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14/12/2014

Moment de grâce

Décembre se vit fébrile et  festif comme chaque année.

Un événement particulier cependant a agité l’espace d’une semaine la petite communauté de ma petite ville. Notre libraire fort appréciée  fêtait les dix ans d’existence du Jardin desLettres. Contre vent et marées,  dans son magasin de proportions modestes,  Catherine tient tête depuis une décennie aux entreprises  gloutonnes qui diffusent sans compter  par franchise ou réseaux mondiaux. Il faut du courage pour jouer au petit Poucet,  il faut de la ténacité, de la persévérance et de la chance, c’est une manière d’épopée que   cette femme menue et décidée pourrait nous conter , nonobstant sa réserve naturelle, avec un drôle de sourire ému dans le regard. C’est ainsi qu’elle remercie les habitués de son antre. Pour l’heure, ou plutôt la semaine passée, Catherine avait concocté un programme d’animations pour tous les goûts, tous les âges:visites d’ auteurs, et buffet de clôture.  Pour ma part, c’est au café –lecture du mardi que je voudrais rendre grâce. Mes fidèles- et- discrètes- souris- lectrices se souviendront que j’ai laissé par le passé un billet ou deux pour évoquer ces moments de partage autour d’un livre, d’un auteur. Curieux défi de nos jours, réunir un public fervent  dans un café vieillot  du centre bourg pour écouter  une lecture à voix haute devant un verre de rosé ou une infusion de verveine.

Mardi dernier, il s’agissait d’honorer la vitalité du Jardin des Lettres, de donner une audience à un auteur choisi, d’incarner ses mots par le truchement  des voix conjuguées d’Yves, Hélène et Laure. Pour cette belle occasion, le comité des lecteurs a élu un texte de  Patrick Modiano, distinction Nobel oblige. Leur choix s’est porté sur Dora Bruder, un texte de 1997, réédité en poche folio, comme la plupart de ses œuvres.  Mais cerise sur le cadeau, deux violoncellistes de l’école de musique se sont installées devant le comptoir du Cercle Philharmonique.  Ce texte difficile, porté par la lecture respectueuse mais vivante des trois voix qui s’entremêlent et se répondent, acquiert une profondeur inégalée qui nous installe dans le Paris de l’occupation, dans les hôtels modestes et sans confort où les familles d’immigrés aux maigres ressources s’abritent vaille que vaille.  Soulignée par quelques extraits des Suites de Bach et Boccherini, la quête de l’écrivain pour retracer le destin de cette famille d’émigrants « ordinaires » devient l’espace de deux  heures notre quête. Pourtant bondée, la salle du café est devenue une seule oreille, attentive aux efforts d’ Ernest, le père de Dora, pour devenir quelqu’un; Modiano note à propos de ses journées consacrées à la recherche des lieux où ils ont vécu :

«  On se dit qu’au moins les lieux gardent une légère empreinte des personnes qui les ont habités. Empreinte : marque en creux ou en relief. Pour Ernest et Cécile Bruder, pour Dora, je dirai : en creux. J’ai ressenti une impression d’absence et de vide, chaque fois que je me suis trouvé dans un endroit où ils avaient vécu. » ( Page 28-29)

Au fil des pages où Patrick Modiano égrène les résultats de ses recherches inlassables, l’émotion croît parmi le public. Les détails de leurs conditions de vie, la révolte de la jeune Dora qui fugue pour fuir sans doute une promiscuité étouffante, Modiano va les extirper des archives scolaires, du commissariat où Ernest se résout à signaler la disparition de sa fille, malgré le danger  de se faire remarquer des autorités françaises, en 1941, quand on est étranger et juif. Et puis le processus des rafles commence, Ernest et Dora sont arrêtés et là, ce sont des documents précis qui en témoignent.  Plus âpre parce que plus concis qu’une fiction, ce petit livre, à peine 150 pages, dépeint le calvaire  inique de personnes que tout condamnait à l’anonymat, à se fondre dans la grisaille des murailles. Par la ténacité et la clairvoyance d’un auteur justement mis à l’honneur, les petites gens deviennent de vraies personnes, leur vie palpite à nouveau le temps d’une lecture, le temps qu’on ne les oublie pas tout à fait.

 

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