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05/04/2016

La cache

Présenté comme un roman, ce récit de Christophe Boltanski appartient sans doute davantage au genre autobiographique, bien qu’il ne concerne pas seulement son auteur. Car en réalité, le journaliste de l’Express consacre son premier « roman »   à la saga de ses ancêtres — Entendez par-là essentiellement ses grands-parents. Grâce à une astuce assez fine que Christophe Boltanski apparente à une partie de Cluedo, le récit s’articule autour de la géographie des lieux ; nous quittons peu l’appartement établi dans un hôtel particulier de la rue de Grenelle, en commençant par la plus petite cellule de ce logis tribal, la Fiat 500. Cette voiture en vogue dans les années 50-60,  surnommée en son temps « pot à yaourt, sert longtemps aux transports quotidiens de la famille dans Paris. On note l’humour et la dérision des descriptions, étonnantes, de « Mère-Grand » au volant de l’engin, déposant son mari Étienne, médecin des hôpitaux de Paris et Professeur émérite de la Faculté.   Mère-grand ne se déplace qu’en tribu, telle une reine abeille perpétuellement entourée de ses extensions familiales, enfants puis petits-enfants.

Progressivement,  de pièce en pièce, selon le schéma qui introduit chaque chapitre, nous allons découvrir à la fois quels sont les protagonistes de cette famille singulière, et les raisons de ce comportement tribal. Au fil du récit, se dessine une vie en retrait, chacun s’associant à un territoire spécifique, Jean-Élie, oncle de Christophe, est associé à la cuisine, comme Christian, un autre oncle le sera plus tard dans le récit à son atelier du second étage de l’immeuble. Toutefois au fil de la progression dans la visite des lieux, l’intérêt du récit se concentre sur la personnalité excessive de Marie-Élise, alias Myriam, alias Annie Lauran, la fameuse grand-mère de l’auteur. Cette femme, au destin très particulier, apparaît comme une battante. Dès l’enfance où elle est quasiment vendue à une « marraine » d’adoption, qui l’élève dans un monde clos, déjà, où la bigoterie le dispute au conformisme et au quand dira-t-on, Marie-Élise, devenue Myriam, se sent marginale. Atteinte de poliomyélite alors qu’elle est déjà jeune adulte, elle n’accepte pas son handicap et s’insurge contre quiconque prétend l’aider, si ce n’est un membre désigné de sa famille. Son mari Étienne, Grand-papa, si doux, si sensible, si effacé en apparence aux yeux du petit Christophe, un médecin dont la main tremble quand il lui faut vacciner ses petits-enfants, a été élevé par une mère assez excentrique, issue d’une famille juive d’Odessa. Beaucoup de personnalités exubérantes donc à l’origine des gènes Boltanski, ce qui apparemment leur permet à tous de se réaliser,  soit dit au passage. Étudiant, le jeune homme fréquente André Breton avant de se tourner résolument vers la pratique de la médecine, et de servir au front pendant la grande guerre. Intellectuellement brillant, ce n’est pourtant pas un homme qui se met en avant, au fur et à mesure du temps, il semble s’effacer devant la volonté tenace de sa femme. Et c’est bien elle qui le sauvera de la déportation en organisant la mise en scène de leur divorce, de sa prétendue fuite, de sa vie recluse dans la cache qui donne son titre à l’ouvrage. Il est évident que la force des liens tissés par cette femme a constitué une cellule familiale à la fois généreuse et oppressante, dont l’auteur cherche peut-être à se dégager en écrivant leur histoire.

Histoire devenue roman, donc, puisque de son propre aveu, Christophe Boltanski n’a cherché qu’à donner sa vision des faits et des personnes, en un portrait sincère et détaché, où l’affection ne nuit pas à la lucidité. À cet égard, c’est un roman touchant.

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La cache

Christophe Boltanski

Stock novembre 2015

ISBN: 978-2-234-07637-2

16/11/2015

Un amour impossible

Dire que j’ai abordé ce livre avec ma curiosité coutumière serait mentir. Je m’étais bien promis de ne jamais choisir, de ne jamais privilégier cette auteure, au motif qu’elle est cataloguée depuis vingt ans dans les auteurs d’autofiction qui se racontent indéfiniment en étalant leurs vicissitudes les plus intimes sur la place publique,   et que non, pour moi, la littérature, ça ne doit pas servir à régler ses propres comptes… Et puis s’arc-bouter sur ses positions, rester figée au garde à vous sur des règles auto édictées, ce n’est pas tenable dès lors que sont présentés des arguments intelligents qui invitent à « goûter avant de rejeter ». Catherine, ma libraire du jardin des Lettres, m’a justement engagée à revoir mes positions sur l’écriture de Christine Angot, me prêtant même son exemplaire personnel, c’est dire !

Et de fait, la lecture de ce roman- qui- n’en- est- pas- un m’a paru très facile et a vaincu rapidement mes préventions. En défilant chronologiquement et sans fioriture l’histoire de ses parents, Christine Angot parvient à dresser le portrait d’une femme simple, trop simple même pour ne pas paraître benête. Parce qu’elle tient tout le discours à hauteur de langage oral, le lecteur ne peut éviter de prendre parti pour Rachel, jeune provinciale qui découvre dans l’immédiat après-guerre les charmes et les risques d’une relation libre avec son amant. D’emblée, celui-ci hérite du mauvais rôle, mufle supérieur, beaucoup plus conformiste et calculateur que sa jeune amoureuse. Christine sait donc depuis toujours que son père a abandonné sa mère, même si la naïveté de celle-ci a enjolivé et occulté la relation au père.

Un beau jour l’enfant, devenue adolescente, est amenée à mieux connaître ce père. Sans trahir immédiatement les ressorts de cette relation nouvelle, le père séduit sa fille bâtarde en lui ouvrant les portes (au sens propre) d’une vie qu’elle ne pouvait qu’ignorer auprès d’une mère aux moyens pécuniaires limités. La comparaison joue en défaveur de la mère qui subit alors le rejet violent de sa fille. Christine Angot maintient le ton de son récit au niveau de la conversation. Elle déroule son histoire sobrement, sans commentaires psychologiques, sans clins d’œil au lecteur. Celui-ci, privé de connivence, est renvoyé à sa propre morale, d’autant que les mots jetés sur le papier sont durs, abrupts,  impitoyables. Et l’on prend (j’ai pris ?) encore parti pour cette femme isolée, dédaignée, résistant malgré l’ignominie des faits. Jusqu’au moment où éclate la faute du père, le reproche de la fille à la mère, la fuite de celle-ci dans la maladie, et l’on se prend au jeu de l’empathie enfin pour l’enfant victime .

On l’aura compris, aucun membre de cette fausse famille n’est épargné. Le père évidemment, mérite l’oubli où sa fin l’a mené. Mais des relations passionnelles amour haine entre les deux femmes, il ressort un revirement rafraîchissant bienvenu. Christine peut enfin accéder au pardon, le pont se crée entre la mère et la fille, même si il est aisé de deviner que leurs rapports n’auront plus jamais la spontanéité et le naturel des années d’enfance.

Alors, ce style Angot ? Il m’a semblé, sur la foi de ce livre lu, que les redondances,  les répétitions, l’application au renoncement de toute élégance stylistique, la platitude scrupuleuse de la syntaxe, convenaient à l’incarnation du noyau familial. Rachel n’est pas une simplette, mais à l’inverse du conformisme bourgeois du père, elle a manqué d’ambition sociale, elle a subi la dévalorisation du regard sans se trahir. Elle apparaît en réalité comme une femme de cœur, et la réconciliation finale est plus qu’une fin heureuse, c’est une revanche sur les calculs et les manœuvres paternels, c’est le rejet définitif d’un monde aux valeurs frelatées. Sans retour, sans concessions.

De là à lire tout Angot ? Je ne crois pas… Mais finalement, Catherine avait raison, ce livre délivre une certaine émotion authentique qu’il serait stupide de dédaigner,  juste par parti pris. À vous de vous faire une opinion.

Christine Angot, roman français, autofiction, rentrée littéraire 2015

Un amour impossible

Christine Angot

Flammarion (rentrée septembre 2015)

ISBN : 978- 2-08-128917-8

 

22/09/2015

Otages intimes


      Ce sera sans doute l’un des ouvrages les plus marquants de cette rentrée littéraire, même si, comme son titre le suggère, sa cible ne  concerne pas forcément le   grand public. Par la grâce de son écriture mêlant adroitement  la réalité extérieure au fil des pensées et ressentis de ses personnages, Jeanne Benameur nous convie dans le chaos personnel d’Étienne, photographe de presse tout juste libéré après quelques mois  de captivité.   De manière tout à fait emblématique, ce collecteur d’images a été enlevé en plein reportage, alors qu’il observait avec fascination une femme en train de charger sa voiture pour fuir avec ses enfants la ville en guerre. 

Dès les premiers mots du roman, Jeanne Benameur nous happe dans la confusion qui habite Étienne :  La peur, l’effroi, la faim, le manque de tout et d’abord l’isolement terrible qui donne l’impression de ne plus exister. Logiquement, Étienne voudrait que ces traumatismes s’effacent en réintégrant sa vie d’avant.   Mais quand il remonte à la surface, quand il se répète que c’est fini et qu’il va retrouver le cours normal de son existence, Étienne ne parvient pas à se sentir libéré. Page 13 :

«  Depuis, c’est l’entre-deux. Plus vraiment captif, mais libre, non. Il n’y arrive pas. Pas dedans.

Quand il a été enlevé, tout a basculé. On l’a fait passer, d’un coup, de libre à captif et c’était clair. La violence, c’était ça. Depuis, la violence est insidieuse. Elle ne vient plus seulement des autres. Il l’a incorporée.

La violence, c’est ne plus se fier à rien. Même pas à ce qu’il ressent. »

Thème principal de cette chronique du retour à la liberté, Otages intimes démontre combien nous sommes tous prisonniers de nos propres peurs, de nos frustrations, de nos rêves avortés. Aux côtés d’Étienne, nous ressentons combien nos vies sont tissées de tous nos ressentis. Par Étienne, mais progressivement aussi par le truchement de ses proches, nous percevons combien nos propres sentiments constituent la première prison dans laquelle nous nous enfermons : peur de n’être pas aimé, de n’être pas à la hauteur, de ne pas  savoir aimer. Peur de soi plus que peur des autres, finalement.

Captif. Ça vibre dans son ventre, entre ses deux épaules.  La nuque. Il revoit la nuque penchée d’un prisonnier qui n’en avait plus pour longtemps.

C’est dans sa nuque aussi maintenant. Tout ce qu’il a vu. Comment a-t-il pu traverser toutes ces images pendant toutes ces années ? Il s’est cru indemne ; Il a cru… maintenant, il ne peut plus, tout est là.  Et lui, un territoire occupé. Il voudrait crier J’ai pas le droit d’avoir juste un peu de paix ?( Page 72) 

Une des images qui hantent Étienne le ramène toujours juste à l’instant précédant son enlèvement : cette femme , mère de famille ancrée dans la nécessité de fuir, donc de protéger sa famille,   symbolisée par une  mèche brune échappée de son foulard,   décrite encore et encore, dessinant l’incarnation de la volonté d’agir. Cette vision constitue sa dernière image du monde d’avant la terreur. L’hésitation qu’il a marquée avant de l’aborder pour la photographier a entraîné une sorte de blocage, de frustration dont il ne parvient pas à s’affranchir.

 

 

Parallèlement au douloureux  cheminement d’Étienne, l’amour bienveillant d’Irène sa mère, essaie de construire des digues pour qu’il se repère, balises qu’elle veut discrètes et solides. La figure d’Irène cependant ne se résume pas à cet amour maternel extrapolé. La force du roman éclate ici par la juxtaposition des douleurs personnelles de chacun des personnages.

Il a averti Irène qu’il rentrerait sans doute tard et elle est juste allée chercher un morceau de pain et du fromage qu’il a enfourné dans sa sacoche avec la gourde, comme quand il était petit.

De la fenêtre, elle l’a regardé s’éloigner.

Sa haute silhouette l’a rappelée des années en arrière. Elle s’est parlé toute seule, comme elle fait souvent. Tu marches comme ton père. Quand il rentrait de ses voyages et que je sentais qu’il n’avait qu’une hâte : y retourner. Lui aussi partait vers la forêt et même ici, dans la maison, l’attente ne cessait pas. Sa présence ne comblait rien. J’étais devenue une drôle de femme. Une femme qui attend ce n’est plus tout à fait une femme. Est-ce qu’il faut toujours que l’histoire recommence ? j’étais comme notre village, un espace traversé de ruelles qui semblent mener au centre, à la place, mais en fait qui se détournent l’air de rien et vont toujours vers la forêt.  Un jour je t’ai cherché, tu étais petit, sept ou huit ans peut-être et tu étais sorti avec un drôle d’air, ton goûter à la main. Je t’ai suivi, de loin. (…)  Tu t’es arrêté devant le petit torrent et tu as mangé ton goûter debout, face à l’eau qui cascadait. Puis tu as jeté d’un geste large les miettes, comme une offrande, et je t’ai entendu tu parlais tu criais des choses dans le bruit de l’eau. Je n’ai pas compris les mots mais j’ai pensé à une prière et je suis resté là, à te contempler. Est-ce que si j’avais compris ta prière, j’aurais mieux su te protéger du monde ?

Toi et moi nous étions des petits territoires envahis par l’absence. Et nous faisions face , comme nous pouvions. Parfois il faut savoir baisser la tête. (Page 73-74)

 

 

Alors Étienne se tourne vers Enzo, l’ami d’enfance, le frère de cœur, qui l’accueille de son silence si dense et de sa musique. Enzo représente la fidélité, la présence, l’enracinement de la relation parce qu’il est resté au village, et que son métier de menuisier l’ancre dans un monde matériel dénué de peur. Enzo parle peu et comprend tout, comme s’il était la quintessence d’un monde isolé  des querelles humaines.

Enzo continue à jouer pour son ami endormi. Sous ses yeux maintenant, le corps si amaigri. Il joue doucement. C’est le mot « confinement » qu’il fait vibrer sur les deux cordes basses du violoncelle. C’est sous sa propre peau. Le visage d’Étienne est paisible. Enfin. Il continue à jouer doucement. La musique maintenant habite toute la pièce. Elle borde le sommeil de son ami.

(…)

Les paroles qu’il aurait voulu pour son ami, elles sont dans la musique cette nuit. Elles disent l’air du matin qu’il allait respirer pour lui. Elles disent la cime des arbres et l’élan du vol quand il planait là-haut et qu’il essayait d’élargir le confinement. Pour lui. Pour Étienne. Les paroles sont là. Ses mains ont toujours su dire mieux que sa bouche. Que sa musique borde le sommeil. Il garde la porte des enfers. Dors Étienne.

(…)

Dans la poitrine d’Enzo il y a les forêts bleu sombre. Il joue il ne s’arrête pas il vole très haut au-dessus du village et l’air entre dans sa musique. Chaque lettre du confinement s’envole. Loin.

(…)

Enzo cette nuit joue pour Étienne pour Jofranka pour l’enfance qui les a réunis sur le chemin. Pour cette part d’eux-mêmes qu’ils n’atteindront jamais. Leur part d’otage.

(Page 80-81)

Étienne retrouvera encore Jofranka, la fillette qui complétait leur trio amical, soudé autour de  la musique transmise par Irène. Comme un leitmotiv, le trio de Weber souligne par sa grâce l’inadéquation des hommes face à la violence. Comme Étienne Jofranka   connaît bien la violence, elle a choisi de défendre les femmes opprimées partout sur la planète et œuvre pour qu’elles obtiennent réparation, même quand le découragement l’atteint à son tour. Ensemble, ils peuvent découvrir le fil ténu qui permet de tenir et d’oublier, ne serait-ce qu’un instant, la charge de violence et d’horreur, de ne plus s’en sentir le reflet sordide et mortifère.

 Qu’on ne s’y trompe pas, l’univers de Jeanne Benameur n’est pas  si sombre.  Cet ailleurs qui habite chacun de nous  se présente comme une rédemption, une vibration qui change le cours des choses. Enzo partira enfin de son village, Jofranka repartira plus forte encore vers sa mission et Étienne…

 Étienne a fermé les yeux.

Maintenant il peut accompagner la femme aux cheveux lourds et ses enfants jusqu’au bout. Il joue. Il pulse dans le trio la force qui lui manquait. Il retrouve la partie du morceau qui lui a manqué pendant l’enfermement. Maintenant il peut imaginer la femme qui roule. Longtemps. ( Page 191)

Jeanne Benameur bouscule la structure des phrases, elle tord la ponctuation et les codes de l’écrit, elle impose par la force de ses images le désarroi, la colère,  la solitude terrible qui accable ses personnages ou réajuste leurs regards.

  Quand ce sont les phrases de l’auteur qui reviennent ainsi étayer les émotions ressenties à la lecture, il est évident que ce roman mérite d’être lu et relu, placé en bonne place dans votre bibliothèque, prêté sans retenue. Il marquera cette rentrée littéraire, il marquera l’année de lecture qui nous attend, j’en fais le pari.

 

Jeanne Benameur, éditions actes Sud, otages, peurs, roman français, rentrée littéraire

Otages intimes

Jeanne Benameur

Actes Sud     (Août 2015)

ISBN :978-2-330-05311-6

 

 

18/07/2015

Danser les ombres

Laurent Gaudé n’a pas son pareil pour animer le mariage de la Vie et de la Mort. De son écriture sensible et pudique, il mène comme jamais le bal des ombres… Mais n’anticipons pas.  Danser les ombres est d’abord une ode à la vie, cette fois sur les trottoirs d’Haïti, île sacrifiée aux fureurs infernales, décor initiatique d’un drame imminent.

Depuis  la mort du Roi Tsongor, en 2002 ou encore la Porte des Enfers, en  2008, l’auteur nous a habitués à l’intrication des deux mondes,   et son univers englobe naturellement la tragédie au  sein du quotidien des humbles.  Quittant les rivages méditerranéens, il a établi son théâtre en Haïti, où  Lucine, jeune marchande ambulante  soumise à sa misère, reçoit un présage de mort, désignée publiquement à la fatalité par un Lansetkod, sorte de messager vaudou des catastrophes à venir. Ainsi sont posées les passerelles avec l’au-delà.   Et Lucine doit faire face au décès brutal de sa jeune sœur, qui lui laisse deux orphelins sur les bras.

Contre les fléaux de la misère, les Haïtiens se serrent les coudes. Avec l’intention de convaincre  le père des enfants orphelins d’apporter de  l’aide, Lucine retourne à Port-Au-Prince, où elle a vécu jadis en tant qu’étudiante. Là, elle avait milité pour le droit des femmes, là, il lui semblait que le destin pouvait être maîtrisé. Mais dans la violence de la dictature, elle avait perdu illusions et amis. Cette mission de sollicitation lui offre la tentation de renouer avec ses rêves passés. Par hasard, Lucine rencontre Saul et le Vieux Tess, autour d’une ancienne maison de tolérance  où se retrouvent les membres d’une communauté d’anciens résistants aux sinistres tontons macoutes de  Papa Doc. Entre deux parties de dominos,   elle est témoin  que les défaites peuvent générer des victoires, que l’appel à la Vie succède à la torture et à la peur.

Jusqu’à ce jour-là…Hier comme aujourd’hui, le soleil doucement commençait à décliner et la chaleur était moins forte.

Personne n’avait remarqué que les oiseaux s’étaient tus, que les poules, inquiètes, s’étaient figées de peur. Personne n’avait remarqué que le monde animal tendait l’oreille, tandis que les hommes, eux, continuaient à vivre.

Mais d’un coup, sans que rien ne l’annonce, d’un coup, la terre, subitement, refusa d’être terre, immobile, et se mit à bouger…

Durant trente-cinq secondes  qui sont trente-cinq années…

… À danser, la terre…

… À trembler. (Page 128)

 

Survivre à la catastrophe, se demander si l’on est encore vivant, tenter de se repérer dans un monde de décombres d’où tous les repères ont disparu, chercher ses proches, ses amis, sa famille au milieu de fantômes épars aussi déboussolés que vous. Laurent Gaudé traduit avec finesse et intuition les premiers instants d’après,   au long de pages émouvantes qui serrent la gorge. Puis viennent les premiers doutes, les premières étrangetés. Qui est là, qui aide, qui a peur maintenant ? Qui cherche,   qui trouve sa proie, son amour, son double ? La terre s’est ouverte, elle a libéré les Ombres, elle ne veut pas encore avaler ceux qui lui sont dus.

(Page 221) : Et Boutra reste silencieux. Quelque chose lui dit que son ami a raison. La joie, l’amitié, le rhum chez Fessou, les discussions à n’en plus finir, ils ne connaîtront plus rien de  tout cela tant que les morts, le passé, le passé, toute l’histoire du pays s’échappera ainsi de chaque fissure, de chaque crevasse, et dansera dans la nuit sur la musique des vivants.

 

La dernière partie du roman prend un tour totalement surréaliste que n’aurait pas renié le Cocteau  du testament d’Orphée. La danse des ombres est proprement hallucinante.

(Page 235): Au carrefour de Macouly et Dame-Marie, le Vieux Tess commence à semer les morts et la première à s’égarer est la petite Lily, là, au pied du manguier du jardin, comme elle l’avait souhaité, au milieu de femmes et d’hommes qui toussent, se lamentent, cherchent un peu de repos, sourient d’un peu d’eau offerte ou d’une caresse pour éponger le front. Elle était morte là, son corps épuisé d’avoir tenu si longtemps, et le Vieux Tess savait bien qu’elle serait la première. »Il faut danser les morts, » murmure-t-il. Il fait maintenant des pas de côté, allant à reculons, accélérant d’un coup. « Les morts doivent être semés sur le chemin et ne plus jamais savoir comment revenir dans le monde des vivants. »

Et tandis que le lecteur tremble en suivant le cortège, frémit à chaque fatigue des danseurs, redoute par-dessus tout que les mains se délient, La Vie et la Mort se partagent les marcheurs.

Le jour va se lever et la colonne menée par Dame Petite s’arrêtera bientôt sur les bords de la route, éparpillée et exsangue, comptant ceux qui ne sont plus là, faisant repasser en esprit les images de cette nuit de déchirure. (Page 242)

Seuls après le Chaos resteront ceux qui doivent payer encore leur tribut à l’Histoire, pour que les deuils referment enfin leurs plaies béantes,   et que les ombres dorment en paix.

Je ne tiendrais certes pas cet ouvrage pour une lecture de plage, mais si vous  pouvez profiter d’un abri calme et —je l’ose — ombragé, ce roman inspiré pourrait bien vous accompagner longtemps après la dernière page.

Laurent gaudé, danser les ombres, tragédie Haïti, roman français, littérature contemporaine

Danser les ombres

Laurent Gaudé

Actes Sud (Janvier 2015)

 

 

 

 

03/07/2015

Un parfum d'herbe coupée

Premier roman de Nicolas Delesalle, journaliste et nouvelliste, ce parfum d’herbe coupée réjouira à coup sûr les amateurs de lecture sereine, porteuse de nostalgie sans tristesse. Narrée à la première personne, sans  suivre de chronologie précise,   cette suite de brefs chapitres constitue un  recueil de souvenirs tels qu’ils se présentent à la mémoire d’un jeune garçon qui sort de l’enfance et entre dans l’adolescence. Autant dire la période cruciale où le Je cesse d’être partie d’un Nous, où la conscience émerge à la réalité d’une existence individuelle,   où les ressentis deviennent plus aigus et participent à la construction de sa personnalité.

Ce tableau d’entrée en adolescence ne comporte pas de rébellion cependant, les évocations sont puisées dans les mille et un petits faits familiaux ou  historiques, comme autant de petites nouvelles indépendantes les unes des autres. Mis bout à bout, elles constituent ensemble le tissu d’une existence: scènes de la vie quotidienne et aléas des amitiés collégiennes,   souvenirs de vacances campagnardes qui offrent l’ouverture sur un univers que l’on imagine révolu à jamais, au fil des anecdotes  se compose ainsi un rappel des dernières décennies du XXème siècle qui,   sous le regard de cette jeunesse, nous paraît plus cohérent que l’environnement actuel. 

Une lecture à la fois rafraîchissante et positive, un plaisir à ne pas bouder.

Nicolas dele salle, roman, un parfum d'herbe coupée, éditions preludes

Un parfum d’herbe coupée

Nicolas Delesalle

Préludes (Janvier 2015)

ISBN :978-2-253-19111-2

 

29/12/2014

Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier

Sans surprise, le thème du dernier roman de Patrick Modiano concerne la quête du passé, l’histoire personnelle que le personnage central, Jean Daragane,   n’a aucune intention d’exhumer au départ. Cet alter ego de Modiano, un écrivain un tantinet misanthrope, est dérangé au cours de sa sieste (et du cours de  sa vie) par un curieux appel d’un inconnu qu’il pressent comme une menace. Il se rend néanmoins au rendez-vous imposé par l’importun, entrant ainsi dans le mécanisme d’une remontée dans le temps qui deviendra bien vite incontournable.  Comme dans tous ses ouvrages, Modiano promène son lecteur dans le dédale des adresses parisiennes, il se sert du décalage  entre  le souvenir des lieux et la  réalité présente pour mieux accentuer l’évanescence du passé et faire ressentir le trouble que provoque la convocation des fantômes.

Si Modiano prend la peine de décrire son personnage en homme  mûr qui s’est construit sur un rejet des relations familiales compliquées et insatisfaisantes, il s’amuse à mettre sur sa route deux personnages aux intentions  troubles  qui le conduisent à ce retour sur son propre chemin, parsemé de zones d’ombre et d’ambiguïté. Très vite le lecteur perçoit la confusion de l’écrivain face aux évocations, en apparence anodine, de patronymes déposés par hasard aux détours d’un roman,   comme une bouée invisible.  On est presque en droit de se demander si la ficelle n’est pas un  peu grosse… Et puis, peu à peu, il devient évident que le hasard mène bien la danse, que les petits cailloux qui semblent semés sans rime ni raison l’ont été comme autant de balises destinées à guider chacun vers « sa » vérité. Jean Daragane se prend à ce jeu, ce passé oublié devient obsédant. Il se mue en enquêteur acharné à retrouver les clés des événements et des  êtres qui l’ont entouré dans son enfance. C’est une femme dont la présence émerge, et cette femme n’est pas sa mère. Les réminiscences concernant Annie Arstrand sont troublantes, ambivalentes. Au passage, Modiano  alias Daragane nous convie dans une maison mystérieuse où se sont tramées sans aucun doute de louches affaires… Mais chut, Modiano n’est-il pas le roi de l’esquive, nous resterons comme Daragane, des témoins au regard flou, des   oreilles sourdes à la bande son,   des personnes en quête d’enfance, indéfiniment… 

 

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 Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier

 

Patrick Modiano

Gallimard (nrf)

Août 2014

ISBN : 978-2-07-014693-2

18/07/2014

Les lisières

Roman en forme d’autofiction ou autofiction qui fait semblant d’être un roman ?

Assurément le lien entre réalité et fiction est ténu dans cette oeuvre d’Olivier Adam. Quand s’ouvre le récit, Paul Steiner,   le narrateur, traverse une passe difficile. Il refuse d’admettre que la séparation imposée  par son épouse est irrémédiable. Bien qu’il ait déménagé dans la même rue de sa cité bretonne, il souffre du manque de ses enfants au quotidien.  Mais la remise en question n’est guère profonde : il sait être et avoir toujours été un être tourmenté,   et jusqu’alors, sa famille fonctionnait. La lassitude de Sarah ne peut être que temporaire, il  se persuade que la désagrégation de son couple ne peut être qu’une étape provisoire. 

Quand son frère aîné lui demande de le relayer auprès de leurs parents vieillissants, il prend cette requête pour une corvée malencontreuse de plus. Paul a quitté depuis longtemps la banlieue  parisienne où il a vécu son adolescence, tout comme son frère. Cependant François, l’aîné, bénéficie de la posture du « bon fils », tandis que le départ de Paul ressemble plus à une fuite impliquant l’abandon d’une famille et d’un passé où il étouffait.

Très  rapidement en effet, les rapports entre Paul et son père prennent un tour d’agressivité mal maîtrisée.  Malgré son égocentrisme, Paul réalise que l’état de santé de sa mère est réellement préoccupant. Le déni paternel représente un autre sujet d’inquiétude. Le dialogue entre les deux hommes devient difficile, tant les blessures  d’ego sont vives. Le père s’est senti renié par le succès du fils, celui-ci n’a d’autres réponses que la fuite à la recherche des anciens camarades. Ce qui lui permet de constater combien il est loin de leur mode de vie et de  leurs problèmes sociaux économiques irrésolubles.

À travers ce qui ressemble à une très longue logorrhée  nombriliste, olivier Adam parvient à poser des état de faits assez pertinents : le marasme des banlieues, l’engluement du couple, le désastre du vieillissement  de la population. Trois piliers de ce roman qui nourrissent largement le sentiment de déprime du narrateur …Et du lecteur. 

Sans nier les qualités de narration, je confesse avoir éprouvé quelques fatigues à la lecture.  Je l’ai dit, tous les problèmes abordés évoquent des faits qui sonnent  justes,   d’autant que nous y sommes (ou serons)   confrontés. Mais le ton du roman, l’angle de vue adopté par le narrateur, double distancié  de l’auteur, me ramène à ce que je perçois comme un travers bavard anti-littéraire, même s’il relève d’une pratique courante dans la sphère germanopratine.  Olivier Adam ne tente d’ailleurs même pas de disculper son personnage. Il tient le  filtre du nombrilisme pour éclairage significatif, ce qui n’est pas  entièrement faux d’un point de vue existentiel.  Je veux bien concéder qu’il s’agit ici de ma propre fatigue face à cette manière de grever nos relations affectives. Mais à vouloir tout dire, même en 450 pages, Olivier Adam a provoqué en moi un besoin irrépressible d’aller respirer ailleurs… Un livre intéressant, mais pas incontournable. 

Olivier Adam, les lisières, roman français, littérature , lecture,

 Les lisières

Olivier Adam

Flammarion  Août 2012

ISBN :978-2-0812-8374-9