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16/04/2015

Les âmes blessées

  Il s’agit du second volet des « Mémoires »  que Boris Cyrulnik nous offre autour du thème  de la mémoire. Sans cesser   d’alimenter ses réflexions à partir de  son propre parcours, le neuropsychiatre oriente davantage son propos vers la construction d’une histoire de la psychiatrie telle qu’il l’a vécue en professionnel de la santé. Il ne s’agit donc pas d’une vision générale de la  spécialité médicale inventée il y a un siècle,   mais bien d’un témoignage personnel permettant de tracer une évolution pragmatique des théories et des  moyens mis en œuvre au cours de sa carrière.

Dès le prologue, l’auteur rappelle le traumatisme personnel qui a éveillé en lui le besoin de comprendre. Comprendre l’autre, comprendre les racines du mal, « le diable » tant que l’on ne peut pas saisir la logique destructrice,   suicidaire ou génocidaire, comprendre au sens étymologique—prendre avec soi — pour  cerner, organiser  et donc apaiser le chaos généré par la folie.

Une telle démarche est donc chez lui constitutive de sa vocation.  Cyrulnik  lui-même précise que son récit s’apparente à un journal de bord de sa pratique. Grâce à son écriture claire, Boris Cyrulnik aborde  la reconstitution des avancées praticiennes en s’appuyant largement sur les travaux de chercheurs que le commun des mortels ne songerait pas à relier aux traitements psychiatriques. Ainsi, les têtes de sous-chapitres évoquent parfaitement l’audace nécessaire à toute innovation. En rappelant qu’au début des années 70, les malades soignés à Paris dormaient encore sur des litières et végétaient abrutis de neuroleptiques, Cyrulnik montre combien il fallait faire preuve de hardiesse pour établir d’autres pratiques. « Comprendre ou soigner » intitule-t-il un des premiers chapitres, suivi de façon explicite par « tout innovateur est un transgresseur ». Dès lors, le champ des possibles passera par l’expérience appliquée des éthologues, ces observateurs attentifs des pratiques sociales dans le monde animal. Mais aussi par les apports de tous les penseurs qui ne se réfugieraient pas dans les idées toutes faites, les doxa, fonctionnant comme des axiomes qu’il est interdit de remettre en cause : «  Les travaux d’éthologie étaient disqualifiés par ceux qui refusaient de les lire parce qu’ils étaient disqualifiés *. Ces récitations réflexes empêchent les débats. On préjuge d’une théorie qu’il convient d’ignorer, afin de la haïr. C’est ainsi que bêlent les troupeaux de diplômés, unis par une même détestation. La haine devient le liant d’un groupe d’où le plaisir de penser a été chassé. «  (Pages 89-90)   On devine que la démarche vaut pour de nombreux domaines !

Nommé dès le début de sa carrière à l’hôpital psychiatrique de Digne, dans les Alpes de Haute-Provence, Cyrulnik refuse de s’enfermer dans sa routine tranquille d’un hôpital de province; D’abord, il va y découvrir que, même si la poésie atténue la violence des  souffrances, l’efficacité des soins repose sur la connaissance et la re-connaissance des malades, grâce au travail d’une équipe. Cette foi en l’équipe, l’union des réflexions, l’échange des expériences vont devenir une des clés de sa pratique. Cyrulnik se dépense pour organiser et inviter de nombreux colloques ouverts, médecins chercheurs et artistes se côtoyant pour le meilleur brassage des points de vue…

Toutefois, le malade, et avant lui, l’enfant blessé dans son innocence reste au centre de son propos. La passion de Cyrulnik reste la compréhension du traumatisme et son apaisement. Il pose des mises en garde qui nous concernent tous, en particulier dans les réactions hyper médiatisées des faits divers qu’il nous est donné de voir : ainsi précise-t-il au sujet de l’inceste et de la résilience combien « il est difficile de parler de l’impensable quand l’indignation empêche la réflexion. ».

En refermant ces 300 pages généreuses, j’ai conservé le sentiment que le monde avance  quand même. Doucement certes, et souvent loin du public, les hommes de bonne volonté déroulent des solutions, développent des techniques, prêtent l’oreille aux murmures des faibles et pas à pas, une part vaillante de l’humanité contrecarre la malveillance des systèmes.  C’est une leçon d’optimisme malgré tout, venant de la part de quelqu’un qui connaît son sujet… Un livre qui fait du bien.

 

Boris cyrulnik, les âmes blessées, mémoire, histoire de la psychiatrie, résilience,

 Les âmes blessées

 

Boris Cyrulnik

Odile Jacob (Septembre 2014)

ISBN : 978-2-7381-3146-1

22/04/2008

Solidarité fraternelle

Ce matin-là, je prends quelques minutes pour aider Audrey à répéter la petite pièce de piano que sa grand-mère lui a donnée à apprendre. Comme Mamo s’annonce toujours en début d’après-midi, il ne faut pas traîner pour permettre à Audrey de satisfaire son aïeule. À cinq ans, elle préférerait jouer et les leçons de piano lui pèsent déjà un peu. Nous sommes très concentrées, j’apprends à déchiffrer les partitions en même temps qu’elle. Aurélien, qui n’a pas ses trois ans, va et vient au rez-de-chaussée, et je ne m’alarme pas de son inhabituel silence. Quand il me demande si j’ai encore d’autres gâteaux comme celui-ci, je mets un moment avant de me retourner pour lui répondre. Me penchant par-dessus la rambarde de la mezzanine, je découvre le petit bonhomme, debout dans l’embrasure de l’entrée, un petit carton marron dans une main et un tout petit bout de biscuit dans l’autre, des traces de poudre rose autour de la bouche. Le souricide! Un éclair de compréhension, je suis descendue à la volée et me précipite sur lui :
_ Tu en as mangé beaucoup ?
_ Il n’y en avait qu’un, mais c’est bon.
J’atteste que l’urgence rend lucide et donne des ailes. Jamais de ma vie je n’ai mis si rapidement la main sur la facture , pourtant rangée dans le coffre à papier, et le centre anti-poison répond rapidement. Conseil très concret :
- Partez immédiatement, même si vous n’êtes pas prête, gardez la facture en main et quand vous entrez dans le hall des urgences, criez très fort le nom de la formule chimique.
Ce que j’applique à la lettre, heureusement que nous habitons à cinq minutes à pied de Saint Vincent de Paul.
En entrant dans le hall des Urgences, j’articule donc de toutes mes forces le nom de la fameuse formule, au moins neuf syllabes. L’effet est immédiat : une première infirmière m’arrache l’enfant des bras, une seconde me guide vers les sièges en face de la porte de la salle où Aurélien a été emporté. Elle m’enjoint d’attendre sans bouger et surtout sans essayer d’entrer ou de suivre les soins. « C’est assez pénible, mais indispensable… » Alors, angoissée, je prends Audrey sur mes genoux et lui raconte de petites histoires et des comptines, pour éviter de me poser maintenant les questions stupides que j'aurais dû anticiper. Comment Aurélien a-t-il réussi à ouvrir la grille du cache-radiateur qui empêchait l'accès au piège? Audrey est très sage, patiente, malgré le temps qui s’écoule avec une désespérante lenteur.
Tout à coup, la porte s’ouvre brutalement et une blouse blanche se précipite sur nous deux, m’arrache la fillette des genoux et fait mine de l’emmener.
Je la défends vigoureusement, et proteste :
- Mais arrêtez, qu’est-ce que vous faites ? Elle n’en a pas goûté !
- Vous êtes sûre, me répond-t-on, parce que c’est important.
- Mais oui, je vous assure, elle était avec moi, nous étions au piano…
À ce moment, Audrey est déjà dans la salle, un énorme infirmier me bloque l’accès et la vue sur la scène…
Un médecin, en blouse verte, se déplace jusqu’à la porte, et restant à demi masqué par l’infirmier, il justifie l’urgence de la situation:
- C’est à cause de votre fils. Dès qu’on lui a retiré la sonde gastrique, il a crié : « ma sœur aussi !»