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29/12/2014

Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier

Sans surprise, le thème du dernier roman de Patrick Modiano concerne la quête du passé, l’histoire personnelle que le personnage central, Jean Daragane,   n’a aucune intention d’exhumer au départ. Cet alter ego de Modiano, un écrivain un tantinet misanthrope, est dérangé au cours de sa sieste (et du cours de  sa vie) par un curieux appel d’un inconnu qu’il pressent comme une menace. Il se rend néanmoins au rendez-vous imposé par l’importun, entrant ainsi dans le mécanisme d’une remontée dans le temps qui deviendra bien vite incontournable.  Comme dans tous ses ouvrages, Modiano promène son lecteur dans le dédale des adresses parisiennes, il se sert du décalage  entre  le souvenir des lieux et la  réalité présente pour mieux accentuer l’évanescence du passé et faire ressentir le trouble que provoque la convocation des fantômes.

Si Modiano prend la peine de décrire son personnage en homme  mûr qui s’est construit sur un rejet des relations familiales compliquées et insatisfaisantes, il s’amuse à mettre sur sa route deux personnages aux intentions  troubles  qui le conduisent à ce retour sur son propre chemin, parsemé de zones d’ombre et d’ambiguïté. Très vite le lecteur perçoit la confusion de l’écrivain face aux évocations, en apparence anodine, de patronymes déposés par hasard aux détours d’un roman,   comme une bouée invisible.  On est presque en droit de se demander si la ficelle n’est pas un  peu grosse… Et puis, peu à peu, il devient évident que le hasard mène bien la danse, que les petits cailloux qui semblent semés sans rime ni raison l’ont été comme autant de balises destinées à guider chacun vers « sa » vérité. Jean Daragane se prend à ce jeu, ce passé oublié devient obsédant. Il se mue en enquêteur acharné à retrouver les clés des événements et des  êtres qui l’ont entouré dans son enfance. C’est une femme dont la présence émerge, et cette femme n’est pas sa mère. Les réminiscences concernant Annie Arstrand sont troublantes, ambivalentes. Au passage, Modiano  alias Daragane nous convie dans une maison mystérieuse où se sont tramées sans aucun doute de louches affaires… Mais chut, Modiano n’est-il pas le roi de l’esquive, nous resterons comme Daragane, des témoins au regard flou, des   oreilles sourdes à la bande son,   des personnes en quête d’enfance, indéfiniment… 

 

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 Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier

 

Patrick Modiano

Gallimard (nrf)

Août 2014

ISBN : 978-2-07-014693-2

20/12/2014

Le Royaume

Présenté comme LE livre de la Rentrée, si l’on en croit la plupart des critiques publiées. Et je reconnais  d’emblée que cette dernière mouture d’Emmanuel Carrère ne m’a pas déçue. Pourtant, comme beaucoup,   j’aborde ses livres avec un curieux mélange d’envie fortement mâtinée de circonspection. Carrère, c’est encore un écrivain qui parle beaucoup de lui…

Mais il faut nuancer tout de suite. Le positionnement personnel d’Emmanuel Carrère dans ses ouvrages n’entre pas, et de loin, dans la pose satisfaite des auteurs Narcisse nombrilistes. La démarche de Carrère consiste à partir de son vécu pour nourrir d’authenticité sa réflexion.  Ce qui ressortait comme parti pris dans d’autres vies que la mienne, et qui va ici encore plus loin.

Tout bien considéré, la qualité essentielle qui donne envie de le lire tient à  la manière dont l’auteur traite son lecteur : il l’entretient en ami de ses réflexions, il poursuit tout au long de ces 630 pages une conversation à cœur ouvert, sans fausse modestie ni admonestations péremptoires. Le rythme du livre, sa découpe en brefs sous chapitres permettent de répondre, de noter nos réactions, d’être en phase ou de protester quand le cœur nous chante. Emmanuel Carrère excelle dans le ton de l’aparté comme dans l’expression du doute ; si je m’en octroyais le temps, je dénombrerais l’utilisation du « peut-être » au long de son discours. 

Certains se sentiront rebutés par le thème du livre : ah, encore une démonstration de catho pour exciter la guerre de religion  qui marque ce début de siècle. J’en connais qui pense que même toucher le livre peut-être contagieux. Mais non, Carrère l’avoue : il a donné, il en est sorti dé-fi-ni-ti-ve-ment, promis, juré… Ce qui ne veut pas dire qu’en renégat bon teint, il est interdit de réfléchir sur ce qui fascine dans le catholicisme, et permet à l’Église de perdurer, même mal, depuis plus de 20 siècles. 

Faute de pouvoir se représenter le charisme de la personne qu’était Jésus de Nazareth, E Carrère fonde son enquête sur le personnage de Paul tout d’abord, dont le portrait se dessine en creux et en relief dans la véhémence de ses  fameuses épîtres  comme dans les Actes des Apôtres, recensés par un certain Luc. Ni l’un ni l’autre n’ont été des témoins directs de la vie du Christ : Paul a commencé, on le sait, par persécuter les  juifs dissidents qu’étaient les adeptes de ce nouveau Gourou (sic).  Luc est né plus tard, probablement en Macédoine.  Il a rencontré Paul en tant que prêcheur,   et son influence s’est révélée déterminante pour ce médecin cultivé.  À son tour, il a tout quitté,   lui aussi s’est fait disciple, de Paul d’abord,   puis au fil du temps, ce lettré s’est questionné jusqu’à ressentir l’urgence de formuler la trace écrite des idées bouleversantes, proprement révolutionnaires, qui sont à la source d’une grande page de l’Histoire des hommes.

Cette enquête à vingt siècles d’écart est un vrai défi à la raison et à la rationalité. Le point de vue initial  d’Emmanuel Carrère  postule  que ce sont les personnalités de ces hommes qui ont forgé la naissance d’une des trois (quatre si l’on admet le Bouddhisme) religions les plus importantes de notre civilisation. À la lecture des Lettres que Paul adressait à ses églises locales, les premiers fidèles, Carrère dresse le portrait d’un homme véhément, habité d’une force de persuasion et de conviction personnelles, intuitif et ombrageux, capable de mauvaise foi. Nous voilà devant un homme, dépouillé de son auréole sanctifiée par l’établissement d’un Canon dogmatique. La personnalité de Luc émerge également de son style, moins abrupt, plus nuancé et  du choix des images retenues, les paraboles et miracles relatés. 

Le Royaume s’impose dans notre paysage culturel autant que cultuel par l’intelligence, l’érudition et la finesse de ses analyses, la faconde de l’auteur qui nous fait croire qu’il écrit aussi simplement qu’il parlerait dans son salon ou sa retraite alpine.  Finalement, voilà un livre qui se quitte à regrets, existe-t-il meilleure recommandation ? 

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Le Royaume

Emmanuel Carrère

P.O.L (août 2014)

ISBN : 978-2-8180-2118-7

 

14/12/2014

Moment de grâce

Décembre se vit fébrile et  festif comme chaque année.

Un événement particulier cependant a agité l’espace d’une semaine la petite communauté de ma petite ville. Notre libraire fort appréciée  fêtait les dix ans d’existence du Jardin desLettres. Contre vent et marées,  dans son magasin de proportions modestes,  Catherine tient tête depuis une décennie aux entreprises  gloutonnes qui diffusent sans compter  par franchise ou réseaux mondiaux. Il faut du courage pour jouer au petit Poucet,  il faut de la ténacité, de la persévérance et de la chance, c’est une manière d’épopée que   cette femme menue et décidée pourrait nous conter , nonobstant sa réserve naturelle, avec un drôle de sourire ému dans le regard. C’est ainsi qu’elle remercie les habitués de son antre. Pour l’heure, ou plutôt la semaine passée, Catherine avait concocté un programme d’animations pour tous les goûts, tous les âges:visites d’ auteurs, et buffet de clôture.  Pour ma part, c’est au café –lecture du mardi que je voudrais rendre grâce. Mes fidèles- et- discrètes- souris- lectrices se souviendront que j’ai laissé par le passé un billet ou deux pour évoquer ces moments de partage autour d’un livre, d’un auteur. Curieux défi de nos jours, réunir un public fervent  dans un café vieillot  du centre bourg pour écouter  une lecture à voix haute devant un verre de rosé ou une infusion de verveine.

Mardi dernier, il s’agissait d’honorer la vitalité du Jardin des Lettres, de donner une audience à un auteur choisi, d’incarner ses mots par le truchement  des voix conjuguées d’Yves, Hélène et Laure. Pour cette belle occasion, le comité des lecteurs a élu un texte de  Patrick Modiano, distinction Nobel oblige. Leur choix s’est porté sur Dora Bruder, un texte de 1997, réédité en poche folio, comme la plupart de ses œuvres.  Mais cerise sur le cadeau, deux violoncellistes de l’école de musique se sont installées devant le comptoir du Cercle Philharmonique.  Ce texte difficile, porté par la lecture respectueuse mais vivante des trois voix qui s’entremêlent et se répondent, acquiert une profondeur inégalée qui nous installe dans le Paris de l’occupation, dans les hôtels modestes et sans confort où les familles d’immigrés aux maigres ressources s’abritent vaille que vaille.  Soulignée par quelques extraits des Suites de Bach et Boccherini, la quête de l’écrivain pour retracer le destin de cette famille d’émigrants « ordinaires » devient l’espace de deux  heures notre quête. Pourtant bondée, la salle du café est devenue une seule oreille, attentive aux efforts d’ Ernest, le père de Dora, pour devenir quelqu’un; Modiano note à propos de ses journées consacrées à la recherche des lieux où ils ont vécu :

«  On se dit qu’au moins les lieux gardent une légère empreinte des personnes qui les ont habités. Empreinte : marque en creux ou en relief. Pour Ernest et Cécile Bruder, pour Dora, je dirai : en creux. J’ai ressenti une impression d’absence et de vide, chaque fois que je me suis trouvé dans un endroit où ils avaient vécu. » ( Page 28-29)

Au fil des pages où Patrick Modiano égrène les résultats de ses recherches inlassables, l’émotion croît parmi le public. Les détails de leurs conditions de vie, la révolte de la jeune Dora qui fugue pour fuir sans doute une promiscuité étouffante, Modiano va les extirper des archives scolaires, du commissariat où Ernest se résout à signaler la disparition de sa fille, malgré le danger  de se faire remarquer des autorités françaises, en 1941, quand on est étranger et juif. Et puis le processus des rafles commence, Ernest et Dora sont arrêtés et là, ce sont des documents précis qui en témoignent.  Plus âpre parce que plus concis qu’une fiction, ce petit livre, à peine 150 pages, dépeint le calvaire  inique de personnes que tout condamnait à l’anonymat, à se fondre dans la grisaille des murailles. Par la ténacité et la clairvoyance d’un auteur justement mis à l’honneur, les petites gens deviennent de vraies personnes, leur vie palpite à nouveau le temps d’une lecture, le temps qu’on ne les oublie pas tout à fait.

 

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05/12/2014

Rituel matinal aux douceurs anodines

 

Ça commence dès potron-minet, quand le jour peine à percer l’épaisseur des  rideaux. J’ai beau me retourner sous la couette, enfoncer la tête plus pesamment dans le duvet de l’oreiller, rien n’y fait. Au bout de quelques minutes, mes jambes gambadent sous le drap,   je n’ai plus le choix, le lever devient impératif.  À contrecœur, je me résigne à quitter la tiédeur de la couche, abandonner la chaleur moelleuse du sommeil,  enfiler à la hâte le gros pull informe qui traîne à portée,   et renoncer  au silence engourdi de la chambre.

Dans la cuisine, la nuit est déjà oubliée: depuis ses multiples sources, la lumière  électrique triomphe facilement de la clarté timide qui s’anime à travers les vitres. Je voudrais éteindre et profiter un moment  de la douceur tendre de ce bout de ciel, l’esprit accordé à la lente sagesse du lever astral.

Plafonnier et néons ne sont pas les seuls ennemis des petits matins calmes. La vie frémit ici sous toutes les fourrures, les truffes noire et rousse de Copain et de Gus sont parties à l’assaut des caresses, sous mes mains, le long des jambières de mon pyjama, les chiens hument bruyamment l’odeur de la maîtresse retrouvée après la longue absence nocturne. Les queues battent le rythme  sourdement sur les portes des meubles, frappent la cadence métallique au coin  du radiateur, couvrant à peine l’éructation vaporeuse de la cafetière.

 Aux bruits de la maison s’ajoute maintenant l’odeur forte et caractéristique du breuvage. L’appel du café   prend la dormeuse vaincue par le bout des narines. Tous les sens captifs du rituel,   même la chaise  tend sa galette rembourrée juste à ma place habituelle, devant la tasse fumante où un nuage mousseux tourne délicatement.

— Tiens,    dit-il,  tu arrives à point…  

 

01/12/2014

Ma vie

Les mémoires d’Isadora Duncan ne paraissent  pas d’actualité, mais  comme nous visitions en Septembre dernier le musée Rodin,    nos discussions ont dérivé sur le destin particulier des femmes artistes de la même  époque, dont bien sûr Camille Claudel.  Alors que nous  choisissions dans la libraire du musée des ouvrages relatifs à cet échange, mon amie Alice a mis la main sur celui-ci, qu’elle m’a ensuite adressé. Ce petit historique personnel  pour éclairer  l’intérêt de la lecture d’une autobiographie qui surprendra plus d’une fois par son contenu autant que sa forme, et a le mérite d’apporter incidemment une belle pierre dans le jardin de la défense du droit des femmes à disposer  de leur vie.

La vie d’Isadora n’a pas été un chemin couvert de pétales de roses. Elle est née en 1877 à San Francisco au sein d’une fratrie de quatre enfants, abandonnée par le père. Sans grandes ressources, sa mère élève et éduque seule ses enfants. L’évocation de la figure maternelle est constante, cette femme de caractère, d’une grande sensibilité artistique, compense les manques du foyer par une ouverture intellectuelle et  esthétique sans limites. On a faim chez les Duncan, mais les soirées sont poétiques et musicales. La jeune Isadora semble animée d’une vivacité et d’une énergie sans réserve. L’extravagance maternelle se substitue largement  au cadre rigide des écoles d’alors  (nous sommes à la fin du XIXe siècle), elle apporte en revanche à la fois la liberté de se réaliser et l’exigence du perfectionnisme créatif.  Ce sont des valeurs absolues qu’elle va défendre toute sa vie.

L’exercice d’écriture de Mémoires est difficile. Quel qu’en soit l’initiateur, les pièges y sont nombreux. Comment dérouler scrupuleusement le cheminement accompli quand on occupe la double position de sujet et d’objet ? Comment résister à l’oubli,   de reconnaissance ? Qui peut prétendre savoir extraire et rapporter la Vérité d’une suite passionnée de faits, d’événements et de témoignages alors qu’on est encore en plein milieu de la route ? Car Isadora est morte jeune (cinquante ans) sans avoir renoncé à l’intensité de ses actes ni  de ses idées. Elle le sait bien et confie dans sa préface : «  Aucune femme n’a jamais dit  la vérité de sa vie. Les autobiographies de la plupart des femmes célèbres sont une série de relations de leur existence extérieure, de détails et d’anecdotes futiles, qui ne donnent aucune idée de leur vie véritable. Quant aux grands moments de joie et de détresse, elles gardent à leur égard un étrange silence. » ( Page 10)

Qu’on n’attende donc pas ici un récit véridique, mais plutôt un exposé dont le but avoué repose sur l’éclairage de sa passion, le renouveau de la chorégraphie et par-dessus tout l’alliance charnelle quasi mystique entre musique et mouvements. Elle s’appuie sur la culture hellénistique: rétrospectivement, les expériences de la fratrie pour alimenter son  inspiration aux sources du Parthénon prêtent à sourire.    Sa première liberté, si chère, est de rejeter toutes les contraintes du ballet  classique.  Par extension pourrait-on dire, elle rejette aussi toutes les obligations du code moral de la société de l’époque. De sa vie privée, Isadora  ne fait pas mystère, même si elle s’autorise des « impasses » comme nous disions autrefois à propos de sujets qui ne semblaient pas mériter nos efforts. Il est probable que la rumeur publique conserve en mémoire le fracas des scandales qui ont émaillé sa biographie : amours passantes, unions éphémères, la perte de ses enfants et les circonstances inouïes de son fatal accident. Isadora mentionne encore et justifie sa haine des liens juridiques matrimoniaux. Elle  s’oblige à raconter  les bouleversements  angoissants des enfantements et la joie céleste que l’innocence et la vitalité des enfants procurent, elle en vient aux moments douloureux de leur perte, et les mots ne mentent pas quand ils hurlent l’horreur du chagrin. Ce sont des passages où elle ose encore se mettre à nu, et ce courage est touchant ô combien et reste universel.

Isadora Duncan a-t-elle contribué à dénouer le carcan  qui entravait les destins des femmes,  comme ses contemporaines Suzanne Valadon, Camille Claudel, Colette, Eléonore Duse,  dont elle fut l’amie,  et tant d’autres ?  Ma vie   retrace ses combats publics et privés et constitue un témoignage à verser au profit des combats pour la défense de la liberté des femmes. Mes réserves s’appliqueront en revanche à pointer les lourdeurs de la traduction,  les répétitions trop fréquentes du mot Art, même s’il est le leitmotiv de son auteur.

 

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Ma vie

Isadora Duncan

Poche folio  2013

 Édition originale 1928 puis en 1932 par Gallimard pour la traduction française de Jean Allary.

 

J’ai recherché et visionné grâce aux médias actuels  des documents relatifs à ses chorégraphies, ils illustrent les pages où elle exprime ses recherches. Voici en partage les adresses de deux vidéos :

http://youtu.be/Kq2GgIMM060

 

 

 

 

 

 

 

 

25/11/2014

Les maux des mots

Entre ce que je pense, ce que je veux dire, ce que je crois dire, ce que je dis, ce que vous avez envie d’entendre, ce que vous croyez entendre,  ce que vous entendez, ce que vous avez envie de comprendre, ce que vous comprenez, il y a dix possibilités qu’on ait des difficultés à communiquer.

Mais essayons quand même…

  

 

Je ne sais pas qui a formulé  si bien cette analyse, mais il  ( ou elle après tout)  a mis le doigt sur un des plus grands maux de notre belle Humanité. À quoi sert notre don de parole ?

D’un autre côté, quand le Grand Créateur nous a doté de cette faculté, il a aussitôt pensé à la diversité des langues… Manière de nous obliger à la tourner 7 fois dans la bouche pendant que nos neurones travaillent  à se caler sur la bonne syntaxe…

Mais cette distanciation ne règle pas le problème.

Ah peuchère, pourquoi ne pas se contenter de communiquer par la langue des signes, j’en connais qui serait  tellement soulagé que j’utilise moins de mots ! 

 

PS: merci à Isabelle,  kinésithérapeute attentive , d'avoir pris la précaution d'afficher ce sage mémo au mur de son cabinet… Cette thérapeute qui pratique la méthode Mézières, ne soigne pas seulement  les bobos, mais entreprend de nous  remettre d'aplomb . On voit par là combien nos corps expriment ce que nos cerveaux se refusent à exposer et que nos éducations censurent. 

 

23/11/2014

Secrets de Polichinelle

 Par ce recueil de huit longues nouvelles, Alice Munro nous invite à explorer les petits coins cachés de nos consciences,   les désirs inavoués qui nous poursuivent malgré nos efforts pour les oublier, les événements qui constituent le mille-feuilles de nos histoires personnelles.  Ce sont toujours des femmes ou des jeunes filles qui focalisent l’attention de l’écrivaine, motivée par   la manière dont ces femmes se débattent entre conformisme et exigence de leurs propres fantasmes. La vérité est souvent occultée, ou du moins Alice Munro montre ainsi que la vérité profonde des êtres reste souvent enfouie sous le fatalisme des apparences, à moins que…

C’est ainsi que dans Une vraie Vie,   Alice décrit avec humour les relations de trois femmes plus campagnardes qu’urbaines dans le Canada des années 30. Les manières n’y sont pas très sophistiquées et  la priorité de ce groupe d’amies est fondée sur la survie émaillée de ces plaisirs  féminins qui passent pour superflus, comme la couture de robes ou la confection de rideaux. Et pourtant, toutes vont conjuguer leurs efforts pour encourager le remariage de la moins gâtée d’entre elles.  

La première nouvelle, Emportés, m’a paru plutôt poignante par sa description de la relation épistolaire qu’une bibliothécaire établit avec un jeune concitoyen blessé sur le front en Europe, en 1917. La jeune femme, Louisa, n’a pas sollicité ce courrier, mais elle s’attache à répondre à ce militaire qui vit de terribles moments, bien que ses descriptions en soient très circonspectes.  Et puis, la guerre s’achève et Louisa guette le passage de Jack, qui devrait être rentré. Mais Louisa attend en vain à la bibliothèque, et finit par épouser Arthur Doud, l’héritier de la plus importante entreprise de Carstairs. Un jour, elle finit par apprendre que Jack est pourtant revenu et a épousé une certaine Grace dont il a eu trois enfants, avant d’être tué par accident dans la fameuse scierie Doud. Tout un pan des rêves enfouis  de Louisa part ainsi dans l’évanescence du temps impitoyable :

Puis il leva  la tête, la secoua, et fit une déclaration.

 «  L’amour ne meurt jamais. »

Elle se sentit irritée au point de s’offusquer. Voilà tout ce que les discours font de vous, pensa-t-ellle : une personne capable d’affirmer des choses semblables. L’amour meurt tout  le temps, ou du moins devient-il détourné, étouffé— Il pourrait tout autant être mort.

( Pages 64-65)

Alice Munro ne progresse jamais de façon linéaire dans la menée de ses récits.  Elle procède par sauts de puces, d’un caractère à un autre, d’un événement marquant la petite communauté à l’évocation des souvenirs fondateurs.  Son style utilise à merveille la manière anglo-saxonne de dire les choses en ayant l’air de ne pas y toucher. J’ai retrouvé cet art de l’ellipse qui caractérise nombre de femmes de lettres du côté d’Albion : Barbara Pym et sa grande sœur Jane Austen.

Ma nouvelle préférée, celle qui ouvre la plus large fenêtre aux fantasmes s’appelle la Vierge albanaise.   Elle comprend soixante pages, mais prend l’intensité d’un roman.  Malgré les multiples masques appliqués aux personnages, l’héroïne Charlotte devenue Lottar avant de réapparaître en une étrange  visiteuse de librairie, connaît un destin extraordinaire, enlevée par des villageois aux mœurs reculées au cours d’un voyage touristique. Comme dans toutes les nouvelles du recueil, le récit atteint son apogée quand l’auteure rompt le déroulement en nous ramenant à d’autres périodes, nous obligeant à lire plus rapidement pour renouer les fils. Certains lecteurs  n’apprécieront sans doute  pas   le procédé, mais  je crois qu’il sert à voiler  la crudité des situations, à étoffer le foisonnement  onirique de nos consciences.

«  Mais je n’étais pas abattue. J’avais opéré un changement radical dans ma vie, et malgré les regrets qui m’étreignaient chaque jour, j’en éprouvais de la fierté. J’avais le sentiment d’être enfin entrée dans le monde, avec une véritable peau neuve. (…)  Je lisais, mais sans but ni engagement. Je lisais des phrases prises au hasard dans des livres que j’avais toujours voulu lire. Souvent, ces phrases me semblaient si satisfaisantes, ou si belles et insaisissables, que je ne pouvais m’empêcher d’abandonner tous les mots qui se trouvaient autour pour céder à une émotion particulière. J’étais vigilante et rêveuse, coupée de chaque individu, mais toujours consciente de la ville elle-même—laquelle me semblait un lieu étrange. » (Page 138)

 

Quels que soient les époques et les personnages créés par Alice Munro, ces histoires nous mènent vers des univers incertains et fragiles, où la réalité des rencontres  et des situations fluctue selon les ressentis. Pas de vérité incontestable chez Madame Munro, mais ses qualités de conteuse donnent envie d’aller vagabonder du côté de Carstairs.

NB : il s’agit d’une vraie ville de L’Alberta, mais dépeinte  ici dans une version personnelle à l’auteure.

 

 

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 Secrets de Polichinelle

Alice Munro

Points 2012 (éditions de l’Olivier)

Édition originale  1995 Open secrets     

 

20/11/2014

Partir

Partir

 

Il y a l’Art du départ

Rupture brutale,

Sans équivoque ni retour

Chirurgie de l’espace, amputation du corps, évaporation de l’esprit.

Partir d’un seul coup

Subtilisé par le  Néant

Lumière effacée  par le Grand Interrupteur

Achèvement d'un chef d’Oeuvre.

 

Ou

 

Savoir  larguer les amarres

Quitter les lieux  à pas feutrés

Comme on sort d’une chambre d’enfant.

Déposer délicatement  des absences dentelées,

Au calendrier de l’Existence

Signaux précurseurs

Fragments de manques,

Fenêtres oubliées dans l’éclat des regards

Comme une habitude  qui s’installe.

 

Qui peut choisir la manière de s’en aller ?

Comment trancher ?

Suffit-il d’un hasard  ou d’une volonté?

Si toute vie n’est qu’un voyage 

Mieux vaut s’entraîner

Et tourner  avec précaution chaque page

De peur d’écorner

La chaleur des souvenirs.