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22/09/2015

Otages intimes


      Ce sera sans doute l’un des ouvrages les plus marquants de cette rentrée littéraire, même si, comme son titre le suggère, sa cible ne  concerne pas forcément le   grand public. Par la grâce de son écriture mêlant adroitement  la réalité extérieure au fil des pensées et ressentis de ses personnages, Jeanne Benameur nous convie dans le chaos personnel d’Étienne, photographe de presse tout juste libéré après quelques mois  de captivité.   De manière tout à fait emblématique, ce collecteur d’images a été enlevé en plein reportage, alors qu’il observait avec fascination une femme en train de charger sa voiture pour fuir avec ses enfants la ville en guerre. 

Dès les premiers mots du roman, Jeanne Benameur nous happe dans la confusion qui habite Étienne :  La peur, l’effroi, la faim, le manque de tout et d’abord l’isolement terrible qui donne l’impression de ne plus exister. Logiquement, Étienne voudrait que ces traumatismes s’effacent en réintégrant sa vie d’avant.   Mais quand il remonte à la surface, quand il se répète que c’est fini et qu’il va retrouver le cours normal de son existence, Étienne ne parvient pas à se sentir libéré. Page 13 :

«  Depuis, c’est l’entre-deux. Plus vraiment captif, mais libre, non. Il n’y arrive pas. Pas dedans.

Quand il a été enlevé, tout a basculé. On l’a fait passer, d’un coup, de libre à captif et c’était clair. La violence, c’était ça. Depuis, la violence est insidieuse. Elle ne vient plus seulement des autres. Il l’a incorporée.

La violence, c’est ne plus se fier à rien. Même pas à ce qu’il ressent. »

Thème principal de cette chronique du retour à la liberté, Otages intimes démontre combien nous sommes tous prisonniers de nos propres peurs, de nos frustrations, de nos rêves avortés. Aux côtés d’Étienne, nous ressentons combien nos vies sont tissées de tous nos ressentis. Par Étienne, mais progressivement aussi par le truchement de ses proches, nous percevons combien nos propres sentiments constituent la première prison dans laquelle nous nous enfermons : peur de n’être pas aimé, de n’être pas à la hauteur, de ne pas  savoir aimer. Peur de soi plus que peur des autres, finalement.

Captif. Ça vibre dans son ventre, entre ses deux épaules.  La nuque. Il revoit la nuque penchée d’un prisonnier qui n’en avait plus pour longtemps.

C’est dans sa nuque aussi maintenant. Tout ce qu’il a vu. Comment a-t-il pu traverser toutes ces images pendant toutes ces années ? Il s’est cru indemne ; Il a cru… maintenant, il ne peut plus, tout est là.  Et lui, un territoire occupé. Il voudrait crier J’ai pas le droit d’avoir juste un peu de paix ?( Page 72) 

Une des images qui hantent Étienne le ramène toujours juste à l’instant précédant son enlèvement : cette femme , mère de famille ancrée dans la nécessité de fuir, donc de protéger sa famille,   symbolisée par une  mèche brune échappée de son foulard,   décrite encore et encore, dessinant l’incarnation de la volonté d’agir. Cette vision constitue sa dernière image du monde d’avant la terreur. L’hésitation qu’il a marquée avant de l’aborder pour la photographier a entraîné une sorte de blocage, de frustration dont il ne parvient pas à s’affranchir.

 

 

Parallèlement au douloureux  cheminement d’Étienne, l’amour bienveillant d’Irène sa mère, essaie de construire des digues pour qu’il se repère, balises qu’elle veut discrètes et solides. La figure d’Irène cependant ne se résume pas à cet amour maternel extrapolé. La force du roman éclate ici par la juxtaposition des douleurs personnelles de chacun des personnages.

Il a averti Irène qu’il rentrerait sans doute tard et elle est juste allée chercher un morceau de pain et du fromage qu’il a enfourné dans sa sacoche avec la gourde, comme quand il était petit.

De la fenêtre, elle l’a regardé s’éloigner.

Sa haute silhouette l’a rappelée des années en arrière. Elle s’est parlé toute seule, comme elle fait souvent. Tu marches comme ton père. Quand il rentrait de ses voyages et que je sentais qu’il n’avait qu’une hâte : y retourner. Lui aussi partait vers la forêt et même ici, dans la maison, l’attente ne cessait pas. Sa présence ne comblait rien. J’étais devenue une drôle de femme. Une femme qui attend ce n’est plus tout à fait une femme. Est-ce qu’il faut toujours que l’histoire recommence ? j’étais comme notre village, un espace traversé de ruelles qui semblent mener au centre, à la place, mais en fait qui se détournent l’air de rien et vont toujours vers la forêt.  Un jour je t’ai cherché, tu étais petit, sept ou huit ans peut-être et tu étais sorti avec un drôle d’air, ton goûter à la main. Je t’ai suivi, de loin. (…)  Tu t’es arrêté devant le petit torrent et tu as mangé ton goûter debout, face à l’eau qui cascadait. Puis tu as jeté d’un geste large les miettes, comme une offrande, et je t’ai entendu tu parlais tu criais des choses dans le bruit de l’eau. Je n’ai pas compris les mots mais j’ai pensé à une prière et je suis resté là, à te contempler. Est-ce que si j’avais compris ta prière, j’aurais mieux su te protéger du monde ?

Toi et moi nous étions des petits territoires envahis par l’absence. Et nous faisions face , comme nous pouvions. Parfois il faut savoir baisser la tête. (Page 73-74)

 

 

Alors Étienne se tourne vers Enzo, l’ami d’enfance, le frère de cœur, qui l’accueille de son silence si dense et de sa musique. Enzo représente la fidélité, la présence, l’enracinement de la relation parce qu’il est resté au village, et que son métier de menuisier l’ancre dans un monde matériel dénué de peur. Enzo parle peu et comprend tout, comme s’il était la quintessence d’un monde isolé  des querelles humaines.

Enzo continue à jouer pour son ami endormi. Sous ses yeux maintenant, le corps si amaigri. Il joue doucement. C’est le mot « confinement » qu’il fait vibrer sur les deux cordes basses du violoncelle. C’est sous sa propre peau. Le visage d’Étienne est paisible. Enfin. Il continue à jouer doucement. La musique maintenant habite toute la pièce. Elle borde le sommeil de son ami.

(…)

Les paroles qu’il aurait voulu pour son ami, elles sont dans la musique cette nuit. Elles disent l’air du matin qu’il allait respirer pour lui. Elles disent la cime des arbres et l’élan du vol quand il planait là-haut et qu’il essayait d’élargir le confinement. Pour lui. Pour Étienne. Les paroles sont là. Ses mains ont toujours su dire mieux que sa bouche. Que sa musique borde le sommeil. Il garde la porte des enfers. Dors Étienne.

(…)

Dans la poitrine d’Enzo il y a les forêts bleu sombre. Il joue il ne s’arrête pas il vole très haut au-dessus du village et l’air entre dans sa musique. Chaque lettre du confinement s’envole. Loin.

(…)

Enzo cette nuit joue pour Étienne pour Jofranka pour l’enfance qui les a réunis sur le chemin. Pour cette part d’eux-mêmes qu’ils n’atteindront jamais. Leur part d’otage.

(Page 80-81)

Étienne retrouvera encore Jofranka, la fillette qui complétait leur trio amical, soudé autour de  la musique transmise par Irène. Comme un leitmotiv, le trio de Weber souligne par sa grâce l’inadéquation des hommes face à la violence. Comme Étienne Jofranka   connaît bien la violence, elle a choisi de défendre les femmes opprimées partout sur la planète et œuvre pour qu’elles obtiennent réparation, même quand le découragement l’atteint à son tour. Ensemble, ils peuvent découvrir le fil ténu qui permet de tenir et d’oublier, ne serait-ce qu’un instant, la charge de violence et d’horreur, de ne plus s’en sentir le reflet sordide et mortifère.

 Qu’on ne s’y trompe pas, l’univers de Jeanne Benameur n’est pas  si sombre.  Cet ailleurs qui habite chacun de nous  se présente comme une rédemption, une vibration qui change le cours des choses. Enzo partira enfin de son village, Jofranka repartira plus forte encore vers sa mission et Étienne…

 Étienne a fermé les yeux.

Maintenant il peut accompagner la femme aux cheveux lourds et ses enfants jusqu’au bout. Il joue. Il pulse dans le trio la force qui lui manquait. Il retrouve la partie du morceau qui lui a manqué pendant l’enfermement. Maintenant il peut imaginer la femme qui roule. Longtemps. ( Page 191)

Jeanne Benameur bouscule la structure des phrases, elle tord la ponctuation et les codes de l’écrit, elle impose par la force de ses images le désarroi, la colère,  la solitude terrible qui accable ses personnages ou réajuste leurs regards.

  Quand ce sont les phrases de l’auteur qui reviennent ainsi étayer les émotions ressenties à la lecture, il est évident que ce roman mérite d’être lu et relu, placé en bonne place dans votre bibliothèque, prêté sans retenue. Il marquera cette rentrée littéraire, il marquera l’année de lecture qui nous attend, j’en fais le pari.

 

Jeanne Benameur, éditions actes Sud, otages, peurs, roman français, rentrée littéraire

Otages intimes

Jeanne Benameur

Actes Sud     (Août 2015)

ISBN :978-2-330-05311-6