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08/01/2008

Grands Moments (1)

Minuit deux heures du matin, c’est mon quart.
Partis à deux couples sur le bateau de Géo, nous ne sommes en fait que trois barreurs, Marie refusant obstinément de participer à toute manœuvre pour se mouvoir sur cette mer qu’elle redoute. Elle a décidé de rester auprès d’Alain pendant son quart, mais elle ne pilotera pas.

De ce fait, il est difficile de partager la nuit en deux quarts, nous avons donc opté pour trois équipes, ce qui nous conduit à rester seul à la barre pendant deux heures. Comme GéO et moi dormons dans la cabine arrière, près du poste de pilotage, celui qui se repose sera toujours à portée de voix pour seconder le barreur en cas de besoin. Nous connaissons très bien le bateau, ayant consacré la majeure partie de nos sorties hivernales aux divers repérages des performances du Leyla, le dix mètres dont GéO est capitaine depuis sa retraite.

Deux ans plus tôt, nous avons effectué une traversée similaire, mais en voilier, sous l’égide d’un skippeur avéré. Poussés par un vent mou, notre traversée avait alors duré près de 20 heures et nous avions gardé un souvenir enchanté de la navigation nocturne, sous une bonne lune claire, à bord d’un catamaran équipé de GPS et radar, le confort dans l’aventure, la sécurité d’être entourés de marins expérimentés…

Cette fois-ci, c’est Notre Aventure !

Me voici donc au poste de pilotage. La capote est restée relevée, tellement la nuit de ce mois de Juin est douce. Alain et Marie m’ont accompagnée un petit quart d’heure, le temps de commenter le charme de cette nuit étoilée, mais sans lune. Contrairement au premier voyage, où la clarté lunaire éclairait l’onde toute proche, cette fois, la présence contiguë de l’eau se devine plus qu’elle ne se voit et le gonflement des vagues se perçoit comme la respiration d’un énorme animal qui enfle et décroît au rythme de son souffle. Nous bénéficions d’une mer calme, animée d’une houle souple et régulière. Le sillage du Leyla, éclairé par le feu arrière, tranche par sa crête mousseuse sur l’environnement sombre. Alain m’indique encore une étoile au-dessus de nous, dont la verticale par rapport à un point fixe du pare-brise me servira de repère pour un moment, avant de refaire le point, car, autre bonne surprise, le compas du poste de pilotage n’est pas éclairé !

Comment décrire ce sentiment exaltant, cette immense sérénité mêlée d’une jouissance aiguë à respirer l’atmosphère nocturne à peine humide, à ressentir la montée du bateau suivi d’une glissade souple, voûte céleste et immensité marine presque confondues en un seul élément. Excepté les lueurs des étoiles, très hautes dans un ciel dégagé, rien d’autre que cette obscurité que peu à peu mes yeux apprivoisent, au point d’être presque gênés par les cadrans lumineux du tableau, température d’eau, d’huile, pression, batterie, tous indicateurs dans les zones rassurantes. Le Leyla, bien révisé, entretenu par les soins attentifs de GéO tourne comme une horloge, et même le ronronnement incessant des moteurs n’est pas perçu comme une gêne, mais comme un élément de sécurité.

Avant mon quart, j’ai pris un peu de repos. Impossible de dormir profondément avec le grondement permanent des deux Mercruisers diesel de 186 chevaux, à quelques centimètres sous notre lit. Mais alors que le ronflement d’un seul dormeur déclenche un énervement insupportable et une insomnie garantie, la régularité bruyante de ces deux-là procure un effet relaxant sur mon système nerveux : jusque-là, tout va bien, jusque-là, ça va…

En l’occurrence, au poste de pilotage, le bruit décroît à l’air libre. Il paraît infiniment moins envahissant, mais de même que mes yeux enregistrent à intervalle régulier la position des aiguilles sur les différents cadrans, mes oreilles intègrent le martèlement des cylindres dans le contrôle du « tout va bien ».

À la longue tout de même, la difficulté vient de ce compas obscur. J’ai bien trouvé la lampe de poche à laquelle Alain a eu recours pendant le quart précédent, mais je n’ai pas de co-pilote pour m’assister. Bien vite, je me rends compte que la technique présente une faille de sécurité sérieuse, comme on dit maintenant sur Secuser.com : tenir la lampe de la main gauche, la barre de la main droite et river ses yeux sur le compas pour vérifier le cap, passe encore toutes les cinq à six minutes, mais entre-temps, je n’ai que la fameuse étoile à l’aplomb du troisième rivet… Bon, au début, c’est amusant… Et puis s’insinue le rappel que le ciel n’offre pas de repères immuables sur la durée de la nuit et ma monture, avec sa vitesse moyenne de dix nœuds, modifie inexorablement notre position … GéO, en capitaine averti, a interrompu son temps de sommeil, et vient s’enquérir du déroulement de notre route… J’expose mon problème compas- lampe de poche, dont les batteries déclinent d’ailleurs assez vite, et mon vaillant chef prouve une fois de plus qu’il détient toujours une solution. Ayant disparu quelques minutes dans le carré, il remonte victorieux pour installer sur ma tête une lampe de mineur ! Le lumignon maintenu par un bandeau, il me suffit d’incliner le front vers le compas, et de lever le plus haut possible mes globes oculaires pour lire presque dans mes pensées le cap suivi. Formidable !

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Ayant retrouvé ma solitude sereine à la barre, je m’installe dans une semie-vigilance. Pour rester éveillée, j’essaie de me remémorer les fabuleuses descriptions marines qui ont enchanté mon adolescence. Jules Verne bien sûr, mais aussi et surtout les Travailleurs de la Mer. Le souvenir de ma première joute littéraire, à l’internat du lycée François Couperin, où j’étais la seule à m’immerger dans le lyrisme Hugolien ! Je m’étais établie une réputation d'originale, en défendant mon éventail de lectures, de l’écume des jours à l’Odyssée, avec le même plaisir…

Rouge, vert, rouge, vert, les signaux traversent ma rêverie.
Les lumières qui scintillent là-bas inscrivent une limite à l’écran noir qui clôt mon horizon. Elles sont minuscules encore, j’enregistre l’information calmement, nous ne sommes plus seuls sur la mer, et cette constatation me ramène un temps aux dauphins qui ont accompagné notre départ des Cannebiers tout à l’heure, enfin hier soir…Ils ont rejoint notre embarcation dans le jour déclinant, et ont sauté à trois ou quatre reprises devant nous, s’éloignant un peu plus à chaque remontée. Leur apparition est toujours inattendue et trop brève pour fixer leur ballet sur la vidéo, le temps d’un aller-retour au carré, ils avaient définitivement disparu. Mais c’était une grande première pour Marie et Alain qui n’avaient encore jamais eu l’occasion de les rencontrer, bien qu’ils ne soient pas très rares en Méditerranée. Charmée par leur petit show, Marie avait oublié un moment son appréhension réelle pour notre nuit de navigation…
Rouge, vert, rouge, vert, mon attention se raccroche aux clignotants de notre compagnon des mers, quelque part en face de nous. Depuis plus d’une demi-heure maintenant, le rouge de son bâbord et le vert de son tribord se relaient. Les lumières paraissent bien loin encore, mais au fur et à mesure que le temps passe, je me sens troublée par l’invariance de l’alternance. Si je percevais une seule couleur, j’aurais la certitude qu’un seul côté du bateau s’exposant à mon regard, sa route serait traversante. Je présume qu’il me perçoit de la même façon, si…Il n’est pas en pilotage automatique, marin assoupi…
Rouge, vert, rouge, vert… Nous présentant toujours selon le même angle ou presque depuis près d’une heure, la conclusion s’impose : nous suivons la même route, en sens inverse…
Rouge, vert, rouge, vert, les couleurs se succèdent toujours, les lumières grossissent insensiblement.
Il devient urgent que je prenne une décision. GéO se repose encore, je ne l’ai pas averti de mon dilemme, tant qu’il n’y a pas le feu, je ne veux pas déranger son repos. Consciente que la fatigue est handicapante pour tous, il me faut préserver sa part de sommeil. Néanmoins, comment savoir quelle est la bonne solution ? Changer de cap, certes, mais il faudra calculer le détour effectué, corriger correctement notre route… J’ai bien une petite idée de ces calculs sur une carte, mais en équipe, de jour et sans urgence…Dans le cas présent, sans assistance, mes qualités marines sont encore un peu justes, j’en ai parfaitement conscience, donc pas d’autre choix que de réveiller mon capitaine chéri.
Attrapant ma chaussure d’une main, je me penche au-dessus du poste de pilotage pour frapper légèrement sur le hublot horizontal et réveiller GéO. Sans brutalité, mais urgemment. Le temps de la manœuvre, je quitte l’horizon des yeux, et alors que je relève la tête, un immense mur blanc se dresse devant nous, un écran gigantesque sur lequel nous fonçons !
En un instant, mon réflexe est de basculer la barre à gauche, un peu brutalement car GéO, les pieds encore dans l’escalier et la tête à peine émergée au niveau du cockpit, laisse échapper un joli juron. Un bon gros double juron, quand il voit glisser l’immense silhouette blanche du voilier. Je ne saurai jamais s’il s’est également dérouté, car notre croisement s’effectue à moins de cinq mètres l’un de l’autre. Il me semble que la scène se déroule au ralenti, et c’est le film lent que je revois chaque fois que je me remémore cet épisode… Pendant ce temps figé, l’apparition longiligne file silencieusement sur notre droite, avec son allure hiératique, coque blanche, voiles blanches, il prend des proportions majestueuses qui nous laissent tous deux bouches bées.
Impossible de dire si nous avons entrevu un barreur à l’arrière, nous étions simplement sidérés. Je ne parlerais pas non plus de danger, quoique la raison me titille sur la distance un peu courte entre nos deux routes. Pour moi, cette rencontre fantomatique est simplement devenue un souvenir enchanté, à l’unisson de la traversée. GéO a repris la barre tranquillement, je me suis couchée après lui avoir préparé un café de réconfort, et j’ai dormi d’un profond sommeil la tête sur le rugissement familier des bons gros diesels, jusque-là ça va, jusque-là…
Quand je me suis réveillée, consciente d’avoir zappé une partie du trajet plus importante que je ne le souhaitais, une lumière déjà vive avait remplacé le charme secret de la nuit. Gagnant rapidement l’extérieur, je me suis heurtée le regard sur le bord orange de la grosse boule émergeant à notre gauche. Mer et ciel bleus lézardés de rose, nous nous sommes retrouvés tous quatre baignés par le spectacle impérial du lever de soleil en mer. En quelques minutes, l’immense boule semble se soulever, s’extirper de son bain et il envahit l’espace d’une lumière chaude, aux tons de feu. Au sens propre, c’est l’embrasement de l’air qui chasse la petite fraîcheur de l’aube.
Détendue malgré une nuit un peu courte à son goût, Marie est radieuse. La côte est toute proche, nous arrivons à la hauteur de la Revellata, dans une demi-heure, trois quarts d’heure tout au plus, nous prendrons un petit-déjeuner à quai, croissants chauds et douche garantie à la capitainerie.
- Alors ça a été, ton quart ? Tu n’as pas eu de problèmes, toute seule, s’enquiert-elle, pleine de sollicitude
- Parfait, c’était très calme, une traversée sans histoire …


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