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22/01/2008

grands Moments (2)

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À quatre heures, cette nuit-là, le vent est tombé brutalement.
Dans son sommeil, GéO a perçu l’accalmie et il s’est levé doucement pour en vérifier l’effet.
Dans l’obscurité ponctuée des lumières du port, il a noté l’abattement des pavillons en haut des mâts, il s’est imprégné de ce calme soudain.

Regagnant sa couchette, il s’est lové contre moi pour chuchoter doucement :
- Dors encore, repose-toi bien, nous partons tout à l’heure…

Mais quand GéO prend une décision, elle est applicable sans délai…
À six heures, nous sommes sous les douches à la Capitainerie, Alain tient à acheter des croissants pour achever en beauté le séjour à Calvi. Il nous faut aussi du pain pour préparer les sandwiches, car un brin de réalisme me souffle qu’il vaut mieux ne pas compter accéder à la cuisine une fois sortis du port…
Mes prévisions se sont vite révélées en dessous de ce qui nous attend.

Depuis cinq jours, nous sommes bloqués à Calvi, incapables d’affronter les vagues énormes levées par ce vent continu de force 7 à 8, venu du continent. Sous un ciel nettoyé, la luminosité est vive et depuis les hauteurs des remparts de la citadelle, le paysage marin est magnifique, l’azur du ciel et le bleu marine intense de la mer semblent rehaussés par les crêtes blanches des moutons, animés d’un scintillement perpétuel. Sous le soleil ardent qu’aucun nuage n’altère, la lumière crue fait étinceler les reliefs formés par la houle. En hauteur, la violence du vent est telle qu’un enfant peut être bousculé sur les chemins escarpés ; en contrebas sur la mer, même les gros navires qui assurent les liaisons avec le continent sont ballottés entre les creux presque aussi profonds que la taille de leur coque…
Le cabotage prévu le long de la côte s’est converti en explorations terrestres, dont le phénoménal petit train, Micheline héritée d’un autre temps, transport vétuste mais idéal pour pénétrer encore en Haute-Corse dans des conditions pittoresques et inattendues.
Autre conséquence du vent, depuis deux jours, nous sommes les témoins privilégiés du gigantesque incendie qui ravage les coteaux à l’est de la baie.

Mais nos invités doivent rentrer et nous sommes à l’affût de l’amélioration, consultant dix fois par jour la météo sur tous les supports à notre disposition. La propagation du feu jusqu’à l’aéroport brise net l’espoir de Marie qui compte prendre l’air, reste l’accalmie promise… GéO n’est pas le plus virulent pour tenter la chance, le Leyla n’ayant encore jamais affronté une mer aussi agitée. Mais la tombée du vent est prévue, annoncée depuis la veille, il suffit de la constater … Et faire confiance !

Au poste de carburants, nous ne sommes manifestement pas les seuls à espérer reprendre le voyage. C’est un peu l’affolement aux manœuvres, et on sent bien chacun préoccupé, tendu, les nerfs à vif, prêt à la querelle. Il faut dire qu’à l’intérieur du port, malgré les longues digues, le clapot est encore actif, ce qui rend les manœuvres moins précises.

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Dès l’extrémité de la jetée franchie, l'amplitude de la houle s’accentue. Le Leyla pointe du nez dans les creux, se cabre un peu sur les crêtes. Mais par temps d’orage soudain, comme la Méditerranée y est sujette, nous savons qu’il est stable et qu’il faut apprendre à longer la crête de la vague qui nous porte un court moment, puis manœuvrer au bon endroit pour aborder la descente de trois quarts et accompagner le mouvement en biais, jusqu’en bas. Pour le moment, ça bouge, il faut rester souple, mais je propose encore un café, histoire de chasser cette odeur tenace de gas-oil que nous venons de prendre à pleins poumons. Marie et Alain déclinent l’offre, seuls GéO et moi sommes volontaires.

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Lassée d’être bousculée sans arrêt sous l’effet des rouleaux, Marie s’est réfugiée sur la banquette qui court derrière le siège du poste de pilotage et se dit rassurée, car elle peut ainsi contempler le paysage en marche arrière et dire un adieu à la citadelle qui s’éloigne lentement, admirer les hautes falaises qui ont si bien défendu ce pays abrupt et sauvage. Alain s’est installé sur le siège à gauche, et je me suis calée à côté de notre pilote, prête à le seconder. En effet, en raison de l’ampleur de cette houle, il est impossible de suivre la route en conservant le cap. Tant que le Leyla longe la côte sur notre gauche, nous n’avons pas de réel problème, la représentation de notre direction est facile. Mais à mesure que nous avançons vers le large, les vagues se creusent rapidement et malgré l’abattement du vent, une petite brise fraîche perdure et nous rafraîchit, tandis que la grosse mer provoquée par les rafales des jours précédents persiste. Nous ne sommes pas encore en vue du phare de la Revellata que l’intensité des mouvements nous contraints à rester agrippés à nos places. Heureusement que je peux m’accrocher des deux mains à la poignée de fixation en face de moi, car à chaque descente un peu vertigineuse je décolle de presque soixante-dix centimètres, avant d’être à nouveau plaquée sur le siège par l’énorme douche qui nous arrive de l’avant gauche où nous venons de taper. Heureusement qu’en préparant le café, j’ai remonté nos coupe-vent. Nous avons vite compris la nécessité de s’encapuchonner. À la troisième douche, Alain, dégoûté, abandonne son siège, car nos lunettes ruissellent tellement qu’elles deviennent inutiles et malgré les élastiques qui les maintiennent, nous avons peur de les perdre.

Nous ne sommes cependant qu’au début du voyage. À la mine renfrognée de GéO, je suis certaine qu’il jauge nos possibilités et mesure nos chances. Il est le Capitaine, c’est à lui de décider, pour ma part, je n’ai aucune inquiétude, je lui fais aveuglément confiance.

Plus nous avançons, plus l’agitation de la mer augmente. Le Leyla avance bravement, à vitesse modérée en fonction des vagues, cinq à six nœuds en ce début de course et GéO me demande si je pense avoir prévu assez de provisions faciles à grignoter car à ce stade, les côtes du continent paraissent vraiment très loin ! Toujours agrippée à ma poignée, ma tâche essentielle consiste à crier au barreur la rectification nécessaire pour maintenir notre cap dans la bonne direction…
- 5 ° à gauche… 10 à droite… 12 à gauche…
Nous prenons les trombes d’eau par trois-quarts avant, sur le bâbord, c’est-à-dire à gauche. Notre route est au 295, au Nord- Est. Heureusement, nous sommes équipés d’un GPS branché sur la batterie par une prise d’allume-cigare et nos écarts sont instantanément traduits sur le petit appareil. Il me suffit de lire, dès que je peux ouvrir les yeux douchés par les paquets de mer qui nous inondent régulièrement.

Invariablement, notre monture se cabre pour monter à l’assaut de la masse d’eau qui fonce vers nous, et semble un instant nous dominer de sa crête écumante, nous pressentons alors que nous sommes au sommet et avant que s’engage la descente sur le toboggan liquide, GéO se concentre pour comprendre le mouvement et axer le bateau sur la pente la plus douce, en maintenant notre axe sur ce chemin éphémère… À chaque fois que nous touchons le fond, c’est un énorme claquement de la coque qui s’affale au fond, un bruit à la fois sec et mat, un craquement qui pourrait évoquer une brisure… Une fois, une seule, je me tourne vers GéO pour lui glisser :
- Tu penses qu’il va tenir ?
- Qui ? Le bateau ? Tu l’as bien vu, il résiste mieux que nous… Regarde Alain…
Effectivement, en restant agrippée du mieux possible, je me tords pour jeter un coup d’œil sur nos passagers. À l’abri relatif de notre dossier, ils se sont pelotonnés l’un contre l’autre, Marie se tient à la rambarde de la passe –avant et Alain s’est recroquevillé tout contre elle. Pour autant que je puisse m’en rendre compte, ils se sont mis en « stand-by », paupières closes, muets dans ce tumulte, ils sont figés dans l’attente du moment où les choses se calmeront. Que pourraient-ils faire de plus ?

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Zoom arrière comme si nous pouvions nous voir avec l’optique de Googleearth, je nous imagine comme une minuscule puce blanche au milieu du vaste plan ondoyant qu’est la Méditerranée… Quelque part entre le doigt de la Corse et la côte varoise, une embarcation de presque dix mètres sur trois mètres quarante, tel un confetti flottant isolé.

Cependant nous voguons et poursuivons notre route, grimpant et glissant toujours vaillamment à l’assaut des vagues, l’une après l’autre, la douche d’écume puis la correction de trajectoire :
- 15° à gauche…
GéO rectifie, et nous repartons à l’attaque de la lame suivante…
Sauf qu’à ce moment-là, tout à coup, GéO me lance d’une voix alarmée :
- Qui a fermé les hublots ?
- Ben, Marie et moi, on a fait le tour…
- Ah oui, ben tu as gagné, on embarque…
Je suis son regard vers le pont avant.
Horreur ! La vitre de plexiglas du panneau de pont se soulève dans notre plongée et le paquet d’eau qui arrive dessus la rabat, mais…
Simultanément, je jette un coup d’œil dans la descente d’escalier vers le carré et je vois la gerbe qui éclabousse le sol. En une fraction de seconde, j’ai compris, pas moyen de faire autrement ! Il faut que j’intervienne et que je descende dans ce qui constitue normalement notre abri. C’est devenu un champ de bataille où s’entrechoquent les cannes à pêche dévissées de leur support et qui se livrent au gré de nos opérations à un ballet désordonné.
Devant la porte, j’ai quand même un moment d’hésitation, je visualise les chocs qui ne vont pas manquer de se produire, impossible de demander l’arrêt momentané de l’agitation ! Je sens le regard de GéO dans mon dos, mais il ne me presse pas davantage, il sait que j’ai compris et que je vais y aller.
Et comme on s’apprête à plonger, je prends mon souffle, me tient farouchement aux deux barres latérales en haut de ce fichu escalier de meunier, et je jette mes pieds en avant, dans le vide ou sur le sol arrivé brusquement à ma rencontre, d’une fraction de seconde à l’autre tout roule et change. En un bond, je suis en bas, et là, la perception de l’espace se complique encore. En haut, nous bougeons d’avant en arrière avec un décalage vers la gauche, à cause du sens de la houle. En bas, c’est bien moins régulier, il me semble être posé sur une toupie qui n’a plus d’orientation du tout. Comme un ballon qui roule, je suis propulsée à gauche contre la cuisine, à droite sur la table, une canne à pêche se coince dans mes cheveux tandis que je suis obligée d’en enjamber une seconde… Néanmoins, cramponnée comme je le peux, je progresse vers la maudite trappe qui s’est entrouverte et prenant mon élan, j’agrippe farouchement les taquets noirs qui ont failli … Attraper le panneau avant qu’il ne se lève à nouveau, bloquer fermement les broches de plastique noir dans leur logement, en priant qu’ils ne cèdent plus sous les vibrations du Leyla. Justement, un nouveau plongeon me précipite contre la porte de la cabine, je pense m’y encastrer, mais non, juste un gros gnon sur le front, et je me retourne pour entamer la traversée de la pièce dans l’autre sens, quand… Je réalise qu’un autre hublot, celui qui se situe au-dessus de l’équipet gauche est lui aussi ouvert… Malgré une onde de chaleur qui commence à vriller mon estomac, il faut que je fasse le tour de toutes les ouvertures du bateau : deux hublots dans la cabine avant, dont un accessible en rampant sur la couchette ; deux encore dans le carré, même manœuvre à droite, passage obligé en rampant sur les banquettes en U autour de la table ; ceux de la cabine arrière,et même celui du coin toilettes, habituellement toujours ouvert, protégé en principe par le pare-brise du poste de pilotage. Malgré le vacarme ininterrompu, j’entends la voix de GéO qui s’impatiente :
- Alors, qu’est-ce que tu fais, tu y’arrives ?
- J’arrive !
Oui, j’arrive, encore faut-il grimper à nouveau ces demi-marches qui offrent bien peu de soutien en pareilles circonstances !

Depuis près de deux heures que nous bataillons maintenant, il nous semble que la mer se calme peu à peu. D’abord incrédule, mais las, GéO me demande confirmation de cette impression. Attentifs, nous enregistrons que les corrections de cap s’amenuisent, les creux sont moins abrupts. Effectivement, nous avons franchi le plus dur. Soulagé, mon capitaine endosse d’un coup sa fatigue. Barrer dans de telles conditions reste un exercice exceptionnel et la responsabilité qu’il a assumée ouvre l'appétit.
- Tu n’aurais pas quelque chose à grignoter ?
Encore une descente au carré, mais cette fois, j’ai le temps de ranger les fameuses cannes à pêche, et cela fait, de me rendre compte que les dégâts sont minimes. En dehors de la flaque d’eau au milieu de la pièce, le reste est en ordre, notre panier à sandwiches coincé sous la table. Je nous remonte de quoi reprendre des forces, et GéO en profite pour me passer la barre, se détendre enfin.
Derrière nous Alain et Marie dorment comme des braves, inutile de les déranger.
C’est donc à mon tour de m’entraîner à apprivoiser les moutons, mais effectivement les creux sont maintenant réduits à moins d’un mètre. C’est largement suffisant pour mon expérience personnelle et d’ailleurs, de demi-heure en demi-heure, l’état de la mer s’améliore.
À onze heures, GéO dresse un premier point : nous avons parcouru 19 milles, soit près de 35 kilomètres, bien peu en regard des deux cents qu’il nous faut franchir jusqu’au bercail…
J’accélère donc le régime des moteurs, et progressivement dans l’heure suivante, nous regagnons un peu plus de vitesse. Vers treize heures, j’ai faim à nouveau et nous nous offrons un second pique-nique, cette fois sur une onde quasiment plate… Insensiblement en effet, nous sommes passés d’une mer forte à une étendue atone, en descendant graduellement toute l’échelle de la météo marine…
Une nouvelle rencontre avec les dauphins nous donne l’occasion de tirer nos acolytes de leur sommeil. Endoloris par la position inconfortable où les a saisis le charme de la belle au bois dormant, ils s’émerveillent longuement du calme revenu. Peu après nous sommes survolés par un petit bimoteur, dont les pilotes se sont étonnés sans doute de trouver une embarcation sur le secteur, puis nous avons croisé l’énorme Napoléon Bonaparte de la SNCM. Alain pousse les moteurs à trois mille tours/minute, ce qu’ils supportent aisément et nous rattrapons progressivement notre retard. Notre entrée au port se produit au tintement du clocher de Sainte Maxime, sept heures sonnantes, nous poussons un immense Hourra !

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08/01/2008

Grands Moments (1)

Minuit deux heures du matin, c’est mon quart.
Partis à deux couples sur le bateau de Géo, nous ne sommes en fait que trois barreurs, Marie refusant obstinément de participer à toute manœuvre pour se mouvoir sur cette mer qu’elle redoute. Elle a décidé de rester auprès d’Alain pendant son quart, mais elle ne pilotera pas.

De ce fait, il est difficile de partager la nuit en deux quarts, nous avons donc opté pour trois équipes, ce qui nous conduit à rester seul à la barre pendant deux heures. Comme GéO et moi dormons dans la cabine arrière, près du poste de pilotage, celui qui se repose sera toujours à portée de voix pour seconder le barreur en cas de besoin. Nous connaissons très bien le bateau, ayant consacré la majeure partie de nos sorties hivernales aux divers repérages des performances du Leyla, le dix mètres dont GéO est capitaine depuis sa retraite.

Deux ans plus tôt, nous avons effectué une traversée similaire, mais en voilier, sous l’égide d’un skippeur avéré. Poussés par un vent mou, notre traversée avait alors duré près de 20 heures et nous avions gardé un souvenir enchanté de la navigation nocturne, sous une bonne lune claire, à bord d’un catamaran équipé de GPS et radar, le confort dans l’aventure, la sécurité d’être entourés de marins expérimentés…

Cette fois-ci, c’est Notre Aventure !

Me voici donc au poste de pilotage. La capote est restée relevée, tellement la nuit de ce mois de Juin est douce. Alain et Marie m’ont accompagnée un petit quart d’heure, le temps de commenter le charme de cette nuit étoilée, mais sans lune. Contrairement au premier voyage, où la clarté lunaire éclairait l’onde toute proche, cette fois, la présence contiguë de l’eau se devine plus qu’elle ne se voit et le gonflement des vagues se perçoit comme la respiration d’un énorme animal qui enfle et décroît au rythme de son souffle. Nous bénéficions d’une mer calme, animée d’une houle souple et régulière. Le sillage du Leyla, éclairé par le feu arrière, tranche par sa crête mousseuse sur l’environnement sombre. Alain m’indique encore une étoile au-dessus de nous, dont la verticale par rapport à un point fixe du pare-brise me servira de repère pour un moment, avant de refaire le point, car, autre bonne surprise, le compas du poste de pilotage n’est pas éclairé !

Comment décrire ce sentiment exaltant, cette immense sérénité mêlée d’une jouissance aiguë à respirer l’atmosphère nocturne à peine humide, à ressentir la montée du bateau suivi d’une glissade souple, voûte céleste et immensité marine presque confondues en un seul élément. Excepté les lueurs des étoiles, très hautes dans un ciel dégagé, rien d’autre que cette obscurité que peu à peu mes yeux apprivoisent, au point d’être presque gênés par les cadrans lumineux du tableau, température d’eau, d’huile, pression, batterie, tous indicateurs dans les zones rassurantes. Le Leyla, bien révisé, entretenu par les soins attentifs de GéO tourne comme une horloge, et même le ronronnement incessant des moteurs n’est pas perçu comme une gêne, mais comme un élément de sécurité.

Avant mon quart, j’ai pris un peu de repos. Impossible de dormir profondément avec le grondement permanent des deux Mercruisers diesel de 186 chevaux, à quelques centimètres sous notre lit. Mais alors que le ronflement d’un seul dormeur déclenche un énervement insupportable et une insomnie garantie, la régularité bruyante de ces deux-là procure un effet relaxant sur mon système nerveux : jusque-là, tout va bien, jusque-là, ça va…

En l’occurrence, au poste de pilotage, le bruit décroît à l’air libre. Il paraît infiniment moins envahissant, mais de même que mes yeux enregistrent à intervalle régulier la position des aiguilles sur les différents cadrans, mes oreilles intègrent le martèlement des cylindres dans le contrôle du « tout va bien ».

À la longue tout de même, la difficulté vient de ce compas obscur. J’ai bien trouvé la lampe de poche à laquelle Alain a eu recours pendant le quart précédent, mais je n’ai pas de co-pilote pour m’assister. Bien vite, je me rends compte que la technique présente une faille de sécurité sérieuse, comme on dit maintenant sur Secuser.com : tenir la lampe de la main gauche, la barre de la main droite et river ses yeux sur le compas pour vérifier le cap, passe encore toutes les cinq à six minutes, mais entre-temps, je n’ai que la fameuse étoile à l’aplomb du troisième rivet… Bon, au début, c’est amusant… Et puis s’insinue le rappel que le ciel n’offre pas de repères immuables sur la durée de la nuit et ma monture, avec sa vitesse moyenne de dix nœuds, modifie inexorablement notre position … GéO, en capitaine averti, a interrompu son temps de sommeil, et vient s’enquérir du déroulement de notre route… J’expose mon problème compas- lampe de poche, dont les batteries déclinent d’ailleurs assez vite, et mon vaillant chef prouve une fois de plus qu’il détient toujours une solution. Ayant disparu quelques minutes dans le carré, il remonte victorieux pour installer sur ma tête une lampe de mineur ! Le lumignon maintenu par un bandeau, il me suffit d’incliner le front vers le compas, et de lever le plus haut possible mes globes oculaires pour lire presque dans mes pensées le cap suivi. Formidable !

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Ayant retrouvé ma solitude sereine à la barre, je m’installe dans une semie-vigilance. Pour rester éveillée, j’essaie de me remémorer les fabuleuses descriptions marines qui ont enchanté mon adolescence. Jules Verne bien sûr, mais aussi et surtout les Travailleurs de la Mer. Le souvenir de ma première joute littéraire, à l’internat du lycée François Couperin, où j’étais la seule à m’immerger dans le lyrisme Hugolien ! Je m’étais établie une réputation d'originale, en défendant mon éventail de lectures, de l’écume des jours à l’Odyssée, avec le même plaisir…

Rouge, vert, rouge, vert, les signaux traversent ma rêverie.
Les lumières qui scintillent là-bas inscrivent une limite à l’écran noir qui clôt mon horizon. Elles sont minuscules encore, j’enregistre l’information calmement, nous ne sommes plus seuls sur la mer, et cette constatation me ramène un temps aux dauphins qui ont accompagné notre départ des Cannebiers tout à l’heure, enfin hier soir…Ils ont rejoint notre embarcation dans le jour déclinant, et ont sauté à trois ou quatre reprises devant nous, s’éloignant un peu plus à chaque remontée. Leur apparition est toujours inattendue et trop brève pour fixer leur ballet sur la vidéo, le temps d’un aller-retour au carré, ils avaient définitivement disparu. Mais c’était une grande première pour Marie et Alain qui n’avaient encore jamais eu l’occasion de les rencontrer, bien qu’ils ne soient pas très rares en Méditerranée. Charmée par leur petit show, Marie avait oublié un moment son appréhension réelle pour notre nuit de navigation…
Rouge, vert, rouge, vert, mon attention se raccroche aux clignotants de notre compagnon des mers, quelque part en face de nous. Depuis plus d’une demi-heure maintenant, le rouge de son bâbord et le vert de son tribord se relaient. Les lumières paraissent bien loin encore, mais au fur et à mesure que le temps passe, je me sens troublée par l’invariance de l’alternance. Si je percevais une seule couleur, j’aurais la certitude qu’un seul côté du bateau s’exposant à mon regard, sa route serait traversante. Je présume qu’il me perçoit de la même façon, si…Il n’est pas en pilotage automatique, marin assoupi…
Rouge, vert, rouge, vert… Nous présentant toujours selon le même angle ou presque depuis près d’une heure, la conclusion s’impose : nous suivons la même route, en sens inverse…
Rouge, vert, rouge, vert, les couleurs se succèdent toujours, les lumières grossissent insensiblement.
Il devient urgent que je prenne une décision. GéO se repose encore, je ne l’ai pas averti de mon dilemme, tant qu’il n’y a pas le feu, je ne veux pas déranger son repos. Consciente que la fatigue est handicapante pour tous, il me faut préserver sa part de sommeil. Néanmoins, comment savoir quelle est la bonne solution ? Changer de cap, certes, mais il faudra calculer le détour effectué, corriger correctement notre route… J’ai bien une petite idée de ces calculs sur une carte, mais en équipe, de jour et sans urgence…Dans le cas présent, sans assistance, mes qualités marines sont encore un peu justes, j’en ai parfaitement conscience, donc pas d’autre choix que de réveiller mon capitaine chéri.
Attrapant ma chaussure d’une main, je me penche au-dessus du poste de pilotage pour frapper légèrement sur le hublot horizontal et réveiller GéO. Sans brutalité, mais urgemment. Le temps de la manœuvre, je quitte l’horizon des yeux, et alors que je relève la tête, un immense mur blanc se dresse devant nous, un écran gigantesque sur lequel nous fonçons !
En un instant, mon réflexe est de basculer la barre à gauche, un peu brutalement car GéO, les pieds encore dans l’escalier et la tête à peine émergée au niveau du cockpit, laisse échapper un joli juron. Un bon gros double juron, quand il voit glisser l’immense silhouette blanche du voilier. Je ne saurai jamais s’il s’est également dérouté, car notre croisement s’effectue à moins de cinq mètres l’un de l’autre. Il me semble que la scène se déroule au ralenti, et c’est le film lent que je revois chaque fois que je me remémore cet épisode… Pendant ce temps figé, l’apparition longiligne file silencieusement sur notre droite, avec son allure hiératique, coque blanche, voiles blanches, il prend des proportions majestueuses qui nous laissent tous deux bouches bées.
Impossible de dire si nous avons entrevu un barreur à l’arrière, nous étions simplement sidérés. Je ne parlerais pas non plus de danger, quoique la raison me titille sur la distance un peu courte entre nos deux routes. Pour moi, cette rencontre fantomatique est simplement devenue un souvenir enchanté, à l’unisson de la traversée. GéO a repris la barre tranquillement, je me suis couchée après lui avoir préparé un café de réconfort, et j’ai dormi d’un profond sommeil la tête sur le rugissement familier des bons gros diesels, jusque-là ça va, jusque-là…
Quand je me suis réveillée, consciente d’avoir zappé une partie du trajet plus importante que je ne le souhaitais, une lumière déjà vive avait remplacé le charme secret de la nuit. Gagnant rapidement l’extérieur, je me suis heurtée le regard sur le bord orange de la grosse boule émergeant à notre gauche. Mer et ciel bleus lézardés de rose, nous nous sommes retrouvés tous quatre baignés par le spectacle impérial du lever de soleil en mer. En quelques minutes, l’immense boule semble se soulever, s’extirper de son bain et il envahit l’espace d’une lumière chaude, aux tons de feu. Au sens propre, c’est l’embrasement de l’air qui chasse la petite fraîcheur de l’aube.
Détendue malgré une nuit un peu courte à son goût, Marie est radieuse. La côte est toute proche, nous arrivons à la hauteur de la Revellata, dans une demi-heure, trois quarts d’heure tout au plus, nous prendrons un petit-déjeuner à quai, croissants chauds et douche garantie à la capitainerie.
- Alors ça a été, ton quart ? Tu n’as pas eu de problèmes, toute seule, s’enquiert-elle, pleine de sollicitude
- Parfait, c’était très calme, une traversée sans histoire …


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