grands Moments (2) (22/01/2008)
À quatre heures, cette nuit-là, le vent est tombé brutalement.
Dans son sommeil, GéO a perçu l’accalmie et il s’est levé doucement pour en vérifier l’effet.
Dans l’obscurité ponctuée des lumières du port, il a noté l’abattement des pavillons en haut des mâts, il s’est imprégné de ce calme soudain.
Regagnant sa couchette, il s’est lové contre moi pour chuchoter doucement :
- Dors encore, repose-toi bien, nous partons tout à l’heure…
Mais quand GéO prend une décision, elle est applicable sans délai…
À six heures, nous sommes sous les douches à la Capitainerie, Alain tient à acheter des croissants pour achever en beauté le séjour à Calvi. Il nous faut aussi du pain pour préparer les sandwiches, car un brin de réalisme me souffle qu’il vaut mieux ne pas compter accéder à la cuisine une fois sortis du port…
Mes prévisions se sont vite révélées en dessous de ce qui nous attend.
Depuis cinq jours, nous sommes bloqués à Calvi, incapables d’affronter les vagues énormes levées par ce vent continu de force 7 à 8, venu du continent. Sous un ciel nettoyé, la luminosité est vive et depuis les hauteurs des remparts de la citadelle, le paysage marin est magnifique, l’azur du ciel et le bleu marine intense de la mer semblent rehaussés par les crêtes blanches des moutons, animés d’un scintillement perpétuel. Sous le soleil ardent qu’aucun nuage n’altère, la lumière crue fait étinceler les reliefs formés par la houle. En hauteur, la violence du vent est telle qu’un enfant peut être bousculé sur les chemins escarpés ; en contrebas sur la mer, même les gros navires qui assurent les liaisons avec le continent sont ballottés entre les creux presque aussi profonds que la taille de leur coque…
Le cabotage prévu le long de la côte s’est converti en explorations terrestres, dont le phénoménal petit train, Micheline héritée d’un autre temps, transport vétuste mais idéal pour pénétrer encore en Haute-Corse dans des conditions pittoresques et inattendues.
Autre conséquence du vent, depuis deux jours, nous sommes les témoins privilégiés du gigantesque incendie qui ravage les coteaux à l’est de la baie.
Mais nos invités doivent rentrer et nous sommes à l’affût de l’amélioration, consultant dix fois par jour la météo sur tous les supports à notre disposition. La propagation du feu jusqu’à l’aéroport brise net l’espoir de Marie qui compte prendre l’air, reste l’accalmie promise… GéO n’est pas le plus virulent pour tenter la chance, le Leyla n’ayant encore jamais affronté une mer aussi agitée. Mais la tombée du vent est prévue, annoncée depuis la veille, il suffit de la constater … Et faire confiance !
Au poste de carburants, nous ne sommes manifestement pas les seuls à espérer reprendre le voyage. C’est un peu l’affolement aux manœuvres, et on sent bien chacun préoccupé, tendu, les nerfs à vif, prêt à la querelle. Il faut dire qu’à l’intérieur du port, malgré les longues digues, le clapot est encore actif, ce qui rend les manœuvres moins précises.
Dès l’extrémité de la jetée franchie, l'amplitude de la houle s’accentue. Le Leyla pointe du nez dans les creux, se cabre un peu sur les crêtes. Mais par temps d’orage soudain, comme la Méditerranée y est sujette, nous savons qu’il est stable et qu’il faut apprendre à longer la crête de la vague qui nous porte un court moment, puis manœuvrer au bon endroit pour aborder la descente de trois quarts et accompagner le mouvement en biais, jusqu’en bas. Pour le moment, ça bouge, il faut rester souple, mais je propose encore un café, histoire de chasser cette odeur tenace de gas-oil que nous venons de prendre à pleins poumons. Marie et Alain déclinent l’offre, seuls GéO et moi sommes volontaires.
Lassée d’être bousculée sans arrêt sous l’effet des rouleaux, Marie s’est réfugiée sur la banquette qui court derrière le siège du poste de pilotage et se dit rassurée, car elle peut ainsi contempler le paysage en marche arrière et dire un adieu à la citadelle qui s’éloigne lentement, admirer les hautes falaises qui ont si bien défendu ce pays abrupt et sauvage. Alain s’est installé sur le siège à gauche, et je me suis calée à côté de notre pilote, prête à le seconder. En effet, en raison de l’ampleur de cette houle, il est impossible de suivre la route en conservant le cap. Tant que le Leyla longe la côte sur notre gauche, nous n’avons pas de réel problème, la représentation de notre direction est facile. Mais à mesure que nous avançons vers le large, les vagues se creusent rapidement et malgré l’abattement du vent, une petite brise fraîche perdure et nous rafraîchit, tandis que la grosse mer provoquée par les rafales des jours précédents persiste. Nous ne sommes pas encore en vue du phare de la Revellata que l’intensité des mouvements nous contraints à rester agrippés à nos places. Heureusement que je peux m’accrocher des deux mains à la poignée de fixation en face de moi, car à chaque descente un peu vertigineuse je décolle de presque soixante-dix centimètres, avant d’être à nouveau plaquée sur le siège par l’énorme douche qui nous arrive de l’avant gauche où nous venons de taper. Heureusement qu’en préparant le café, j’ai remonté nos coupe-vent. Nous avons vite compris la nécessité de s’encapuchonner. À la troisième douche, Alain, dégoûté, abandonne son siège, car nos lunettes ruissellent tellement qu’elles deviennent inutiles et malgré les élastiques qui les maintiennent, nous avons peur de les perdre.
Nous ne sommes cependant qu’au début du voyage. À la mine renfrognée de GéO, je suis certaine qu’il jauge nos possibilités et mesure nos chances. Il est le Capitaine, c’est à lui de décider, pour ma part, je n’ai aucune inquiétude, je lui fais aveuglément confiance.
Plus nous avançons, plus l’agitation de la mer augmente. Le Leyla avance bravement, à vitesse modérée en fonction des vagues, cinq à six nœuds en ce début de course et GéO me demande si je pense avoir prévu assez de provisions faciles à grignoter car à ce stade, les côtes du continent paraissent vraiment très loin ! Toujours agrippée à ma poignée, ma tâche essentielle consiste à crier au barreur la rectification nécessaire pour maintenir notre cap dans la bonne direction…
- 5 ° à gauche… 10 à droite… 12 à gauche…
Nous prenons les trombes d’eau par trois-quarts avant, sur le bâbord, c’est-à-dire à gauche. Notre route est au 295, au Nord- Est. Heureusement, nous sommes équipés d’un GPS branché sur la batterie par une prise d’allume-cigare et nos écarts sont instantanément traduits sur le petit appareil. Il me suffit de lire, dès que je peux ouvrir les yeux douchés par les paquets de mer qui nous inondent régulièrement.
Invariablement, notre monture se cabre pour monter à l’assaut de la masse d’eau qui fonce vers nous, et semble un instant nous dominer de sa crête écumante, nous pressentons alors que nous sommes au sommet et avant que s’engage la descente sur le toboggan liquide, GéO se concentre pour comprendre le mouvement et axer le bateau sur la pente la plus douce, en maintenant notre axe sur ce chemin éphémère… À chaque fois que nous touchons le fond, c’est un énorme claquement de la coque qui s’affale au fond, un bruit à la fois sec et mat, un craquement qui pourrait évoquer une brisure… Une fois, une seule, je me tourne vers GéO pour lui glisser :
- Tu penses qu’il va tenir ?
- Qui ? Le bateau ? Tu l’as bien vu, il résiste mieux que nous… Regarde Alain…
Effectivement, en restant agrippée du mieux possible, je me tords pour jeter un coup d’œil sur nos passagers. À l’abri relatif de notre dossier, ils se sont pelotonnés l’un contre l’autre, Marie se tient à la rambarde de la passe –avant et Alain s’est recroquevillé tout contre elle. Pour autant que je puisse m’en rendre compte, ils se sont mis en « stand-by », paupières closes, muets dans ce tumulte, ils sont figés dans l’attente du moment où les choses se calmeront. Que pourraient-ils faire de plus ?