amadouer en comprenant sa nature, de contourner l’animalité que l’extrême dénuement fait réapparaître en nous. Page 20 : Rares sont les hommes capables d’aller dignement à la mort, et ce ne sont pas toujours ceux auxquels on s’attendrait. Bien peu savent se taire et respecter le silence d’autrui.

 

Aussi importantes sans doute que ce récit pourtant très incisif, les réflexions annexes à cette édition Pocket retirée en 2014, nous permettent de mieux comprendre le message et les leçons que cet homme a su mettre en évidence. Chaque lecteur aborde évidemment ce livre avec sa propre expérience de la vie et ses engagements individuels, mais il me semble que la vision et la compréhension de l’Humanité que nous livre ici Primo Levi constituent un axe de pensée auquel il serait bon de se référer souvent, surtout en cette période. D’ailleurs, n’a-t-on pas récemment repris cette phrase de Heinrich Heine, poète juif allemand du XIXème siècle, cité par Levi page 306 : «  ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler les hommes ». Paroles prophétiques et glaçantes, qui n’ont rien perdu de leur brûlante actualité.

 

 

Page 293 : Les Lager nazis ont été l’apogée, le couronnement du fascisme européen, sa manifestation la plus monstrueuse ; mais le fascisme existait déjà avant Hitler et Mussolini, et il a survécu, ouvertement ou sous des formes dissimulées, à la défaite de la seconde guerre mondiale.

À la question récurrente concernant les causes du développement de l’antisémitisme, Primo Levi apportait cette réponse en 1976 :

L’aversion pour les Juifs, improprement appelée antisémitisme, n’est qu’un cas particulier d’un phénomène plus général, à savoir l’aversion pour ce qui est différent de nous. (…) L’antisémitisme est un phénomène typique d’intolérance . pour qu’une intolérance se manifeste, il faut qu’il y ait entre deux groupes en contact une différence perceptible : ce peut-être une différence physique (…) Mais notre civilisation compliquée nous a rendu sensibles à des différences plus subtiles, comme la langue et les dialectes (…) Ou bien la religion avec toutes ses manifestations extérieures et sa profonde influence sur la manière de vivre, ou encore la façon de s’habiller et de gesticuler, les habitudes publiques et privées.

N’est-elle pas plus que jamais une analyse aiguë de notre société au tournant du troisième millénaire ?

Primo Levi, Témoignages, camp de concentration, Lager, Shoah, l'italie de Mussolini, la déportation, antisémitisme

Si c’est un homme

Primo Levi

Pocket (janvier 2003)

Édition initiale : Turin 1958 et 1976

Édition française 1987

ISBN : 978-2-266-02250-7